Hitch, c’est Rien.
“Rien. Une histoire iranienne” : ce titre exprime ce que signifie l’histoire des gens, des familles, de la société iranienne pour le régime politique arrivé en 1979 au pouvoir à Téhéran. Ce régime totalitaire a poussé vers la sortie les révolutionnaires de gauche de la manière la plus féroce, par une répression implacable : des emprisonnements, des tortures, des massacres par milliers. Et en silence. Vous êtes priés de taire l’absence. Vous êtes sommés de ne pas prier sur les tombes ou les fosses communes de vos parents, amis, cousins, frères ou soeurs assassinés.
Le film s’ouvre sur des images de militants de ces années sombres de la révolution volée ; des milliers de personnes disparaîtront, brutalement écrasées sous la chape du silence “révolutionnaire-islamique”.
« En découvrant progressivement ce passé, qui reste tabou en Iran, je me pose la question : comment l’absence des corps emprisonne-t-elle nos mémoires, là où le politique griffe au plus intime ? Là où seul l’intime reste en témoignage d’une politique ? » Ces questions de l’auteure sont le fil conducteur du film.
Sur un gros plan de terres sableuses desséchées, Chowra Makaremi évoque une archéologue qui expliquait pourquoi elle faisait ce métier-là. “Pour l’émotion qu’elle avait ressentie, quand elle avait tenu dans ses mains un masque sculpté vieux de plus de 40.000 ans. Elle avait retrouvé dans les courbes de cet objet le geste de celui ou celle qui l’avait sculpté et elle avait senti la présence de cette personne disparue il y a si longtemps. Ses os étaient devenus poussière, éther…”.
Ce film très personnel et très politique à la fois est une recherche de bribes, de traces d’un passé interdit. Il avance lentement, en équilibre sur une ligne délicate d’émotions de toutes sortes. On est traversé par l’écriture urgente du grand-père Aziz qui a légué son carnet de notes à sa petite-fille, par le regard et la voix de la grand-mère qui raconte et se cache le visage, par la tante qui montre le voile rapiécé, mille fois recousu de la mère en prison (il était interdit aux prisonniers de se procurer des vêtements neufs). Et comment oublier les images obsédantes, en contre-plongée, sur ce sac en cuir marron qui appartenait à la mère, ce sac qui devait renfermer dans une poche intérieure cousue une lettre importante, disparue – ce sac comme une peau tannée à force d’être violentée.
Traces d’une vie, de milliers de vies tues. Traces de petits “riens” qui subsistent, reliques silencieuses de ces existences qui furent – et qui restent, pour tant de familles iraniennes ignorées par le pouvoir.
“Ta place est ramenée là où tu n’as plus le droit de parler. Tu n’existes plus” : c’est l’une des dernières phrases du film de Chowra Makarami. Sa mère a été emprisonnée alors qu’elle-même était âgée de quelques mois, en 1980. Sa grand-mère l’amenait tous les jours à la prison pour qu’elle puisse être allaitée par sa mère. Et puis au bout de 8 années éprouvantes sa mère sera assassinée, avec des milliers d’autres personnes. Et puis plus rien d’elle, même pas son corps. Rien. Hitch.
Comment un pays peut-il se construire sur ceux et celles qu’il a massacrés, qu’il considère comme des “riens” ? Comment ceux qui ont perdu un membre (ou plusieurs membres) de leur famille peuvent-ils se construire – comment se reconstruire alors même qu’ils n’ont “rien” de leurs disparu.e.s ? Rien, ou presque. Il leur est, au mieux, rendu les pauvres objets qui étaient ce qui reste de la mère, du frère, de l’oncle, de la cousine. Les vêtements mille fois reprisés, les petits objets (bracelets, colliers, cabas, etc.) créés avec une infinie patience au long des heures et des années d’enfermement.
Des traces, des reliques, que l’on garde précieusement. On ne sait pas dire pourquoi mais on les garde, ils sont ces petits “riens” qui ont traversé les années – et qui signifient un peu de la vie, de ce qui a été le quotidien “réel” de la personne absente. Ils sont tout ce qui reste. Son corps a été violenté, abîmé puis effacé. On ne sait plus si elle a vraiment été enterrée ici sur ce terrain vague avec tant d’autres, on ne sait plus si ce carré de ciment à même le sol recouvre vraiment ses restes. Comment savoir vraiment, comment prouver ? Plus de 30 ans après, ces corps-là dérangent tellement les gens du pouvoir qu’ils ont décidé de faire bétonner et passer une route sur ce qui semblait être un lieu d’enfouissement précipité de corps suppliciés, puis réduits au silence – à rien ?
“Je voudrai demander quelque chose de ma mère, mais je ne sais pas quoi”. Désarroi et recherche de repères qui se traduisent sur des images en plans fixes parfois tremblés, « incertains », ou en plans mobiles. On est souvent en voiture (en voyage, en mouvement), l’extérieur est un paysage qui défile, un tunnel, une route en arrière-plan d’un visage, d’un mot-clé, d’un objet. L’image de l’armoire bleue (“aux couleurs du ciel”) qui contient ce qui reste des menus objets (traces) de la mère disparue, conservés chez le frère, transbahutés d’Iran en France à dos de camionnette est l’un des derniers plans du film, marquants. On chemine longtemps avec l’armoire bleue.
“Un jour, il faudra bien repartir de quelque part. Pour ce jour-là, leurs noms, leurs histoires, leurs espoirs nous attendent…”.
C’est évidemment un film intense, à voir et à revoir. On peut le louer ou l’acheter : ▻https://vimeo.com/ondemand/hitch2019