• Prism, un défi pour le droit

    http://abonnes.lemonde.fr/technologies/article/2013/10/27/espionnage-de-la-nsa-quels-recours-juridiques-pour-les-citoyens-fran

    Les révélations publiées le 21 octobre par Le Monde, selon lesquelles l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) a enregistré 70,3 millions d’appels téléphoniques passés en France entre décembre 2012 et janvier 2013, ont transformé le débat européen sur la surveillance. En dépit des affirmations antérieures de la NSA prétendant qu’elle n’enregistrait que des « métadonnées » – c’est-à-dire l’heure et l’origine des appels–, les dernières révélations d’Edward Snowden indiquent que le gouvernement américain a également enregistré automatiquement les appels faits depuis certains numéros en France, et qu’elle a aussi filtré les SMS à partir de mots-clés. Les citoyens français visés sont des individus soupçonnés de liens avec des organisations terroristes, mais aussi des personnes appartenant au monde de la politique, des affaires ou de la haute fonction publique.

    Réagissant à ces révélations, le ministre français des affaires étrangères a qualifié cette surveillance de « totalement inacceptable ». Pourtant, même si Laurent Fabius a exigé la cessation immédiate de cette surveillance, il est peu probable que le gouvernement américain soit prêt à modifier ses programmes de surveillance, même face aux protestations venues de plusieurs autres pays dans le monde. Dans ces conditions, que peuvent faire les citoyens français pour protéger leur vie privée contre cet espionnage ?

    En vérité, les options sont limitées. Les seules institutions américaines dotées du pouvoir nécessaire pour contraindre le gouvernement Obama à changer rapidement de politique sont le Congrès et les tribunaux américains. Or, à chaque fois que sont divulgués de nouveaux détails sur l’ampleur du programme discrétionnaire de surveillance de la NSA, le Congrès prend systématiquement sa défense.

    VULNÉRABILITÉ DES CITOYENS FRANÇAIS AU REGARD DE LA LOI AMÉRICAINE

    Et toutes les procédures juridiques contestant le système d’espionnage en tant que violation de la Constitution américaine ont jusqu’à présent buté sur des obstacles juridiques. Même si cette situation pourrait bientôt changer, le juge à la Cour suprême Antonin Scalia ayant laissé clairement entendre que la Cour devrait bientôt avoir à se prononcer sur le dossier de la surveillance exercée par la NSA, ce tribunal pourrait se borner à constater que le programme viole la vie privée et les droits constitutionnels des citoyens américains. Quant aux citoyens d’autres pays, les tribunaux américains estiment généralement qu’aucun droit constitutionnel ni statutaire ne les protège contre une surveillance discrétionnaire à grande échelle.

    Pour comprendre la vulnérabilité des citoyens français au regard de la loi américaine, il importe de bien saisir le rôle du Congrès et des tribunaux américains dans l’élargissement de l’état de sécurité nationale dans lequel ont été placés les Etats-Unis depuis le 11-Septembre.

    En 2001, c’est le Congrès qui vota la Section 215 du Patriot Act, la disposition qui est au coeur des controverses actuelles. Ce texte autorise en effet le gouvernement à saisir « toute chose tangible » – autrement dit toute donnée – pouvant avoir un rapport avec une enquête antiterroriste, que l’individu auquel appartiennent ces données soit ou non soupçonné de terrorisme. Le gouvernement Bush a élargi la Section 215 en l’appliquant à la surveillance systématique, la collecte sans mandat de millions de données téléphoniques ou Internet.

    Et en 2008, le Congrès a autorisé une version de ce programme qui permet à la NSA d’accéder sans mandat à tout « renseignement étranger », soit toute communication entre des ressortissants américains et des « cibles » étrangères suspectes. La disposition juridique correspondante est la Section 702 du Foreign Intelligence Surveillance Act (la loi sur la surveillance et le renseignement étranger).

