• De la puissance militaire : Aron revisité | ceriscope
    http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part1/de-la-puissance-militaire-aron-revisite?page=show

    En 1962, Raymond Aron publiait la première version de ce qui deviendra l’une des références francophones dans le domaine des Relations internationales : Paix et guerre entre les nations. L’année 2012 fut l’occasion de revisiter cette œuvre tant du point de vue de sa qualification théorique (Aron est-il un théoricien réaliste ?) que de sa postérité scientifique (que reste-t-il aujourd’hui de cette approche ?).

    Dans le prolongement de ces réflexions, cet article propose une analyse du concept de puissance tel qu’élaboré par Aron. Ce concept est en effet au cœur de son projet sociologique appliqué aux relations internationales. L’un des objectifs qui anime Aron est de corriger les errements dont font preuve les réalistes américains de l’époque. Si plusieurs arguments avancés demeurent pertinents de nos jours, les choix et les occultations sous-jacentes à la démarche aronienne sont sujets à discussion.
    Affinité n’est pas identité : le débat entre Aron et Morgenthau sur le concept de puissance

    Dans la plupart des manuels de Relations internationales, Aron est considéré de manière systématique comme un théoricien réaliste. D’autres références, comme l’article « Political Realism in International Relations » de la Stanford Encylopedia of Philosophy qualifient Aron de réaliste classique aux côtés de John H. Herz (1951), Hans Morgenthau (1948) et George Kennan (1951). Une tendance contemporaine défend également l’idée selon laquelle Aron serait un réaliste, qu’il soit constitutionnaliste (Michael Doyle 1997) ou bien néoclassique (Dario Battistella 2012). De telles tentatives n’emportent pas la conviction. Non seulement la pensée d’Aron échappe à toutes les familles de pensée, lui-même étant particulièrement vigilant et trop soucieux d’hygiène intellectuelle pour résumer sa démarche à une chapelle (ce qui entraîne la dénonciation de tous les « –ismes », que ce soit des idéologies politiques ou bien des taxinomies scientifiques). Mais plus fondamentalement, Aron est bien trop attaché à rendre compte de la réalité internationale pour vouloir réduire celle-ci à une seule propriété. Pour reprendre l’expression de Pierre Hassner (2007), il semble bien « trop réaliste » pour être un réaliste ! Il est en effet fort sceptique à l’égard des volontés académiques de définir a priori le champ des relations internationales. Or, le débat qu’il engage avec Morgenthau sur le concept de puissance est une clef de voûte dans son argumentation. Elle lui permet de clarifier sa propre posture par contraste, pour ne pas dire opposition à l’auteur de Politics among Nations.

    La critique d’Aron est double. Morgenthau pêche par confusion et par prétention. Tout d’abord, il ne procède pas à une distinction pourtant majeure entre la puissance comme but et la puissance comme moyen de la politique étrangère. D’une part, ces deux perspectives renvoient à deux objets de recherche différents (finalités recherchées versus forces disponibles). D’autre part, l’étude de ces deux objets ne permet pas une comparaison systématique des résultats. Pour Aron, les moyens ne sont pas tous mesurables du seul fait qu’ils ne peuvent se restreindre à un décompte des capacités matérielles (militaires, économiques) puisqu’ils doivent également comprendre des facteurs tels que la cohésion nationale ou l’influence culturelle, à titre d’exemple. Quant aux buts, ils ne sont pas constants car les dirigeants ont la liberté de définir des objectifs politiques variables en fonction des circonstances historiques.

    Ensuite, Morgenthau est guidé par la prétention de hisser la recherche de l’équilibre des puissances au titre de mécanique universelle. Si Aron reconnaît que cette pratique correspond bien à une période européenne à partir de la modernité, il refuse de la transférer à d’autres aires culturelles ou de lui conférer un caractère immuable. Une modalité historique et singulière d’organisation des relations internationales ne saurait avoir les caractéristiques d’une donnée permanente.

