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  • A ROADMAP TO A JUST WORLD
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    Extrait du discours de Noam Chomsky au DW Global Media Forum, Bonn, Allemagne, le 17 juin 2013
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    (…) Selon la doctrine reçue, nous vivons dans des démocraties capitalistes, qui sont le meilleur système possible, malgré quelques imperfections. Il y a eu un débat intéressant au fil des ans sur la relation entre le capitalisme et la démocratie, par exemple, sont-ils même compatibles ? Je ne vais pas poursuivre là-dessus parce que je souhaite parler d’un système différent – ce que nous pourrions appeler la « démocratie capitaliste qui existe vraiment », RECD en abrégé, prononcé « wrecked » par accident (jeu de mots : « really existing capitalist democracy », RECD, ou « wrecked », qui veut dire « brisée », « démolie », « naufragée », ndt). Pour commencer, comment comparer RECD à la démocratie ? Et bien cela dépend de ce que nous entendons par « démocratie ». Il y a plusieurs versions de cela. D’une part, il y a une sorte de version retenue. C’est de la rhétorique emphatique du même genre que celle d’Obama, des discours patriotiques, ce qu’apprennent les enfants à l’école, &c. Dans la version US, c’est le gouvernement « du peuple, pour et avec le peuple ». Et c’est plutôt facile de comparer cela à RECD.
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    Aux USA, l’un des sujets principaux de la science politique académique est l’étude des attitudes et des politiques et de leur corrélation. L’étude des attitudes est relativement facile aux USA : une société lourdement sondée, des sondages plutôt sérieux et précis, et des politiques que vous pouvez voir, et comparer. Et les résultats sont intéressants. Dans le travail qui représente essentiellement l’étalon-or du domaine, il a été conclu qu’à peu près 70% de la population – les 70% du bas de l’échelle des richesses/revenus – ils n’ont aucune influence du tout sur la politique. Ils sont véritablement laissés pour compte. Comme vous montez dans l’échelle des richesses/revenus, vous obtenez un peu plus d’influence sur la politique. Quand vous arrivez en haut, ce qui représente peut-être le dixième d’un pour cent, les gens obtiennent à peu près tout ce qu’ils veulent, c’est-à-dire qu’ils décident de la politique. Donc le terme correct pour çà n’est pas la démocratie ; c’est la ploutocratie.
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    Des enquêtes de ce genre s’avèrent être du matériel dangereux parce qu’elles peuvent en dire trop aux gens sur la nature de la société dans laquelle nous vivons. Et donc malheureusement, le Congrès a interdit leur financement, et nous n’avons donc pas à nous en soucier à l’avenir.
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    Ces caractéristiques de RECD se révèlent tout le temps. Le thème central aux USA est donc celui des emplois. Les sondages le démontrent très clairement. Pour les très riches et les institutions financières, le thème principal, c’est le déficit. Et qu’en est-il de la politique ? Il y a à présent une séquestration aux USA, une grande réduction des financements. Est-ce à cause des emplois ou du déficit ? Et bien, du déficit.
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    En Europe, incidemment, c’est bien pire – tant et si bien que même le Wall Street Journal était horrifié par la disparition de la démocratie en Europe. Ils avaient un article il y a une quinzaine de jours qui concluait que « les Français, les Espagnols, les Irlandais, les Néerlandais, les Portugais, les Grecs, les Slovènes, les Slovaques et les Chypriotes ont voté contre le modèle économique de la monnaie unique à des degrés différents depuis que la crise a commencé il y a trois ans. Pourtant les politiques économiques ont peu changé en réponse à chaque défaite électorale subie à la suite de l’autre. La gauche a remplacé la droite ; la droite a sorti la gauche. Même le centre-droite a dérouillé les communistes (à Chypre) – mais les politiques économiques sont essentiellement restées les mêmes : les gouvernements vont continuer à couper dans les dépenses et augmenter les impôts. » Ce que pensent les gens importe peu et « les gouvernements nationaux doivent suivre les directives macro-économiques édictées par la Commission Européenne ». Les élections sont presque insignifiantes, presque comme dans les pays du Tiers-Monde qui sont dirigés par les institutions financières internationales. C’est ce qu’a décidé de devenir l’Europe. Elle n’y est pas obligée.
