La différence entre la « branche militaire » et une branche politique du Hezbollah serait justifiée par la volonté de préserver l’État libanais lui-même, le parti appartenant à la représentation nationale et, souvent, aux gouvernements libanais. Mais c’est passer à côté d’une formule libanaise omniprésente, qui implique justement la « branche militaire » du Hezbollah : c’est ce qui est communément appelé « l’équation armée-peuple-résistance ».
Il s’agit d’une répartition des rôles qui relie ainsi directement l’armée libanaise à la « branche militaire » du Hezbollah. Selon les périodes, c’est une doctrine semi-officielle, ou semi-officieuse. L’actuel président Sleiman est d’ailleurs largement critiqué par les partis de la Résistance pour avoir remis en question cette doctrine en 2012. Les usual suspects libanais dénoncent cette doctrine comme une pure fadaise qu’il ne serait même plus besoin de discuter, mais cela reste un élément central des équilibres libanais.
– Malgré la relative distance de l’actuel président avec cette doctrine, le prochain président ne pourra qu’y adhérer s’il veut faire l’objet d’un consensus suffisant pour être choisi. Au moins au moment de sa nomination, et surtout s’il est lui-même issu des rangs de l’armée.
– Cette doctrine est certes clivante au Liban, mais il ne faut pas douter qu’une très large partie de la population y adhère. Le fait est d’ailleurs que très peu de gens critiquent sérieusement le Hezbollah comme Résistance (ces « très peu de gens » étant systématiquement ultra-médiatisés pour faire croire qu’ils sont très nombreux). En revanche, c’est bien sur son action politique que le parti est largement critiqué (c’est, tout de même, un parti islamiste conservateur et confessionnel), et il devient plus directement attaquable quand il sort de son rôle évident de Résistance (événements de 2008, implication en Syrie).
– L’armée libanaise est largement imprégnée de cette théorie. Elle « tient » d’ailleurs avec un bon moral des troupes, un soutien très large de la population, malgré son manque total de moyens et son incapacité à défendre le territoire national, justement parce que personne n’attend d’elle (et elle-même ne se donne pas cette mission) qu’elle le fasse. Dans le cadre de cette équation « armée-peuple-résistance », le rôle de l’armée n’est pas de défendre le pays face aux agressions externes, mais de maintenir la structure interne de la société libanaise face aux activités de sédition. Avec cette répartition semi-officielle des rôles, l’armée se justifie elle-même dans une action que chacun (et elle-même) apprécie et/ou admire, qui est de maintenir la cohésion interne du pays ; si l’armée devait seule défendre le territoire national, elle serait purement et simplement balayée à la première attaque israélienne, ridiculisée par la population et il y aurait des défections à chaque fois que la troupe subirait des pertes importantes (comme à Nar el-Bared ou à Saïda).
C’est d’ailleurs largement parce que l’armée « tient » grâce à son adhésion à cette équation qu’elle est systématiquement attaquée par le 14 Mars (pour son prétendu « biais pro-Hezbollah »).
– Bref : en attaquant la « branche militaire du Hezbollah », l’Europe prétend épargner l’État libanais. Mais en réalité, l’Europe s’attaque à l’un des consensus centraux qui permettent à la société libanaise de tenir. Que ce consensus soit attaqué au Liban lui-même, ça n’est pas nouveau ; mais en prétendant à la neutralité politique (ne pas condamner le Hezbollah en tant que parti politique), en réalité l’Europe participe à une ingérence politique fondamentale dans les équilibres libanais.