• Contre Prism, une bombe à 250 millions

    Cet été, dans sa maison d’Honolulu, Pierre Omidyar s’est demandé s’il allait acheter le Washington Post. Discrètement, les propriétaires du journal, passé de l’état de vénérable à celui de vulnérable, sondaient les milliardaires de la high-tech. Omidyar, fondateur et président de eBay, le site de vente aux enchères, l’une des plus belles réussites du commerce électronique, était une cible toute désignée. C’est finalement Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui, le 5 août, s’est porté acquéreur du quotidien, pour 250 millions de dollars.

    Mais pour Pierre Omidyar, l’histoire ne s’arrête pas là. « Ce processus, écrivait-il il y a quelques jours sur le site omidyargroup.com, m’a amené à m’interroger sur l’impact social que pourrait avoir un investissement équivalent dans quelque chose de totalement nouveau, construit à partir de zéro. » La réflexion aboutit à l’annonce, le 16 octobre, de ce qu’il appelle « ma nouvelle aventure journalistique » : la création d’une publication « de masse », à diffusion exclusivement numérique, qui couvrira tous les domaines de l’actualité et aura pour mission de soutenir le travail des journalistes indépendants dans « la recherche de la vérité ». Cette « aventure journalistique » d’un nouveau type, dans laquelle il mettra lui aussi 250 millions de dollars, n’a encore ni nom ni date de lancement, mais elle a fait l’effet d’une bombe dans un milieu où les bonnes nouvelles sont si rares qu’elles font toutes l’effet d’une bombe.

    L’autre étage de la bombe Omidyar est le nom de ses premiers collaborateurs : Glenn Greenwald, Laura Poitras, Jeremy Scahill. Trois journalistes qui ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion cet été des révélations sur Prism, le programme de surveillance tentaculaire des services de renseignement américains. Eux aussi réfléchissaient à un projet journalistique lorsque Omidyar a contacté Greenwald. Détaillée tout l’été par The Guardian, puis par Der Spiegel et aujourd’hui par Le Monde, l’affaire Prism, grâce au lanceur d’alertes Edward Snowden, ex-agent de ces mêmes services, a ouvert un débat crucial sur la relation sécurité-liberté et sur le contrôle d’Internet.

    Omydiar est un homme qui réfléchit, en particulier sur le lien entre information et démocratie. Né à Paris il y a quarante-six ans de parents iraniens venus faire leurs études, il déménage avec eux près de Washington à l’âge de 6 ans, puis étudie la science informatique à l’université Tufts, à Boston. Diplômé, il part pour la Silicon Valley. En 1995, il crée eBay. En 1998, l’introduction en Bourse de la société transforme l’immigré en milliardaire. A 31 ans, il est, dira-t-il, « ridiculement riche ».

    Que faire de tout cet argent ? Homme discret, Omidyar rejoint avec sa femme Pam, rencontrée à Tufts, la grande tradition philanthropique américaine. Un peu l’anti-Bezos. Selon USA Today, il y consacre plus d’un milliard de sa fortune, évaluée par Forbes à 8,5 milliards de dollars. Ce qui le préoccupe, lui, ce n’est pas tant la malaria en Afrique que l’évolution de la démocratie aux Etats-Unis. « Le discours politique connaît un déclin dramatique, il y a un vrai manque de leadership », observe Pierre Omidyar dans USA Today. Le rôle du journalisme lui paraît essentiel. Il y apporte sa pierre en créant, en 2010 à Hawaï, une publication locale, Civil Beat. Visiteur fréquent à la rédaction, il explique sa philosophie aux journalistes - « le changement commence par une question » - et finance un service d’assistance juridique pour aider les citoyens à questionner les pouvoir publics.

    En trois dimensions

    Finalement, avec cette nouvelle bombe, les morceaux du puzzle se remettent en place, en 3D. Première dimension : la révolution Internet a brisé le modèle économique des médias traditionnels, qui s’épuisent depuis quinze ans, mortellement parfois, à chercher de nouvelles sources de revenus. Parallèlement, les révolutionnaires ont mûri. Certains, comme Bill Gates (Microsoft a lancé le site Slate), Omidyar et Bezos, choisissent d’investir dans le contenu. Avec des objectifs divers : si Bezos est intrigué par la transformation du modèle économique du Washington Post, Omidyar, lui, veut « convertir les lecteurs ordinaires en citoyens actifs ».

    Deuxième dimension : les Etats-Unis ont produit les excès de l’univers sécuritaire post-11-Septembre, mais ils produisent aussi les contre-feux de ces excès. Le soldat Bradley Manning a nourri WikiLeaks, l’ex-consultant de la NSA Edward Snowden a nourri Laura Poitras et Glenn Greenwald. Au départ, Greenwald est un juriste qui se met à bloguer en 2005 sur les effets pervers de la guerre contre le terrorisme ; le Guardian le remarque et lui propose une collaboration. Laura Poitras réalise des documentaires sur la guerre contre le terrorisme qui dérangent tellement les autorités américaines qu’elle a droit à un traitement de faveur, avec interrogatoires et saisie de ses ordinateurs, chaque fois qu’elle revient de voyage dans son pays, les Etats-Unis. C’est aussi aux Etats-Unis que naît en 2007 une publication innovante en ligne, ProPublica, financée par un couple de philanthropes, Herbert et Marion Sandler, qui lui versent 10 millions de dollars par an pour faire du journalisme d’enquête d’intérêt public.

    Troisième dimension : la mondialisation. Comme les révélations de WikiLeaks, celles de Snowden ont eu une diffusion planétaire. Le gouvernement britannique a forcé le Guardian à détruire ses disques durs, mais ProPublica avait les doubles, de même que Greenwald à Rio de Janeiro. Et le site Web du Guardian est aujourd’hui mondial.

    Perturbatrice, l’innovation est souvent destructrice. Elle est aussi formidablement créatrice.

    par Sylvie Kauffmann

    kauffmann@lemonde.fr