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    Revenant aux USA, où la situation n’est pas tout à fait aussi mauvaise, il y a la même disparité entre l’opinion publique et la politique sur une gamme très large de sujets. Prenez par exemple le sujet du salaire minimum. Une opinion est que le salaire minimum devrait être indexé sur le coût de la vie et assez haut pour empêcher de tomber sous le seuil de pauvreté. 80% du public soutient cela et 40% des riches. Quel est le salaire minimum ? En train de descendre, bien en-deçà de ces niveaux. C’est la même chose avec les lois qui facilitent l’action des syndicats ; fortement soutenues par le public ; recevant l’opposition des très riches – et disparaissant. C’est aussi vrai pour le système de santé national. Les USA, comme vous le savez sans doute, ont un système de santé qui est un scandale international, ils en sont au double du coût par personne en comparaison aux autres pays de l’OCDE et avec des résultats relativement pauvres. Le seul système de santé privatisé, et grosso modo dérégulé. Le public ne l’aime pas. Ils ont réclamé un système national intégré, des options publiques, pendant des années, mais les institutions financières pensent qu’il est très bien, alors il reste : stagnation. En fait, si les USA avaient un système de santé comme d’autres pays développés comparables il n’y aurait pas de déficit. Le fameux déficit serait effacé, ce qui ne compte pas tant que çà de toute façon.
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    L’un des cas les plus intéressants concerne les impôts. Pendant 35 ans il y a eu des sondages sur ‘que pensez-vous que devraient être les impôts ?’ De larges majorités ont soutenu que les corporations et les riches devraient payer plus d’impôts. Ils se sont constamment réduits pendant cette période.
Encore et encore, la politique est toujours l’inverse presque exact de l’opinion publique, ce qui est une propriété typique de RECD.
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    Dans le passé, les USA ont parfois, un peu sardoniquement, été décrits comme un état à un parti unique : le parti des affaires avec deux factions appelées Démocrates et Républicains. Ceci n’est plus vrai. C’est toujours un pays à parti unique, le parti des affaires. Mais il n’a qu’une seule faction. C’est la faction des Républicains modérés, qui s’appellent aujourd’hui Démocrates. Il n’y a presque pas de Républicains modérés dans ce qui s’appelle le Parti Républicain et presque pas de Démocrates libéraux (note : dans le monde anglophone, les libéraux sont de gauche, ndt) dans ce qui s’appelle le Parti Démocrate [sic]. C’est en gros ce que seraient des Républicains modérés et par analogie, Richard Nixon serait loin à gauche de l’éventail politique aujourd’hui. Eisenhower serait hors de l’orbite terrestre.
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    Il y a toujours quelque chose qui s’appelle le Parti Républicain, mais il a depuis longtemps abandonné toute prétention à être un parti parlementaire normal. Il est au service, au doigt et à l’œil, des très riches et du secteur corporatiste et a un catéchisme que tout le monde doit chanter à l’unisson, un peu comme l’ancien Parti Communiste. Le fameux commentateur conservateur, l’un des plus respectés – Norman Ornstein – décrit le Parti Républicain d’aujourd’hui comme, en ses termes, « une insurrection radicale – idéologiquement extrême, dédaigneuse des faits et du compromis, rejetant son opposition politique » – une sérieuse menace à la société, comme il le souligne.
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    Bref, RECD est très éloignée de la rhétorique emphatique à propos de la démocratie. Mais il existe une autre version de la démocratie. En réalité il s’agit de la doctrine de base de la théorie démocratique libérale contemporaine. Je vais donc vous donner des citations illustratives de la part de personnages éminents – incidemment pas des personnages de la droite. Ce sont tous des libéraux à la Woodrow Wilson-FDR-Kenndy, des figures consensuelles, en fait. Donc selon cette version de la démocratie, « le public est fait d’étrangers ignorants et importuns. Ils doivent être mis à leur place. Les décisions doivent être entre les mains d’une minorité intelligente d’hommes responsables, qui doivent être protégés du piétinement et de la clameur du troupeau abruti ». Le troupeau a une fonction, il se trouve. Il est attendu d’eux qu’ils portent leur poids une fois toutes les quelques années, à un choix entre les hommes responsables. Mais à part cela, leur fonction est d’être des « spectateurs, pas des participants à l’action » – et c’est pour leur propre bien. Parce que comme l’avait souligné le fondateur de la science politique progressiste, nous ne devrions pas succomber à des « dogmatismes démocratiques sur les gens étant les meilleurs juges de leurs propres intérêts ». Ils ne le sont pas. Nous sommes les meilleurs juges, et il serait donc irresponsable de les laisser prendre des décisions tout comme il serait irresponsable de laisser un enfant de trois ans courir en pleine rue. Les attitudes et les opinions ont donc besoin d’être contrôlées pour le bénéfice de ceux que vous contrôlez. Il est nécessaire de « régenter leurs esprits ». Il est aussi nécessaire de discipliner les institutions responsables de « l’endoctrinement de la jeunesse. » Toutes des citations, au fait. Et si nous pouvons accomplir cela, nous pourrions revenir aux bons vieux jours où « Truman avait été capable de gouverner le pays avec la collaboration d’un nombre assez réduit d’avocats et de banquiers de Wall Street. » Tout ceci provient d’icônes de l’establishment libéral, les théoriciens en pointe de la démocratie progressiste. Certains d’entre vous reconnaîtront peut-être certaines des citations.
