C’est très intéressant. Mais je ne trouve pas que ces deux « formes » de travail émotionnel soient si différentes. Ce serait plutôt le contexte qui, lui, est différent, mais seulement parce qu’on est habitué à ne pas considérer sur le même plan les activités professionnelles et les activités militantes. Pourtant c’est ce qu’on vit tous les jours (du moins tous les jours ouvrables) non ?
Ce qui est décris pour les coiffeurs est vrai pour pas mal d’autres professions où il est « attendu » une certaine relation humaine : tout ce qui tourne autour du soin, du bien-être, mais aussi le petit commerce, le service (bars, restaus...), les services de proximité, le tourisme, l’accueil, même dans une certaine mesure les guichetiers... à des degrés divers (laisser ses cheveux ou ses organes entre les mains d’un inconnu n’est pas la même chose que de lui demander un billet pour le prochain film), une certaine chaleur humaine, une certaine ouverture, convivialité, attention à l’autre (même parfaitement feinte) sont attendues et font même partie de la panoplie professionnelle, des « compétences ». Rien de nouveau là-dedans, si ce n’est qu’effectivement, devoir sourire ou être avenant (et selon les personnes, ce n’est pas le même sourire qu’il faut avoir), être au service y compris des cons, être... dans une position de soumission finalement, c’est psychologiquement usant.
Pour le milieu militant, ça rejoint tout ce qui n’est pas directement l’activité, mais qui soutient les activistes. Les fonctions support, la légal-team, les street-médic, comme dans le domaine militaire le cuisinier du sous-marin, la logistique qui assure que les soldats dorment au sec, les prostituées qui suivent toujours une armée en campagne... on sous-estime rarement le moral des troupes (mais parfois on se plante sur la façon d’en prendre soin). C’est une préoccupation que j’ai trouvée très forte chez des gens qui avaient vécu le dur des manifs de Carrés-Rouges ou de Occupy Montréal. C’est aussi au Québec que j’ai découvert la notion d’"épuisement militant". Ca va au-delà de la simple « oreille compatissante », de penser au café pour la réunion ou de donner le bon conseil de « tu devrais peut-être aller te reposer, après ce que tu as vécu », on va vraiment vers une gestion collective des forces (la réserve, dans le contexte militaire) et d’inscrire une lutte dans une durée, avec ses apprentissages. Je pense que les Carrés Rouges de même que les manifs de la Loi Travail, même si elles ont échoué sur le moment, on été des des moments d’apprentissage forts et profonds (incluant les valeurs, les représentations, les émotions) commun à une génération.
Pour revenir à ce que tu évoques, qui serait plus du travail émotionnel « domestique » : non encadré, non réciproque, non reconnu, et effectivement, surtout attendu des femmes (comme tout travail domestique). On n’échappe pas à la division genrée des activités militantes, les hommes au front, les femmes dans les cantines et dans les infirmeries de campagne. Il y a aussi probablement les prétentions à l’héroïsme de ces jeunes hommes en rut, pardon, en lutte, et il leur faut bien un auditoire féminin (sinon ça valait pas la peine de se prendre de la lacrymo). Dans la vie quotidienne aussi, oui sans doute, les hommes s’épanchent plus facilement auprès d’une femme (significant other ou bien celle qui passe par hasard dans le coin) qu’auprès d’un homme, fierté masculine oblige.
Est-ce que c’est lié à la position de privilégié ? Je ne sais pas. Un des privilèges de cette position est de pouvoir se présenter en saint sauveur des opprimé.e.s, et de recevoir des fleurs (et des cookies) pour la moindre bonne action que l’on consent. Je ne crois pas que cette position dominante (et même hégémonique) rende sourd et aveugle aux besoins des autres, et même aux discriminations qui les accablent. Par contre, on est limité dans la compréhension de la dimension systémique et systématique de ces discriminations. Aucun problème pour sauver la veuve et l’orphelin, tant qu’ils restent des victimes anecdotiques - de bonnes occasions pour de bonnes actions, en somme. Et si par malheur ils veulent se sauver eux-mêmes, merdalors, ça renverse tout ce beau monde bien droit qu’on s’était construit.
Par contre, la construction des genres est très claire : les émotions, c’est un truc de meuf, un truc de faible. Un homme, un vrai, ne pleure pas, ne rit pas, il se contient. Donc il peut faire un effort, mais il ne faut pas lui en demander trop. A la limite, vite fait pendant qu’il débloque un pot de cornichons, qu’il passe la tondeuse ou qu’il tranche ses ennemis à coup de hache.
Bon, je crois qu’il ne faut pas être caricatural non plus...