LE POUVOIR COMME PERVERSION NARCISSIQUE

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    • Difficile dans ces conditions de sortir de la gangrène de la crise actuelle. Il semblerait que dans les entreprises comme à la tête des Etats on peine à retrouver un peu d’audace nécessaire et essentielle pour créer l’avenir. Une civilisation des moeurs qui fait reposer le crédit d’un individu, d’un groupe, d’un Etat sur l’apparence, sur l’opinion n’incite-t-elle pas à l’imposture ?, interroge le psychanalyste. Qu’est-ce qu’une politique qui vend sans cesse à l’opinion publique la « marque de fabrique » d’un gouvernement évaluant par des sondages constants la pénétration de sa propagande au sein de la population ? Sans compter un président « normal » qui place la démocratie sous les auspices de la norme. Or l’incitation à être « normal » et « adapté » fait le lit de l’imposture, selon Roland Gori.

    • Et justement, au travail, être un travailleur « normal » aujourd’hui, c’est être quelqu’un d’exceptionnel, c’est à dire quelqu’un qui fait toujours mieux que les autres, et toujours mieux que le jour précédent. Pour être normal il faut être hors-norme, voilà pourquoi on n’a d’autre choix que mentir, tricher, ou capituler (parfois via le suicide)

      Et Roland Gori de rappeler que lorsque l’autorité est en crise, lorsque le pouvoir normatif s’accroît lorsque la vulnérabilité sociale et psychique grandit, il faut survivre et pour survivre il faut parfois tricher, frauder, mentir, et usurper toutes sortes de rôles et de fonctions en s’affublant des masques de pseudo identifications que ne désavoueraient pas les plus fieffés des imposteurs.

      à rapprocher des travaux de Vincent de Gaulejac sur la souffrance au travail
      http://nrt.revues.org/439

      Si le travailleur va mal, si le travail est devenu une source presque exclusive de souffrance et de mal-être, si les salariés ne peuvent dire leur tourment et s’insurger, c’est tout simplement parce que les organisations et le management qui les anime sont devenus malades eux-mêmes et brouillent toute compréhension. Organisations et management sont des systèmes « paradoxants », nous dit l’auteur. En eux, tout est oxymorique, antinomique, contradictoire et controuvé. Devenues essentiellement « réactives », c’est-à-dire fermées à la réflexion et obnubilé par le court terme et la « performance », les organisations exposent en permanence les travailleurs à des injonctions paradoxales (« double blind »), des couples de principes contradictoires : le travailleur doit être « responsable » dans le temps même que l’entreprise se désintéresse totalement de lui et que la seule « responsabilité » qu’on accorde au salarié, c’est d’atteindre les objectifs qu’on lui a fixé, sans qu’il ait jamais pu discuter les moyens qu’on lui alloue ; il doit viser sans cesse « l’excellence », en dépassant mois après mois ses limites, autrement dit se situer toujours « hors du commun », s’exposant à la fois à l’inéluctabilité de l’échec (le dépassement de soi ne pouvant être permanent), et à l’exclusion du groupe de pairs (on a besoin des autres pour agir correctement) ; il doit « être autonome », « prendre des initiatives », « investir subjectivement sa tâche », alors qu’on lui demande en vérité de se conformer religieusement à des prescriptions élaborées par d’autres, comme aux heures triomphales du taylorisme industriel (ainsi les « méthodes qualité », les « tableaux de bord », les « scripts » de conduite d’entretien, etc.), et surtout aller sans répit au devant des attentes de l’entreprise, ses stratégies, ses objectifs, sans aucune prise sur la direction choisie ; il doit être « adaptable », « flexible », c’est-à-dire se soumettre aux décisions obscures et erratiques d’un management aux ordres de conseils d’administration jouant au Monopoly mondial, au risque d’annihiler toute possibilité d’accumulation de connaissances, d’expériences, de savoir faire, qui peuvent faire de lui un « bon professionnel » ; il doit enfin se plier à la tyrannie de l’urgence, gagner du temps sur le temps, sans jamais pouvoir suivre le tempo, pressé qu’il est par les « impératifs » qui s’embouteillent au poste de travail, désespérant de pouvoir faire convenablement un travail dont on n’évaluera que les résultats, jamais les conditions dans lesquelles il se réalise… En vérité, le management exalte la « liberté » du travailleur, alors même qu’il n’encourage et ne récompense que le conformisme, c’est-à-dire la soumission à des règles, normes, prescriptions et autres injonctions, sans considération aucune pour leur faisabilité intrinsèque. L’échec ne peut plus s’expliquer alors que par un déficit personnel, une incapacité propre, une insuffisance du travailleur, un manque d’attention sans doute à la valorisation de son « capital humain », grâce auquel il aurait pu donner à son travail la logique qui lui fait intrinsèquement défaut.