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  • Sur l’état de la #psychiatrie en Afrique de l’Ouest et sur la mascarade ethnopsychiatrie, Pierre Sans
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    J’ai vu
    J’ai vu durant une mission humanitaire en Afrique de l’Ouest ce que je n’aurais jamais cru voir, et que je n’aurais pas cru si je ne l’avais vu.
    J’ai vu l’envers du décor, bien loin des quartiers résidentiels pour retraités européens nantis, bien loin des concerts de griots africains pour bobos altermondialistes.
    J’ai surtout vu l’envers de ces clichés que véhicule l’#ethnopsychiatrie.
    J’ai vu la rue, les petits commerces de survie, les décharges en plein air omniprésentes. Je me suis accroupi avec les femmes qui préparent dans la fumée la bouille de maïs, j’ai ri avec elles, joué avec les gamins, répondu aux innombrables « bonjour papa » du matin.
    J’ai passé du temps à observer des patients, à photographier et filmer les quelques autistes repérés. J’ai vu des formes de schizophrénie pratiquement oubliées en Europe, en tout cas en France, des catatonies et de grands délires paranoïdes évoluant depuis vingt ans ou plus.
    J’ai vu des dépressions délirantes, des mélancolies stuporeuses, de graves dépressions post partum, des états délirants aigus spectaculaires, dont un homme conduit à l’infanticide.
    J’ai vu des « familles de schizophrènes », d’épileptiques, de troubles bi-polaires, en particulier dans des ethnies où règnent endogamie et consanguinité (encouragées pour protéger le patrimoine et les territoires de pâture).
    J’ai vu de grands encéphalopathes et des délirants abandonnés comme des chiens au bord des routes, déposés en catimini par leur famille devant la porte des centres où j’ai travaillé, à moins qu’ils ne soient recueillis par un prêtre ou une assistante sociale et conduits dans ces centres.
    J’ai vu des délirants se nourrissant dans les décharges et buvant l’eau croupie des fossés en hurlant leur angoisse d’hallucinés.
    J’ai vu des psychotiques qui avaient passé des années enchaînés dans des bois ou dans d’obscurs culs-de-basse fosse, à peine nourris de restes de restes. Le lendemain de mon arrivée, un dimanche, sur douze patients que l’on m’a présentés, trois étaient d’anciens enchaînés. Au cours de sa « carrière », Grégoire, le fondateur de l’ONG pour laquelle je suis venu, a ainsi délivré de leurs fers plus de cinq cents psychotiques répartis sur plusieurs États de l’Ouest africain. Ils étaient parfois réduits à l’état de charogne bouffée encore vivante par les asticots. 
    J’ai constaté l’efficacité des médicaments classiques utilisés en Europe et en Amérique du Nord depuis des décennies, même si, sur les grandes schizophrénies évoluant depuis dix ou vingt ans, les séquelles et le handicap vésanique restent souvent importants. Sept produits (y compris un antiépileptique et un correcteur) choisis pour la modicité de leur prix suffisent à améliorer la plupart de ces états de manière spectaculaire. Ces produits sont distribués pour le coût mensuel de 1,5 €, consultation comprise.
    J’ai noté en revanche que certains (je ne généralise pas) de mes confrères locaux rédigeaient des ordonnances longues comme le bras, à base de médicaments chers que les patients ne peuvent se payer, ce qui entraîne obligatoirement l’arrêt du traitement à moyen terme, dans ces pays où la sécurité sociale n’existe pas. J’ai aussi vu le matraquage médicamenteux auquel certains de ces patients sont soumis.
    J’ai vu en consultation des dizaines de grands psychotiques qui avaient pu retourner dans leur famille, lorsqu’elle ne les avait pas définitivement abandonnés, et recommencer à travailler, aux champs pour les hommes, aux soins du ménage pour les femmes. Dans le centre où j’écris en ce moment, pour cent cinquante-six patients hospitalisés, nous en suivons régulièrement en consultation huit mille quatre cent quarante deux qui vivent chez eux.
    J’ai enregistré le chiffre considérable de la « file active » des trois centres où j’ai travaillé : il dépasse les 20 000 patients. C’est, pour comparaison, trois fois supérieur à celui de l’hôpital psychiatrique le plus réputé de l’Ouest africain, celui de Dakar, où ont travaillé jadis des célébrités de l’ethnopsychiatrie, le Dr Collomb et les Ortigues (auteurs de « l’œdipe africain »).
    J’ai vu des patients venus consulter depuis les États voisins, parfois à plus de 200 km. Mes confrères bénévoles français et québécois font parfois soixante consultations (voire plus) dans une journée. À plus de 70 ans, mon palmarès est plus modeste, je l’avoue, mais j’ai tout de même aligné des journées de douze heures et de quarante consultations, y compris pour des cas nouveaux ! Au total, en trois semaines pleines, j’ai vu en consultation près de cinq cents patients, sans compter ceux croisés et observés dans les centres (on finit par perdre le fil du nombre !), en majorité des psychotiques ou des bipolaires.
    J’ai vu trois patients atteints de démence d’Alzheimer typique non diagnostiquée, qui étaient traités par neuroleptiques pour des « troubles du comportement ». Après la formation que j’ai donnée aux infirmiers, ils ont diagnostiqué un autre cas dans la semaine qui a suivi mon départ. Ce n’est pas pour le plaisir de faire un « beau diagnostic » que la chose est importante, mais parce que, plutôt que la neuroleptisation, il vaut mieux expliquer à la famille ce qu’est la maladie, son évolution, et les mesures éducatives à mettre en place.
    J’ai vu enfin, que pratiquement tous les patients avaient été traités durant parfois dix ou vingt ans par « l’indigénat » (c’est la dénomination en vigueur), c’est-à-dire par les guérisseurs, ou, chez les musulmans, par les marabouts. Il faut aussi souligner que dans les innombrables sectes issues de l’évangélisme, on procède dans des « centres de prière » aux prières forcées à doses massives, auxquelles on adjoint souvent la contention et les mauvais traitements, au nom,bien sûr, d’un Jésus bienveillant.
    De mon travail pour cette ONG, je reviens en accord total avec mes confrères français et québécois. Il faut en finir avec les fables proférées par les ethnopsychiatres parisiens, ces BHL de la psychiatrie transculturelle au brushing grisonnant soigneusement peigné avant leurs passages télévisés. Il ne faut pas transiger avec les guérisseurs, pas plus en Europe qu’en Afrique ! Surtout en Afrique. Je dirais même qu’il faut leur faire une guerre sans merci. Quand avec nos infirmiers nous sommes devant un cas, que ce soit en consultation de suivi où pour un début des soins, nous lui demandons toujours de bien choisir sa route, car il ne peut en suivre deux en même temps. Nous constatons systématiquement que le guérisseur est toujours passé par là et a déjà administré ses « soins », tisanes et ceintures à gris-gris. On constate assez souvent qu’il obtient une légère amélioration, mais inconstante et brève. Lorsque la famille du patient choisit enfin la médecine dite occidentale, il faut alors lever toute ambiguïté et en finir avec les tisanes sensées guérir la schizophrénie ou la mélancolie ! Je suis d’ailleurs tout aussi radical avec avec la calamité que constituent désormais les innombrables sectes évangéliques qui se substituent de plus en plus souvent aux guérisseurs traditionnels, profitant de leur position financière et fiscale avantageuse. Au moins, à leur décharge, les guérisseurs ne roulent-ils pas en 4/4 climatisé !