    1800 DEMANDES DE SURVEILLANCE ACCEPTÉES

    Durant l’été, le quotidien The Wall Street Journal a indiqué que l’instance chargée d’examiner les demandes de surveillance antiterroriste, la Foreign Intelligence Surveillance Court, avait joué un rôle tout aussi important dans l’élargissement du spectre de la surveillance. Estimant que les bases de données géantes hébergeant les relevés de connexions Internet et téléphoniques de millions de personnes à travers le monde devaient être incluses dans le champ des informations « relevant » des enquêtes antiterroristes, ce tribunal a récemment donné son feu vert au programme de surveillance systématique connu sous le nom de Prism.

    L’année dernière, ce même tribunal avait approuvé 1 800 demandes de surveillance et n’en a rejeté aucune. De surcroît, à la différence des autres tribunaux fédéraux, le tribunal de surveillance opère en secret, sans la possibilité d’entendre les contestations émises contre la position du gouvernement, et tous ses membres sont nommés par le président de la Cour suprême, John Roberts.

    Au cas où elle accepte de se saisir du dossier, que pourrait décider la Cour suprême des Etats-Unis au regard de la constitutionnalité du programme Prism ? Les organisations de défense des libertés civiles affirment que Prism viole le quatrième amendement de la Constitution américaine, qui interdit les « fouilles et saisies déraisonnables » sans mandat judiciaire. Les partisans du programme leur objectent que la Cour suprême a institué une large dérogation au quatrième amendement sur le plan de la surveillance des renseignements étrangers, et que, du fait que Prism s’intéresse aux données Internet des étrangers et non à celles des citoyens américains, le quatrième amendement ne saurait être invoqué.

    Pour l’heure, la Cour suprême n’a pas tranché entre ces deux positions, mais dans une affaire importante qu’elle a eue à traiter en février, elle a conclu que les groupes de défense des libertés civiles et les avocats de suspects résidant à l’étranger ne sont pas habilités à remettre en question la surveillance secrète car ils ne peuvent prouver de façon incontestable que les personnes concernées font effectivement l’objet d’une surveillance secrète. Autrement dit, selon ce raisonnement pervers, le caractère secret du programme le met de fait à l’abri de toute contestation juridique.

    UN NOUVEL OUTIL JURIDIQUE

    Récemment, le New York Times annonçait que les groupes cherchant à contester la légalité du programme Prism pourraient bientôt bénéficier d’un nouvel outil juridique. Au terme d’un débat interne, le département américain de la justice a décidé d’informer les inculpés de ce que les preuves rassemblées contre eux proviennent de la surveillance sans mandat et de l’espionnage autorisés par la loi de 2008 sur les écoutes téléphoniques et électroniques. Jusqu’à présent, les administrations Bush puis Obama ont soutenu qu’il n’y avait aucune obligation d’informer les suspects de l’origine de ces preuves secrètes.

    Ce changement de politique pourrait avoir un impact direct sur une affaire en cours impliquant un terroriste présumé. Celui-ci pourrait maintenant contester la constitutionnalité de Prism. S’il obtenait gain de cause, son cas pourrait faire jurisprudence.

    Malheureusement, même au cas où la Cour suprême accepterait une telle jurisprudence, il est fort peu probable que celle-ci protégerait de quelque manière que ce soit les droits des citoyens français et des autres ressortissants non américains que la NSA a espionnés. La loi de 2008 autorise l’écoute sans mandat des appels téléphoniques passés par des citoyens américains à destination de l’étranger tant que la surveillance ne « vise » que leurs correspondants étrangers.

    Plusieurs propositions ont été soumises au Congrès afin d’amender les lois de surveillance américaines de façon à protéger les citoyens américains. Un des concepteurs du Patriot Act a déclaré que celui-ci devrait être amendé afin d’exiger du gouvernement qu’il produise un mandat judiciaire, ou des « faits spécifiques, précis et concordants » permettant de conclure qu’un individu est un « agent d’une puissance étrangère » avant de saisir ses données Internet ou ses relevés téléphoniques. Cela permettrait d’éviter la collecte massive et la surveillance systématique.

