Je reconnais volontiers ne pas connaître le « conventionnalisme critique de Duhem-Poincarré », mais j’ai de sérieux doutes quant à la qualité de diversité des points de vue d’une multiplicités de « subjectivités »... de chercheurs. Il me semble qu’il y a là un aveuglement des premiers concernés sur le caractère séparé, pour employer un vieux concept situationniste, de la curiosité et de la connaissance, prétendument incarnées et assumées par l’activité scientifique, dans la société actuelle.
J’évite par contre pour ma part de penser et formuler ces questions en des termes qui me paraissent aussi propices à contresens et interprétations calamiteuses que « l’opinion personnelle ». Et je ne pourrai dire que « le fait existe réellement, même si l’on est le seul à l’apercevoir ». C’est le regard qui circonscrit le phénomène, le « fait ». Le regard existe, le phénomène qu’il circonscrit existe, et il ne fait pas de doute à mes yeux qu’il existe aussi quelque chose de beaucoup plus vaste, qui dépasse irrémédiablement le champ de vision de chaque regard particulier. Dire que je n’y ai pas accès ne signifie pas en nier l’existence, c’est plutôt ramener mes facultés (ou celles de n’importe qui d’autre) à leur échelle, à leur possible, à leurs limites.
Ce sur quoi je veux insister, c’est que les conventions, et par exemple ce qui fait le caractère scientifique, ou non, d’une expérimentation, d’une publication, sont justement chargées d’histoire et de socialité, ce qui me suffit à trouver plus que problématique que l’on se risque à parler, partant de là, d’objectivité - même si c’est pour préciser qu’elle est construite. L’opposition objectivité/subjectivité me semble un très grossiers pièges sémantiques dont nous avons intérêt à nous affranchir.
Dire que ces conventions sont des productions humaines n’est certainement pas sous-entendre qu’elles soient « arbitraires » ou « hasardeuses » : au contraire, c’est mettre l’accent sur le fait qu’elles portent en elles l’empreinte d’une époque et d’une société donnée, que s’y retrouvent à l’oeuvre, plus ou moins intensément, l’essentiel des impensés et des dénis qui caractérisent intimement l’ordre social où ces conventions ont cours, et qu’aucune convention que les êtres humains puissent se donner ne saurait prétendre échapper à ces marques de naissance.
Que, d’autre part, les limites du vocabulaire conceptuel dont nous disposons nous rend littéralement aveugles à tout phénomène qui ne se laisse saisir avec lui.
Pour ce que j’ai pu en constater jusqu’ici, au sein du milieu scientifique, comme d’ailleurs au sein n’importe quel autre milieu humain, l’on est bien plus enclin à s’imaginer au-dessus des conditions matérielles qui en conditionnent les consciences, qui conditionnent la pensée et la critique de sa propre pratique que ce milieu peut éventuellement produire, qu’à accepter de les prendre en compte.
Je n’ai quasiment jamais rencontré de scientifique prêt à admettre qu’une critique sociale conséquente, radicale, matérialiste, de l’activité scientifique était plus qu’indispensable, et à assumer ce que cela impliquait de questionnement quant à sa propre pratique, comme quant la représentation qu’ellil s’en faisait, ou quant à la reconnaissance de l’idéalisme grossier qu’on y retrouve à l’oeuvre à tous les niveaux.
Je crains donc, pour l’instant, que nos avis ne soient très éloignés sur la question.