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    Les racines de ces attitudes remontent plutôt loin. Elles remontent aux premiers soubresauts de la démocratie moderne. Les premiers survinrent en Angleterre au 17è siècle. Comme vous savez, plus tard aux USA. Et elles persistent de façon fondamentale. La première révolution démocratique fut l’Angleterre des années 1640. Il y a eu une guerre civile entre le roi et le parlement. Mais la noblesse, les gens qui s’appelaient eux-mêmes « les hommes de meilleure qualité », étaient horrifiés par les forces populaires en plein essor qui commençaient à faire leur apparition dans l’arène publique. Ils ne voulaient soutenir ni le roi ni le parlement. Citez leurs pamphlets, ils ne voulaient pas être dirigés par des « chevaliers et des gentilshommes, qui ne font que nous oppresser, mais nous voulons être gouvernés par des compatriotes tels que nous-mêmes, qui connaissons les maux du peuple ». Voilà une chose assez terrifiante à considérer. Maintenant, la populace a été une chose assez terrifiante à voir depuis. En réalité elle l’était déjà depuis longtemps auparavant. Elle l’est restée un siècle après la révolution démocratique britannique. Les fondateurs de la la république états-unienne avaient à peu près la même opinion de la populace. Ils ont donc déterminé que « le pouvoir doit être entre les mains de la richesse de la nation, le lot d’hommes plus responsables. Ceux qui ont de la sympathie pour les propriétaires et pour leurs droits », et bien sûr pour les propriétaires d’esclaves à l’époque. En général, les hommes qui comprennent qu’une tâche fondamentale du gouvernement est « de protéger la minorité opulente de la majorité ». Ce sont des citations de James Madison, l’encadrant principal – ceci était dans la Convention Constitutionnelle, qui est beaucoup plus révélatrice que les Papiers Fédéralistes que lisent les gens. Les Papiers Fédéralistes étaient tout simplement un effort de propagande pour tenter de faire que le public soit d’accord avec le système. Mais les débats dans la Convention Constitutionnelle sont beaucoup plus révélateurs. Et en fait le système constitutionnel a été créé sur ces bases. Je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail, mais il adhérait globalement au principe qui a été énoncé simplement par John Jay, le président du Congrès Continental, puis tout premier Premier Président de la Cour Suprême, et comme il le disait, « ceux à qui appartiennent le pays devraient le gouverner ». Ceci est la doctrine centrale de RECD jusqu’à aujourd’hui.
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    Il y a eu beaucoup de combats populaires depuis – et ils ont gagné beaucoup de victoires. Les maîtres, par contre, ne relâchent rien. Le plus il y a de liberté qui est gagnée, plus intenses deviennent les efforts pour réorienter la société vers une trajectoire plus appropriée. Et la théorie démocratique progressiste du 20è siècle que je viens d’échantillonner n’est pas très différente de la RECD qui a été accomplie, hormis pour la question de : quels hommes responsables devraient régner ? Cela devrait-il être les banquiers ou les élites intellectuelles ? Ou à ce propos cela devrait-il être le Comité Central dans une version différente de doctrines similaires ?
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    Et bien, un autre aspect important de RECD est que le public doit être maintenu dans l’ignorance de ce qui est en train de lui arriver. Le « troupeau » doit rester « abruti ». Les raisons en ont été expliquées de façon lucide par le professeur en science des gouvernements de Harvard – c’est le titre officiel – une autre figure libérale respectée, Samuel Huntington. Comme il l’a souligné, « le pouvoir reste fort tant qu’il reste dans l’ombre. Exposé à la lumière, il commence à s’évaporer ». (…)
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    Une feuille de route vers un monde juste, le peuple ranimant la démocratie —
    http://inventin.lautre.net/livres/Chomsky-Feuille-de-route.pdf
    -- (Le texte complet en PDF)