    Confusion et prétention aboutissent à une illusion : celle de vouloir bâtir une théorie générale sur la base d’un concept aussi fragile que celui de puissance. Ne saisir la réalité internationale qu’à l’aune ce celle-ci relève plus de la chimère inquiétante que de la parcimonie bienvenue. Ce scepticisme repose sur l’épistémologie aronienne inspirée à la fois de Weber (contre les excès positivistes) et de Kant (pour une approche critique des concepts). Il s’appuie également sur le rejet du modèle économique dans l’étude des relations internationales. La maximisation de la puissance ne constitue pas l’équivalent de la maximisation du profit dans la théorie pure de Walras. L’acteur politique n’est pas l’analogue du sujet économique capable de mener des conduites logiques ayant l’utilité comme objet.

    En d’autres termes, une affinité ontologique se manifeste entre Morgenthau et Aron. Tous les deux considèrent que les acteurs centraux sont des entités politiques qui admettent la violence comme une des formes normales de leurs relations. Ce que résume Aron par la « légitimité ou la légalité du recours à la force » pour caractériser le champ international. Mais il n’y a pas identité dans le sens où Aron conteste l’idée d’une théorie générale, qu’elle soit d’obédience réaliste ou autre. Cette position résulte d’une sévère critique à l’encontre de l’idée selon laquelle le concept de puissance puisse offrir le pilier d’une théorie des relations internationales ayant le même statut que la théorie économique. Cette précision épistémologique effectuée, comment Aron appréhende-t-il les phénomènes de puissance ?

    Tout d’abord, Aron identifie une loi tendancielle à la diminution de la rentabilité des conquêtes. Si les guerres entre Etats n’ont pas totalement disparues, elles sont l’objet d’une régulation. Quand bien même les statistiques à disposition aujourd’hui reposent sur des méthodologies distinctes (du Stockholm International Peace Research Institute aux rapports sur la Sécurité humaine des Nations unies, à titre d’illustration), elles prouvent que les affrontements entre grandes puissances se sont atténués sur le temps long. Et ce, en dépit d’une évolution des modalités de projection des forces sous l’effet de la professionnalisation des armées ou de la logique du New Public Management incitant les Etats à recourir à des sociétés militaires privées. Cette loi tendancielle ne doit toutefois pas aveugler. Aron n’en déduit pas une disparition du phénomène guerrier. Ainsi, il exprime ses réticences à l’égard d’une « paix par la peur » issue du facteur nucléaire. L’école optimiste dont Gallois (1960) est l’un des éminents représentants considère que la guerre thermonucléaire est impossible. Beaucoup plus sceptique, Aron souligne que l’équilibre de la terreur n’est pas stable a priori. De plus, la dissuasion peut elle-même favoriser des guerres limitées. Ce pessimisme entraîne la défense d’options stratégiques comme la riposte graduée ou bien la détente, lesquelles s’inscrivent dans une volonté toute clausewitzienne à la fois de contrôle politique et d’enrayage de la montée aux extrêmes. Le lecteur pourra considérer que ces passages sur la puissance nucléaire ont vieilli. D’ailleurs, Aron reconnaissait lui-même que la partie « Histoire » de Paix et guerre entre les nations où la stratégie nucléaire est analysée avait subi l’influence des circonstances, à l’instar du grand débat qui se cristallise entre 1961 et 1963 avec Gallois. Ils sont assurément le produit d’une époque, mais ils s’articulent aussi de façon étroite à une philosophie de l’action qui guide l’ensemble du raisonnement, à savoir la retenue stratégique.

    ...........

    #Diplomatie
    #Politique-Étrangère
    #Stratégie
    #Conflits
    #Guerre
    #Militaires

  • Après avoir traité des #frontières et de la #pauvreté, le Ceriscope, « une publication scientifique en ligne du Centre d’études et de recherches internationales (CERI) », s’intéresse à la #puissance.

    http://ceriscope.sciences-po.fr

    Le Ceriscope est une publication scientifique en ligne du Centre d’études et de recherches internationales (CERI) réalisée en partenariat avec l’Atelier de cartographie de Sciences Po. Parution dynamique centrée sur un enjeu international, elle sera consacrée chaque année à un sujet différent. Les contributions mises en ligne seront actualisées et de nouvelles publications viendront les développer et les enrichir au fil du temps.

