A lire : un extrait de « Brève histoire du néolibéralisme » de David Harvey

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  • De l’affinité naturelle entre néo-conservatisme et néo-libéralisme

    "Si l’État néolibéral est intrinsèquement instable, qu’est-ce qui pourrait le remplacer ? Aux États-Unis, le néo-conservatisme entend clairement apporter des réponses à cette question. Réfléchissant à l’histoire récente de la Chine, Wang suggère également que, au niveau théorique, le « néo-autoritarisme », le « néo-conservatisme », le « libéralisme classique », le fondamentalisme du marché, la modernisation nationale (…) : tous ces discours entretiennent, d’une manière ou d’une autre, une relation étroite avec la constitution du néolibéralisme. Le fait que ces expressions se soient successivement substituées les unes aux autres (et même qu’elles soient mutuellement contradictoires) donne à voir les transformations de la structure du pouvoir, aussi bien dans la Chine contemporaine que dans le monde contemporain en général.

    Il reste à voir si cela débouchera sur une reconfiguration plus générale des structures de gouvernance à travers le monde. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter l’apparente convergence entre la néolibéralisation d’États autoritaires comme la Chine ou Singapour et l’autoritarisme croissant qui se manifeste dans des États néolibéraux comme les États-Unis et la Grande-Bretagne. Que l’on songe à la manière dont ont évolué, au États-Unis, les réponses apportées à l’instabilité intrinsèque de l’État néolibéral.

    Comme les néolibéraux qui les ont précédé, c’est au sein des universités que les « néo-cons » ont longtemps cultivé leurs idées sur l’ordre social (Léo Strauss, à l’université de Chicago, jouissait d’une influence significative), mais aussi dans des think tanks généreusement dotés ou encore dans des publications influentes (comme Commentary). Les néo-conservateurs américains défendent le pouvoir des milieux d’affaires, l’initiative privée et la restauration du pouvoir de classe. Aussi le néo-conservatisme est-il parfaitement en phase avec le programme néolibéral fondé sur le gouvernement des élites, la défiance à l’égard de la démocratie et la garantie de la liberté des marchés. Il s’écarte toutefois des principes du néolibéralisme pur sur deux points fondamentaux : premièrement, il prône l’ordre comme réponse au chaos des intérêts individuels ; deuxièmement, il fait de la moralité le ciment nécessaire pour maintenir l’intégrité du corps politique face aux dangers extérieurs et intérieurs.

    Par cette exigence d’ordre, le néo-conservatisme s’inscrit dans le prolongement du néolibéralisme, dont il dévoile le caractère autoritaire. Mais il avance aussi des réponses qui lui sont propres à l’une des contradictions centrales du néolibéralisme. Si, comme l’a dit Thatcher, il n’y a « pas de société mais seulement des individus », alors le chaos des intérêts individuels pourrait très bien finir par l’emporter sur l’ordre. L’anarchie du marché, de la concurrence et d’un individualisme débridé (espoirs, désirs, inquiétudes et peurs individuels ; choix de styles de vie, d’habitudes et d’orientations sexuelles ; modes d’expression de soi et comportement avec les autres) crée une situation de plus en plus ingouvernable, qui pourrait conduire à la rupture de tous les liens de solidarité, voire à l’anarchie et au nihilisme.

    Dans ces conditions, un certain degré de coercition apparaît nécessaire pour restaurer l’ordre. Les néo-conservateurs voient dans la militarisation un antidote au chaos des intérêts individuels et sont particulièrement enclins à souligner les menaces, réelles ou imaginaires, qui pèsent sur l’intégrité et la stabilité de la nation. Aux États-Unis, cela revient à laisser libre cours à ce que Hofstadter appelle « le style paranoïaque de la politique américaine », qui présente une nation assiégée, menacée par des ennemis intérieurs et extérieurs. Ce style de politique a une longue histoire aux États-Unis. Le néo-conservatisme n’est pas nouveau, et depuis la Deuxième Guerre mondiale il a trouvé refuge au sein d’un puissant complexe militaro-industriel qui a tout intérêt à la militarisation permanente. Mais avec la fin de la Guerre froide, qui pouvait bien menacer la sécurité des États-Unis ? L’Islam radical et la Chine sont alors apparus comme les deux principaux ennemis extérieurs, et les dissidents de l’intérieur (les Davidiens brûlés à Waco, les milices qui ont soutenu l’attentat à la bombe d’Oklahoma City, les émeutes qui ont suivi le passage à tabac de Rodney King à Los Angeles, et enfin les désordres qui ont éclaté à Seattle en 1999) ont fait l’objet d’une surveillance accrue. L’émergence bien réelle de la menace de l’islam radical au cours des années 1990, qui a atteint son apogée avec le 11 Septembre, est finalement apparue comme l’objet principal d’une guerre permanente contre « le terrorisme », qui exigeait, pour assurer la sécurité de la nation, une militarisation à la fois extérieure et intérieure. Si la menace révélée par les deux attentats contre le World Trade Center appelait bel et bien une réponse militaire ou policière, les néo-conservateurs, une fois au pouvoir, ont mis en œuvre une militarisation du pays et de sa politique étrangère que beaucoup jugeaient disproportionnée.

