Y a-t-il eu d’autres affaires Voulet-Chanoine oubliées par la suite ?
Il y en a "un paquet". Au traité de Versailles (1919), les Allemands ont été jugés indignes de coloniser : on les a privés de colonies. Mais les autres nations aussi ont été très dures. Côté français, durant l’époque terrible de la colonisation (1890-1905), il y eut au Congo, qui était exploité en "concessions", l’affaire Gaud et Toqué. Ces deux administrateurs s’étaient amusés, un 14 juillet, à mettre des grenades au cou d’un Noir et à le faire sauter. Ce fut un énorme scandale. De telles violences étaient constitutives du système colonial. C’est vrai, on était ou on pouvait devenir "fou" en Afrique (la "soudanite"), mais le système encourageait les dérives.
– La colonne Voulet-Chanoine ne compte que huit Blancs...
C’est le même schéma partout. Il y a une division du travail. Aux officiers blancs, la "gloire" de la conquête. On dit, en France, "nos" soldats mais 90 % à 99 % d’entre eux sont africains, recrutés au départ au Sénégal comme "tirailleurs", puis sur place au fur et à mesure que la conquête avance, et chargés du "sale boulot" (pillage, destruction de récoltes). C’est pourquoi l’intégration africaine pose des problèmes encore aujourd’hui. De la colonisation, nous avons hérité la balkanisation territoriale, mais aussi psychologique : l’ennemi, c’est aussi, et même plus, l’autre Africain.
Existe-t-il des textes exterminatoires ?
Pas dans la colonisation française, ni léopoldienne, à ma connaissance. Mais dans l’Allemagne de Guillaume II, il y a des discours enflammés qui évoquent la destruction d’une race : nous sommes dans la problématique du génocide.
– Aimé Césaire parle de la violence coloniale comme d’un "poison instillé dans les veines de l’Europe". Est-elle à la source des totalitarismes du XXe siècle ?
Une école historique, au temps de la RDA, s’est penchée sur les origines des hauts gradés de l’armée nazie. Elle a constaté que certains de ces hommes, issus des milieux prussiens, avaient eu un père, un oncle, directement associés à des crimes commis dans le Sud-Ouest africain et au Tanganyika. » En Afrique même, nous n’avons pas fini de payer le prix des violences coloniales. Une culture de l’armée s’est installée. Idi Amin Dada a été soldat de l’armée anglaise qui écrasa la révolte des Mau Mau dans les années 50. Et, dans l’armée qui réprime à Madagascar en 1947, puis en Indochine, il y a peu d’officiers français et beaucoup de troupes coloniales. Des hommes comme Bokassa ou Eyadema ont ensuite développé dans leur pays un instinct de mort. L’horreur actuelle au Sierra Leone, au Liberia, les mains et les bras coupés, rappellent 1890. Le système dans lequel on tue les gens en les faisant souffrir découle de ces années terribles de la colonisation, époque appelée au Congo le "temps des exterminations".
– Pourquoi cette violence extrême du colonisateur ?
Les idées racialistes ont forcément joué. Un théoricien disait : il faut expulser [de la métropole] la violence des classes "dangereuses" et lui permettre de se débrider ailleurs. Là-bas, l’individu, livré à lui-même, transgresse tous les interdits. C’est le thème d’ Au coeur des ténèbres de Conrad (1899). En Europe, au XXe siècle, on osera transgresser parce qu’on l’a déjà fait en Afrique. »