    Une autre proposition serait d’autoriser la collecte massive de données par des machines, mais d’interdire à tout être humain d’examiner ces données sans mandat judiciaire. Le directeur du renseignement national a laissé entendre que le tribunal de surveillance secret avait déjà imposé une version de cette exigence de mandat. Mais là encore, cette disposition protège davantage les citoyens américains que les ressortissants étrangers.

    UNE DIFFÉRENCE DE TRAITEMENT QUI DEVRAIT SUSCITER L’INDIGNATION EN EUROPE

    Cette différence radicale de traitement entre Américains et non-Américains par la Constitution américaine devrait susciter l’indignation en Europe. Elle est fondée sur l’affirmation que lorsque les rédacteurs du quatrième amendement de la Constitution américaine ont voulu protéger le droit du « peuple » contre les perquisitions et saisies déraisonnables, le « peuple » auquel ils pensaient était celui formé par les citoyens américains.

    Mais le quatrième amendement a été rédigé au XVIIIe siècle. Et dans un monde où des milliards de bits de données franchissent chaque jour les frontières, il est vain de vouloir établir une distinction rigoureuse entre les données des citoyens américains et celles des non américains, puisque les unes et les autres sont étroitement liées. En outre, comme le montre le programme Prism, en autorisant la surveillance sans mandat des citoyens américains, dont les appels téléphoniques sont tangentiellement associés à des suspects étrangers, les tribunaux et le Congrès américains ont de fait autorisé la surveillance discrétionnaire des citoyens américains comme des citoyens non américains.

    (Traduit de l’anglais par Gilles Berton)

    Jeffrey Rosen (professeur de droit à l’université George-Washington à Washington)
    Une surveillance qui va se généraliser

    La distinction instaurée par les tribunaux américains entre citoyens et non-citoyens ne sera bientôt plus soutenable face aux invasions de la vie privée opérées par le secteur privé. Google a présenté récemment une nouvelle technologie – les Google Glass –, des lunettes qui permettront à leurs utilisateurs d’enregistrer des conversations grâce à une minuscule caméra intégrée aux lunettes.
    Lorsque cette technologie se sera répandue, chacun devra, avant toute rencontre, faire savoir clairement si celle-ci peut être enregistrée ou non. Plus les enregistrements audio et vidéo seront postés sur le Web, plus la surveillance des personnes se généralisera.
    En agrégeant les enregistrements vidéo des drones et caméras de surveillance privés et publics, il sera possible d’accéder aux flux de caméras activées n’importe où dans le monde. A côté de ce genre de veille virtuelle, la collecte de données par Prism paraît presque anodine.
    Et pourtant ni le Congrès ni la Cour suprême des Etats-Unis n’ont encore interprété de façon claire la Constitution afin d’interdire une surveillance généralisée qui ne soit pas motivée par un crime ou un délit. De ce point de vue, la loi française offre une meilleure protection que la loi américaine.
    Face à la polémique, le Parlement européen pourrait être amené à adopter de nouvelles dispositions restreignant la collecte de données par le gouvernement américain et par des grandes entreprises. Une nouvelle directive est envisagée avec la création d’un " droit à l’oubli " permettant aux personnes d’exiger la suppression de données les concernant à partir du moment où elles ne servent aucun objectif public, scientifique ou journalistique. Ce droit à l’oubli pourrait toutefois entrer en contradiction avec la liberté d’expression.
    Pour en revenir aux Etats-Unis, l’interdiction constitutionnelle des perquisitions et saisies déraisonnables est l’un des plus beaux fleurons de la liberté américaine. Washington doit respecter la Constitution, non seulement en ce qui concerne les citoyens américains, mais aussi tous les citoyens du monde.