    Le néo-conservatisme a longtemps attendu son heure en coulisses. Ce mouvement hostile à la permissivité liée à l’essor de l’individualisme cherche à restaurer les valeurs morales pour en faire le centre de gravité du corps politique. Cette possibilité est, d’une certaine manière, déjà esquissée dans le cadre des théories néolibérales qui, « en mettant en question les fondements politiques des modèles interventionnistes de pilotage économique (…) ont réintégré dans l’économie des questions de morale, de justice et de pouvoir - du moins à leur manière ». Ce que font les néo-conservateurs, c’est modifier la « manière » dont de telles questions sont débattues. Leur intention est de contrer les effets dissolvants du chaos des intérêts individuels que le néolibéralisme produit immanquablement. Ils ne s’écartent nullement du programme néolibéral de construction ou de restauration du pouvoir de la classe dominante. Mais ils cherchent à assurer une légitimité à ce pouvoir et à exercer un contrôle social qui passerait par la création d’un climat consensuel autour d’un ensemble cohérent de valeurs morales. Cela soulève immédiatement la question suivante : quelles valeurs morales doivent prévaloir ? Il serait tout à fait possible, par exemple, d’en appeler au système libéral des droits de l’homme, puisque, après tout, comme l’affirme Mary Kaldor, le militantisme en faveur des droits de l’homme vise « non seulement l’intervention pour défendre les droits humains, mais aussi la création d’une communauté morale ». Aux États-Unis, les doctrines de l’« exceptionnalisme » et la longue tradition de combat pour les droits ont donné naissance à des mouvements moraux mobilisés autour de questions comme les droits civiques, la faim dans le monde et la philanthropie, mais aussi à un fanatisme missionnaire.

    Toutefois, les valeurs morales qui sont désormais centrales pour les néo-conservateurs doivent être comprises comme des produits de la coalition particulière constituée dans les années 1970, entre, d’une part, l’élite sociale et les milieux d’affaires soucieux de restaurer leur pouvoir de classe, et, d’autre part, la base électorale gagnée au sein de la « majorité morale » d’une classe ouvrière blanche mécontente. Les valeurs morales touchaient au nationalisme culturel, à la droiture morale, au christianisme (de type évangélique), aux valeurs familiales et au droit à la vie, en profonde opposition aux nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, la défense des droits des gays, la discrimination positive et l’écologie. Sous Reagan, cette alliance était essentiellement d’ordre tactique, mais le désordre intérieur des années Clinton a propulsé le thème des valeurs morales en tête du programme républicain de George Bush fils. Il forme aujourd’hui le noyau du programme moral du mouvement néo-conservateur.

    On aurait tort de voir dans ce tournant néo-conservateur une exception américaine, même s’il l’est sous certains aspects. L’affirmation des valeurs morales repose en grande partie sur les idéaux de la nation américaine - la religion, l’histoire, la tradition culturelle, etc. -, des idéaux qui ne sont nullement l’apanage des États-Unis. Cela nous ramène à l’un des aspects les plus troublants de la néolibéralisation : la curieuse relation qu’y entretiennent l’État et la nation. En principe, la théorie néolibérale ne voit pas la nation d’un bon œil, y compris lorsqu’elle prône un État fort. Pour que le néolibéralisme s’épanouisse, il faut couper le cordon ombilical qui, dans le libéralisme intégré, rattache l’État à la nation. C’était particulièrement vrai dans des États qui, comme le Mexique ou la France, avaient une forme corporatiste. Le Partido Revolucionario Institucional au Mexique a eu longtemps pour mot d’ordre l’unité de l’État et de la nation, mais cette unité s’est défaite peu à peu, au point qu’avec la néolibéralisation conduite dans les années 1990, une bonne partie de la nation s’est retournée contre l’État. Le nationalisme est, depuis longtemps, une caractéristique de l’économie mondiale et il eût été bien étrange qu’il disparaisse sans laisser de trace à la suite des réformes néolibérales ; en réalité, il a connu un certain regain, précisément en réaction au processus de néolibéralisation. L’essor de partis fascistes d’extrême droite, qui traduit un fort sentiment anti-immigration en Europe, en est un bon exemple. Plus affligeant encore est le nationalisme ethnique qui a surgi à la suite de l’effondrement économique de l’Indonésie et qui a abouti à une agression brutale contre la minorité chinoise.