    Puissance : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance
    Pauvreté : http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete
    Frontières : http://ceriscope.sciences-po.fr/frontieres

  • La diversification des espaces de production du savoir
    http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/la-diversification-des-espaces-de-production-du-savoir

    La déconcentration des publications dans l’ensemble des agglomérations du monde

    Une façon simple d’évaluer la concentration est de calculer la proportion des publications mondiales que l’on peut attribuer aux plus grandes agglomérations scientifiques mondiales (voir tableau ci-dessous). Les résultats sont sans ambiguïté : la tendance à la déconcentration est générale.


    [...] Ce processus n’est pas récent : il est lent et continu. Nous avons pu l’observer depuis la fin des années 1980, quand les dix premières agglomérations mondiales pesaient encore 21 % du total. Elles ont donc perdu cinq points en vingt ans, preuve que la théorie de la concentration de la science dans les grandes métropoles ne résiste pas à l’analyse.

    Au niveau des pays, l’activité scientifique se déconcentre

    [...] Le tableau ci-dessous présente nos calculs concernant les trente pays comptabilisant le plus de publications en 2007, calculs qui convergent parfaitement avec les analyses préexistantes.


    Premier constat : la déconcentration est aussi marquée au niveau des pays. En 2000, trois pays (Etats-Unis, Royaume-Uni et Japon) produisaient à eux seuls 50 % des publications. Il en fallait dix pour obtenir 75 % des publications et vingt pour atteindre 90 %. [...]
    En 2007, cinq pays (Etats-Unis, Chine, Japon, Allemagne et Royaume-Uni) produisent 50 % de la science mondiale, douze pays 75 % et 25 pays 90 %. Comme le montre la carte, même si la Triade demeure très importante, la montée rapide d’autres pays d’Asie à côté du Japon (Chine, Corée, Taiwan), de pays du Moyen-Orient, de l’Inde ou encore du Brésil est frappante et contribue à l’élaboration d’une « carte scientifique » multipolaire.
    [...]
    Il y a donc clairement un rééquilibrage des publications scientifiques entre les pays. On pourrait penser que la « centralité » de certains pays se maintient par la notoriété de leurs travaux, que l’on peut mesurer par la quantité de citations dont bénéficient les articles. Mais là encore, des travaux ont montré qu’en même temps que la concentration des publications s’atténue, les citations ont tendance à être moins concentrées que par le passé. Ce constat a été établi aux Etats-Unis (Adams et Pendlebury 2010), mais plus généralement à l’échelle mondiale (Larivière et al. 2009).

    La déconcentration à l’intérieur des pays


    [...] Sur les trente [agglomérations les plus importantes], vingt-quatre voient leur part régresser dans leur ensemble national ou se stabiliser et six voient leur part s’accroître.

    [...]

    Conclusion

    Contrairement à l’idée qui prévaut dans beaucoup de débats et de décisions sur les politiques scientifiques, la tendance globale n’est pas à la concentration des activités scientifiques dans des « villes mondiales ». Ce que l’on observe est d’abord une perte d’hégémonie des pays les plus anciennement présents dans les bases de données bibliographiques, avec une croissance particulièrement importante des pays asiatiques (Chine, Corée du Sud, Taiwan), mais plus largement de très nombreux pays « émergents ». Cette évolution contribue à diversifier les lieux de production des publications recensées. On observe ensuite au sein de nombreux pays, indépendamment de l’évolution globale de la production scientifique nationale, une tendance à la déconcentration par croissance supérieure de villes « secondaires » (Russie, France, Espagne, Royaume-Uni, Chine, etc.).

    (L’aspect méthodologique est décrit plus longuement ici : http://seenthis.net/messages/210811)

    #sciences #recherche #publications