Par exemple, cet interview au Temps (12/02/10).
LeTemps.ch | « La femme réduite au chimpanzé »
▻http://www.letemps.ch/Page/Uuid/0c087192-1754-11df-8173-ddeffd5ee403|0
Première question
Qu’est-ce que la « bonne mère » aujourd’hui ?
Elisabeth Badinter : C’est une mère qui revient aux fondamentaux. Elle allaite pendant six mois, ne met pas son bébé à la crèche ou pas trop tôt, parce qu’un bébé a besoin d’être avec sa mère et non dans un nid à microbes, elle se méfie de ce qui est artificiel et a des préoccupations écolos. Le petit pot est devenu un signe d’égoïsme, on revient à la purée écrasée par maman. Une bonne mère est constamment à l’écoute et doit veiller au bien-être physique et psychologique de l’enfant ; c’est un full time job. J’oublie de dire que, comme elle allaite à la demande, il est recommandé de mettre le bébé dans le lit conjugal. Cela nie l’intimité des adultes et exclut le père.
Il y a aussi un regret à voir la femme quitter son foyer, sa place naturelle est à la maison. On comprend qu’elle doit aller travailler, mais il faut qu’elle se débrouille pour être là quand les enfants arrivent de l’école. La « bonne maternité » impose des nouveaux devoirs qui pèsent sur celles qui ne les suivent pas.
C’est une représentation à rebours du modèle qu’on a poursuivi jusqu’à présent, qui rend impossible l’égalité des sexes et malvenue la liberté des femmes. C’est un retour en arrière. Les femmes vont-elles se laisser convaincre de rendosser ce modèle-là ?
Troisième question
Selon vous, ce contexte a favorisé l’idéologie de la nécessité
de l’allaitement maternel.
– On est passé de : « Vous avez le droit » d’allaiter, à « Vous devez ». Les pressions d’ordre moral ont remplacé un choix légitime, sous la houlette de la Leche League. Je pense que la philosophie naturaliste au nom de laquelle on impose cela est dangereuse. Car elle ne laisse plus de place à l’ambivalence maternelle. Elle impose une conception unifiée des femmes. Nous pouvons toutes, nous devons toutes faire la même chose. C’est une réduction de la femme au statut d’une espèce animale, comme si nous étions toutes des femelles chimpanzés. Puisque c’est la nature qui l’impose : nous avons les mêmes réactions, les mêmes devoirs. La liberté de dire non est évacuée. Pour la Leche League, il n’y a pas de prétexte recevable pour refuser d’allaiter, il faut persister. Il n’y a jamais aucun motif de dire non.
Ici, elle fait donc la fameuse comparaison pour décrire la position des "extrémistes de l’allaitement".
Plus loin, cette autre question (qui fait écho aux discussions toutes fraîches sur les propos de Valérie Pécresse ►http://seenthis.net/messages/155353 )
Pour vous, le bébé est devenu
« le meilleur allié de la domination masculine ».
– Le pauvre bébé, malgré lui, tient sa mère prisonnière : la mère est au service des besoins de son enfant, elle doit se plier à ses horaires, il trône parfois dans le lit conjugal. C’est la mère la plus impliquée, cela donne au père l’autorisation morale de ne pas s’en mêler. Les hommes n’ont même pas eu à lever le petit doigt. Le bébé est devenu le maître et il justifie l’inégalité du partage parental. L’exclusion des pères est ainsi légitimée, alors que de plus en plus de jeunes pères éprouvent du plaisir à s’occuper de leur bébé.
Je crois que le thermomètre de la domination masculine demeure l’écart de salaire homme-femme. Or il y a une hypocrisie à gémir sur les écarts salariaux et en même temps à détourner les yeux de l’inégalité majeure : celle de la non-répartition des tâches familiales et domestiques, qui continue à occasionner une concurrence déloyale entre homme et femme. Les hommes sont pardonnés par avance de continuer à ne rien faire à la maison.
Ce qui n’enlève rien à l’évident problème du conflit d’intérêt. Ainsi, dans le passage immédiatement précédent, elle défend les couches jetables (ou plutôt elle s’oppose à une taxation spécifiques des couches jetables) pour lesquelles l’entreprise familiale doit également disposer de gros budgets…
Quels sont les signes de la maternité écolo ?
– Le meilleur exemple est celui des couches jetables. C’est tout à fait révélateur d’un état d’esprit que je redoute. [L’ancienne secrétaire d’Etat française à l’Ecologie, actuellement secrétaire d’Etat à la Prospective et au Développement de l’économie numérique] Nathalie Kosciusko-Morizet a proposé une taxe sur les couches jetables, sans se soucier du travail que cela impose aux mères. Et contrairement à ce que pense Cécile Duflot [la secrétaire nationale des Verts français], ce ne sont pas les hommes qui vont se précipiter en rentrant du travail pour aller mettre les couches à la machine.
Autre interview au Temps, 15 jours plus tard.
LeTemps.ch | Elisabeth Badinter : « Il y a une crise de la raison »
▻http://www.letemps.ch/Page/Uuid/da1f1276-231f-11df-aedb-83fc0a8d2610
Pour avoir travaillé sur le sentiment maternel au XVIIIe siècle dans L’Amour en plus, j’ai vu que durant ce siècle, grâce à un discours de retour à la nature à la Rousseau – qui maniait d’ailleurs la carotte et le bâton à l’égard des femmes –, on a pu, en l’espace de trois ou quatre décennies, imposer un tout nouveau modèle maternel, un changement idéologique radical : un retour à une philosophie de la nature qui commandait aux femmes d’être à la maison pour assumer l’éducation des enfants et naturellement le ménage. Ce discours a été entendu par la bourgeoisie et entériné politiquement par les hommes de la Révolution française. Cela a produit, durant tout le XIXe siècle et le début du XXe, le triomphe de la femme bourgeoise à la maison. Alors qu’avant on trouve un modèle maternel radicalement opposé, où la femme a la liberté et une indépendance si grande à l’égard de l’enfant que certains spécialistes étrangers sont allés jusqu’à la taxer de « criminelle ». Je ne peux pas m’empêcher de penser que ce genre de renversement est possible. Si la crise économique continuait à être aussi forte, le retour à la famille comme destin des femmes n’est pas exclu. Quand je vois un discours naturaliste offensif qui, pour des raisons complexes et différentes, remonte à la surface, on peut comprendre que je dise : « Attention. »