« Une chambre à soi et cinq cents livres de rente » : les conditions nécessaires pour qu’une femme puisse écrire selon Virginia Woolf. De ce texte génial, on retient plus souvent la chambre à soi que les cinq cents livres de rente. Alors voilà :
Mais ces contributions à la dangereuse et séduisante question de la psychologie de l’autre sexe - j’espère que vous en poursuivrez l’enquête quand vous aurez cinq cents livres de rente bien à vous — furent interrompues par la nécessité de payer la note. Elle s’élevait à cinq shillings et neuf pence. Je donnai au garçon un billet de dix shillings et il partit chercher de la monnaie. Il y avait un autre billet de dix shillings dans ma bourse ; je le remarquai, car le pouvoir qu’a ma bourse d’engendrer automatiquement des billets de dix shillings est un fait qui me suffoque encore. J’ouvre ma bourse et les voici. La société me donne poulet et café, lit et couvert, en échange d’un certain nombre de morceaux de papier, que me laissa ma tante, pour la seule raison que je portais le même nom qu’elle.
Il faut que je vous dise que ma tante, Mary Beton, mourut à Bombay d’une chute de cheval, au moment où elle partait pour une petite promenade. La nouvelle de cet héritage me parvint le soir même et presque à l’instant même où passait la loi qui donna le droit de vote aux femmes. Une lettre du notaire tomba dans ma boîte aux lettres et, quand je l’ouvris, elle m’apprit que ma tante m’avait laissé, ma vie durant, cinq cents livres de rente par an. De ces deux choses, le vote et l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de beaucoup la plus importante. Auparavant, je gagnais ma vie en mendiant d’étranges travaux aux journaux, en faisant ici un reportage sur une exposition de baudets, là un reportage sur un mariage ; je touchais quelques livres, en écrivant des adresses, en faisant la lecture à de vieilles dames, en fabriquant des fleurs artificielles, en enseignant l’alphabet aux petits enfants dans un jardin d’enfants. Telles étaient les principales occupations réservées aux femmes avant 1918. Je n’ai pas besoin, je le crains, de décrire par le menu la dureté de ces travaux, car vous connaissez peut-être des femmes qui les pratiquèrent ; ni de vous parler de la difficulté de vivre avec les sommes ainsi gagnées, car il se peut que vous l’ayez expérimentée vous-même. Je veux vous parler de ce que ces jours ont laissé en moi, de ce sentiment pire que le poison de la peur et de l’amertume qu’ils ont fait naître en moi. Et tout d’abord ce travail que l’on fait comme un esclave en flattant ou en s’abaissant par des flatteries, parfois peut-être inutiles, mais qui semblent nécessaires parce que les enjeux sont par trop importants pour qu’on risque quoi que ce soit ; puis la pensée de ce don unique qui pouvait mourir d’être ainsi dissimulé - de ce petit don, si cher à qui le possède - qui pouvait périr et avec lui mon être, mon âme - tout cela était devenu comme une lèpre qui tuait la fleur du printemps et détruisait l’arbre en son cœur même. Quoi qu’il en soit, comme je viens de le dire, ma tante mourut et chaque fois que je change un billet de dix shillings, un peu de cette lèpre disparaît, la peur et l’amertume s’en vont. Vraiment, pensais-je, glissant la pièce dans ma bourse et me souvenant de l’amertume des jours passés, quels changements un revenu fixe peut opérer dans un caractère ! Aucune puissance de ce monde ne peut m’enlever mes cinq cents livres : nourriture, maison et vêtements, je les possède à jamais. C’est pourquoi il n’est plus question, non seulement d’effort et de peine, mais aussi de haine et d’amertume. Je n’ai plus besoin de haïr qui que ce soit, car personne ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter qui que ce soit ; personne ne peut plus rien me donner.