On l’a dit, ce n’est pas seulement la faim de terre et l’âpreté au gain qui mobilisaient ces joyeuses troupes de tueurs festifs. Quand on regarde la photo des chasseurs, autour de la dépouille du « dernier loup » abattu en 1954, à Vignieu, ces hommes en cercle, satisfaits, souriants et féroces, avec leurs bleus, leurs salopettes, leurs croquenots, bérets, casquettes, leurs mégots aux coins des lèvres et des moustaches, leurs gros ventres ou leurs corps noueux, sous les vestes ouvertes ou boutonnées jusqu’aux cols, leurs fusils au pied ou pointés sur la bête, leurs mines butées et goguenardes, leurs regards défiants, farouches, qui nous fixent à travers l’objectif, et le gendarme au milieu, un peu frêle, sourire gêné dans son uniforme, de figurer dans cette cohue si peu officielle et ordonnée, on a une impression de déjà-vu. Il manque les femmes, mais j’ai déjà vu cette foule joyeuse et unie dans sa victoire collective, dans l’exultation et la certitude de son bon droit face à l’agresseur. Oui, c’est la fameuse photo, celle-ci parmi des centaines d’autres, de cette foule de lyncheurs, dans l’Indiana, en 1930, venus en famille et en voiture, assister à la pendaison de deux noirs. Je le dis tout de suite, cette foule, ce sont les miens, ceux dont je viens, la cousine Henriette et Alfred, paysans picards dans la Somme, l’oncle Roger, et d’autres avant, ailleurs : tueurs et brûleurs de loups, écobueurs, pagus, paysans gaulois, abattus, brûlés, exterminés avec tout le troupeau, en 14- 18. Qu’on ne me dise pas que ce n’était pas voulu. Qu’on n’avait pas décidé notre perte. De faire place nette pour la ville et l’usine. Ca s’est perdu, ça ne vous regarde pas. De toutes façons c’est fini, on est finis, on s’est perdus, et moi, je suis un enfant perdu de cette perdition. J’ai perdu les miens presque avant ma naissance mais je sais un peu d’où je viens, et ça compte bien plus pour moi que là où vous allez, vous les salauds bien de leur temps, les possédés du monde-qui-bouge et du progrès-qu’on-n’arrête-pas. Même si je me suis séparé des miens. Même si je leur en veux d’avoir vendu, de nous avoir vendus à la perdition et d’être devenus ce que vous êtes.
Moi je hurle avec les loups. Le sang, non merci. Le sacrifice, tous ensemble, tous contre un, non, sans moi.