Pourtant, force m’est de constater chaque jour que le groupe des femmes, lui, existe... et malgré nous. Toutes les femmes, y compris les dominantes, les militantes, les bourgeoises, les fortes en gueule, les révoltées, etc., savent immanquablement qu’elles risquent à tout moment la sanction qui leur est strictement réservée si elles enfreignent les codes de la domination : se promener seules, sortir tard le soir, passer dans certains endroits, s’habiller de certaine manière (en fait, toutes les manières de s’habiller peuvent fondamentalement attirer la sanction, je pense même qu’il y a des femmes en niqab qui se font chopper), se comporter amicalement, discuter avec des inconnus, trop boire, trop rire, trop exister ou pas assez, marcher trop lentement ou trop vite, être juste trop jolie ou trop charmante ou même n’avoir aucun trait ou comportement distinctif particulier, hormis un seul : être une femme.
Je ne pense pas que les femmes s’organisent pour être un groupe dominé, pas plus que les gens à la peau noire ont cherché les chaînes ou les Juifs, la chambre à gaz, cela dit, il est par contre terriblement évident pour chacune d’entre nous qu’il est nettement plus confortable, à tout point de vue, d’être un homme plutôt qu’une femme, d’être un blanc plutôt qu’un coloré, d’être un Aryen au temps d’Hitler. Cela ne signifie pas que tous les blancs ont comploté contre les noirs ou que tous les Allemands voulaient la peau des Juifs, ni même approuvaient vaguement le sort que leur a été fait, cependant tous les membres d’un groupe dominant ont parfaitement conscience du fait qu’in fine, ils sont du bon côté du manche.
C’est un peu comme les patrons : il est impossible de dire que tous les patrons sont des salopards. J’en connais même beaucoup de fort sympathiques. Et puis, beaucoup d’entre nous ne sont pas à l’abri de devenir un jour patron à leur tour (encore que, d’un point de vue purement sociologique, en fait, non, certains d’entre nous sont vachement plus à l’abri que d’autres de ne jamais finir patron... comme les femmes, par exemple...). D’ailleurs, il y a des tas de patrons qui sont carrément de gauche, voire même d’extrême gauche et qui ont le souci de leurs salariés... pourtant, chacun d’eux sait pertinemment que si, à moment donné, la manière dont se déroule le fameux dialogue social ne leur convient plus, ils peuvent alors trancher de manière catégorique et sans appel et se comporter en despotes absolus. Parce que l’organisation sociale actuelle leur permet de le faire, parce que le fait même que notre ordre social structure leur domination leur permet de l’exercer librement, à tout moment et pratiquement sans tact ni mesure. Ils ont le choix de dominer ou non et le simple fait que cette possibilité existe (et est en plus encouragée : « mais qu’est-ce que tu t’emmerdes, mon vieux, n’oublie pas que c’est toi, le patron ! ») rend l’exercice de ce pouvoir pratiquement inéluctable.
D’ailleurs, voit-on tant de patrons que cela lutter pour des règles plus équitables entre patrons et employés, pour un équilibre réel des pouvoirs ?
Le fait est que tout homme a forcément été pétri des représentations sociales genrées qui sont valorisées par notre société et que s’ils n’exercent pas leur domination individuellement, c’est juste une question de libre choix pour chacun d’eux, libre choix sur lequel ils peuvent revenir à tout moment, sans craindre aucune sanction sociale, voire même en étant valorisé « Ah, quand même, tu as cessé de faire ta gonzesse, tu te fais enfin respecter ! ». Alors que moi, en tant que dominée (bien que jouissant d’une relative liberté de parole, de déplacement, etc.), je ne choisis pas de ne plus subir la discrimination à l’embauche, les salaires pourris, les remarques de merde, la peur du viol et autres joyeusetés dont j’ai hérité uniquement et seulement parce que je suis née de sexe féminin.
Voilà qui fait toute la différence entre ceux qui appartiennent à un groupe dominé et ceux qui appartiennent à un groupe dominant.