J – 143 : Je ne sais pas vous, mais cela fait des années qu’il m’arrive de mettre de côté un ticket de caisse ou l’autre, tant, chaque fois, à la relecture du dit ticket, je suis pris d’un peu de vertige à la liste de mes dépenses quand je fais les courses par exemple, mais aussi à tout le texte qui entoure, décore même, le ticket en question, le fait que je sois servi par une personne dont le prénom est indiqué, ce qui chaque fois me fait penser que ce n’est pas très respectueux de la personne en question, l’identifier par son prénom, elle qui ne pourrait jamais m’appeler par le mien et qui n’oserait pas le faire si elle le connaissait, par exemple en l’apprenant de la lecture de mon nom sur ma carte de crédit, ou encore que c’est par le prénom de cette personne, celui qui lui a été donné par ses parents dans ce qui reste un acte d’amour, que ce soit par ce prénom que l’on puisse remonter à elle pour toute réclamation, même polie et je me doute bien que l’employeur peut également tenir une manière de comptabilité de ces réclamations, ou encore que le ticket regorge de formules de politesse qui ne sont effectivement pas pensées, Bonjour !, Merci ! À bientôt ! Bon retour ! Et que naturellement tout ceci est enrobé par les formules de marketing et de slogans publicitaires de la société auprès de laquelle j’ai donc engagé des frais : et vos envies prennent vie, tous les jours sauvons la terre avec la banque d’un monde qui change. Et cela fait des années que je finis toujours pas jeter ces tickets amassés, certains même annotés ou à moitié triés, jamais sans une pensée pour Robert Heinecken pour lequel je triais des pages et des pages de magazine, et certaines fois en les faisant passer au-dessus d’une table lumineuse pour voir si des fois la superposition du recto et du verso ne donnait pas une forme tierce qu’ensuite je devais soumettre à sa considération, et alors après une quinte de toux, soit un désaccord, le plus souvent, soit un accord et le lendemain j’aurais à produire quelques tirages de lecture sur du Cibachrome . Oui, on doit pouvoir faire feu de tout bois, sauf que des fois cela demande un talent que je n’ai pas. Et pour ce qui est des tickets de caisse je continue de me dire qu’il faudrait quand même qu’un jour je trouve autre chose à en faire que ce que j’avais commencé à en faire, des boulettes que je scannais, mais j’ai vite été lassé. J’en concevrais une certaine gêne, de la honte presque, les tickets de caisse sont dans la tombe et me regardent et me demandent qu’as-tu fait de ton talent ? Pas grand-chose.
Je suis désormais libéré des accusations tentaculaires des tickets de caisse qui lorsqu’ils rejoignent la corbeille me lancent ce regard accusateur que je n’aime pas du tout. Et j’en suis sauvé par un écrivain, Emmanuel Adely qui lui a su. Et a su de très belle manière.
Dans Je paie , Emmanuel Adely reprend dans un invraisemblable détail l’intitulé in extenso de tous ses tickets de caisse sur les dix dernières années, et il ne fait presque que cela. Et vous avez déjà compris que tout est dans ce presque. Presque c’est-à-dire qu’il nous dit que certaines dépenses par exemple sont pour solal dont on comprend que c’est son fils, que les croquettes sont pour un animal domestique du nom de bartelby, de même certaines dépenses automatiques, prélèvements sont dûment répertoriés, et d’autres plus anecdotiques, telle danse dans un club gay au Québec, finissent par tisser un autoportrait assez curieux dans lequel tout est absolument avéré, je dépense tant pour un recommandé au Juge des tutelles pour ma mère, je paie les droits d’inscription de mon fils à tel concours d’entrée, mais dans lequel il est assez difficile de se faire une idée de la personne qui écrit toutes ces lignes de comptabilité, ce qui n’est pas sans rappeler Autoportrait d’Édouard Levé, ainsi la personne ici représentée n’est pas fondamentalement différente de telle ou telle autre, n’était-ce une inexplicable inclination pour le Freixenet et parfois un certain laisser-aller pour ce qu’il importerait qu’une alimentation pour un jeune homme, solal, soit autrement plus équilibrée et pas essentiellement constituée par des repas à réchauffer, l’homme aime bien les ravioles aussi, après tout, pour ma part, je goûte beaucoup les gnocchis, un homme que l’on sait partagé entre deux maisons, peut-être même deux sexualités, mais la comptabilité des tickets de caisse et l’enquête à laquelle le lecteur est astreint ne permet cependant pas d’aller jusque dans la description des sentiments. Ce serait déjà très fort en soi.
Mais, en plus, à partir de la vingtième page de ce livre qui en compte sept cents, quelques ajouts d’abord très brefs, puis de plus en plus développés, l’évolution de l’écriture à l’intérieur du projet vieux de dix ans n’est pas la moindre des qualités de ce livre, des extraits de l’actualité du jour précèdent la liste des dépenses, ces extraits étant écrits d’une façon assez détachée, quelques traces d’ironie l’émaillent, mais le ton est journalistique, à la limite du copié collé si ce n’est de la transcription d’une annonce radiophonique ou télévisuelle.
Très étonnant éclairage que celui, par exemple, des montants des sommes en jeu dans les actualités, notamment au moment du krach boursier de l’automne 2008, en comparaison ensuite du détail des dépenses d’un quidam pas spécialement argenté. Ou encore décalage absolu entre les dépenses de tous les jours et le détail par le menu, jour après jour de la progression de la catastrophe nucléaire de Fukushima, la vie continue, il faut bien, deux nouvelles bouteilles de Freixenet et quelques légumes pour les jours suivants, du riz même, pendant que celui de la région de Fukushima est irradié, les autorités ne peuvent plus le nier.
Toutes les nouvelles qui sont donc mentionnées dans cet éclairage nous les avons lues, la plupart nous reviennent en mémoire, d’autres nous surprennent pour leur date, comme les signes avant-coureurs de cette fameuse crise boursière que personne ne pouvait prévoir mais que tout le monde avait sous les yeux, ou encore de constater qu’en 2005 et 2006 on se noyait déjà beaucoup en Méditérannée, n’en déplaise à Maryline Baumard, on ne l’apprend pas de son seul reportage interactif, je m’excuse, je ne peux pas m’en empêcher, de même que l’économie mondiale ne semble pas non plus aller vers un meilleur dix ans plus tard, c’est dans la lecture panoptique de ces dix dernières années que l’on réalise à quel point nous sommes sous l’avalanche, et la répétition, d’une part des sommes astronomiques et, d’autre part, des petites dépenses du quotidien d’un écrivain qui sillonne la France pour lire là un texte, là une pièce de théâtre, là encore signer les dédicaces d’un roman, ou encore là, aller présenter son dernier livre devant les représentants commerciaux de son distributeur à Arles, à quel point nous sommes dérisoires en regard de la mécanique folle du monde.
solal a grandi, certains frais, de bricolage notamment, sont toujours partagés avec fred, le jambon du Rozier à l’épicerie des trois Causses, je vois bien quel goût il a, et il est fameux, la crise continue de faire rage, les réfugiés continuent de se noyer dans la Méditerranée, la guerre fait rage, elle fait désormais quelques victimes en Occident et c’est également entre les lignes que l’on lit que l’auteur a des revenus moindres, qu’il a un peu diversifié son alimentation, que ses lectures sont toujours aussi éclectiques, qu’il passe désormais plus de temps chaque année au Rozier, à la confluence du Tarn (froid) et de la Jonte (glaciale) et de plus en plus nombreux sont les jours, tels une résistance, une délivrance, une émancipation, pour lesquels il peut noter, triomphalement, presque, je n’achète rien.
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