• La reconquête de l’imaginaire

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/11/22/une-insurrection-civique-s-impose-pour-contrer-ces-derives-factieuses_351842

    Le rapt d’imaginaire est en effet chose banale dans le monde des idéologies. De même faut-il sans doute considérer avec prudence les postures victimaires. Les patrons routiers, pour ne prendre que ce seul exemple, bénéficiant depuis des décennies de dérogations au droit commun, sont-ils en quoi que ce soit assimilables à ces paysans bretons soulevés, voici trois siècles et demi, contre des taxes de famines, et qui furent l’objet d’une répression sanglante menée par la soldatesque de Louis XIV ?
    Un matraquage particulièrement visible à travers les chaînes d’information continue tendrait à nous faire croire que le pays est à la veille d’un soulèvement généralisé, d’une insurrection civique comme titrait récemment un éditorialiste du Figaro.
    Mais quoi de commun entre, d’une part, des mouvements revendicatifs de type classique (professeurs, camionneurs, footballeurs professionnels, artisans et commerçants tentant de ressusciter les grandes heures des Poujade et Nicoud), des manifestations de rue visant à faire pression sur le Parlement lors de la discussion d’une loi, des actions spectaculaires émanant de travailleurs menacés de licenciement et, d’autre part, l’action concertée de petits commandos d’extrême droite visant à déstabiliser le pouvoir en place ?

    Tout cela n’aurait pas été possible si la maîtrise des mots, dont Thucydide savait déjà qu’elle était décisive dans les luttes civiles, n’avait pas été gagnée par les forces d’une révolution conservatrice, à vrai dire européenne et pas seulement hexagonale. La subversion du lexique républicain ne date pas d’hier. Depuis des décennies, un travail de sape a systématiquement détourné les mots de la tribu de leur sens obvie.
    On se souvient que dans 1984, de George Orwell, « l’esclavage c’était la liberté, la guerre, la paix, et l’ignorance la force ». Par le même procédé orwellien, combattre le communautarisme, c’est, en clair, interdire de contester les inégalités liées à la couleur de peau ou à la religion, et défendre la laïcité signifie exclure les musulmans. Au moment où les mêmes ont pu, dans l’indifférence à peu près générale, proclamer la supériorité du prêtre sur l’instituteur, réhabiliter le colonialisme et substituer l’interrogation sur l’identité nationale de préférence à la recherche des moyens d’assurer la liberté.

    lien avec La bataille de l’imaginaire (6 novembre 2013) http://babordages.fr/?p=2704

    Si l’on constate quotidiennement que le « réalisme » actuel va droit dans le mur, il n’est pas suffisant de le dire. Il faut en proposer un autre subjectivement perçu comme substituable. Sans cette bataille de l’imaginaire, la gauche radicale restera dans la marginalité. Car si le désir de gauche est bien réel, il ne se reconnaît pas dans la projection « d’autre chose » mais se contraint au « réel », donc aux limites posées par l’imaginaire néolibéral. Il faut donner un objet à ce désir. Mais avant cela, il faut le rendre pensable.

    Quand la conscience de classe s’éteint, comme c’est le cas aujourd’hui, la lutte des classes n’en est pas moins présente. Elle perd simplement son rôle de moteur de la transformation sociale. Quand les ouvriers ne sont plus représentés au cinéma ou dans la littérature, ils ne disparaissent pas pour autant. Quand des mots comme compétitivité envahissent l’espace public de façon massive, ils bornent la pensée en leur sein.

    C’est contre cela qu’il faut se battre, pour produire un nouvel imaginaire. Cette bataille, culturelle, est la mère des batailles.

    et relire également cette analyse de @mona : Le progressisme à l’épreuve de la fiction - La reconquête de l’imaginaire, mère des batailles http://www.peripheries.net/article323.html