    Mais, comme nous l’avons vu, l’État néolibéral a besoin pour survivre d’un certain type de nationalisme. Contraint de devenir un acteur compétitif sur le marché mondial, cherchant à établir le climat le plus favorable aux affaires, il mobilise le nationalisme pour parvenir à ses fins. La concurrence produit d’éphémères gagnants et perdants dans la lutte globale pour conquérir la meilleure position, ce qui peut être pour un pays une source de fierté ou d’examen de conscience. Le nationalisme dans les compétitions sportives internationales en est un signe. En Chine, l’appel au sentiment national pour procurer à l’État une bonne position (sinon une hégémonie) dans l’économie mondiale est clairement assumé. Le nationalisme est également répandu en Corée du Sud et au Japon, deux pays où il constitue sans doute un antidote à la dissolution des anciens liens de solidarité sociale sous l’impact du néolibéralisme. De puissants courants de nationalisme culturel s’agitent dans les vieux États-nations (comme la France) aujourd’hui réunis dans l’Union Européenne. La religion et le nationalisme culturel ont fourni au Parti nationaliste hindou l’assise morale qui lui a permis de développer des politiques néolibérales en Inde ces dernières années. L’invocation des vertus morales dans la révolution iranienne et le tournant autoritaire qui s’en est suivi n’ont pas conduit à un abandon total des pratiques de marché dans le pays, alors même que la révolution s’était attaquée à la décadence de l’individualisme débridé du marché. C’est une impulsion similaire qui sous-tend le vieux sentiment de supériorité morale qui imprègne des pays comme Singapour ou le Japon, par rapport à ce qu’ils considèrent comme l’individualisme « décadent » et le multiculturalisme invertébré des États-Unis. Le cas de Singapour est particulièrement instructif. Singapour a combiné le néolibéralisme en matière de marché avec un pouvoir d’État coercitif et autoritaire draconien, tout en invoquant des formes de solidarité morale fondées sur les idéaux nationalistes d’une île assiégée (après son exclusion de la fédération de Malaisie), les valeurs confucéennes et, plus récemment, une éthique cosmopolite très particulière, adaptée à sa position actuelle dans le commerce international. Le cas britannique est lui aussi particulièrement intéressant. Margaret Thatcher, avec la guerre des Malouines et la posture d’opposition qu’elle a maintenu face à l’Europe, invoquait le sentiment nationaliste à l’appui de son projet néolibéral – mais elle défendait en réalité l’Angleterre et Saint George, non le Royaume-Uni, ce qui lui valut l’hostilité de l’Écosse et du Pays de Galles.

    Clairement, si le flirt du néolibéralisme avec un certain type de nationalisme constitue un danger, les noces sauvages du néo-conservatisme avec une mission morale nationale représentent une menace bien plus grande. La perspective de voir de nombreux États, tous prêts à recourir à des pratiques coercitives draconiennes, et chacun adhérant à des valeurs morales supposées supérieures, se livrer une concurrence féroce sur la scène mondiale, n’a rien de rassurant. Ce qui apparaît comme une solution aux contradictions du néolibéralisme pourrait bien devenir un problème. La dissémination d’un pouvoir néo-conservateur, voire carrément autoritaire (du type de celui qu’exerce Vladimir Poutine en Russie, et que le Parti Communiste exerce en Chine), même enraciné dans des formations sociales très différentes, souligne les risques de basculement dans des nationalismes rivaux qui pourraient entraîner des guerres. Si une quelconque nécessité est ici à l’oeuvre, elle relève davantage du tournant néo-conservateur que d’une quelconque « vérité éternelle » des différences nationales. Pour éviter les catastrophes, il faut donc rejeter la solution apportée par le néo-conservatisme aux contradictions du néolibéralisme. "

    David Harvey

    http://www.contretemps.eu/lectures/lire-extrait-br%C3%A8ve-histoire-n%C3%A9olib%C3%A9ralisme-david-harvey