Logiciels à l’ère libre - Libération

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    Logiciels à l’ère libre
    Erwan CARIO 17 août 2014 à 18:06

    LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ
    Depuis les années 80, un système collaboratif permet à tous d’étudier, de modifier et de distribuer des programmes, parallèlement aux géants de l’informatique, dont les outils briment l’utilisateur.

    Les chemins de la liberté, certains logiciels les arpentent depuis le milieu des années 80. Petit à petit, discrètement, ils se sont imposés dans la plupart des rouages de l’informatique moderne. Pour apprendre à les connaître, rien de plus simple : ouvrez un navigateur Web (Firefox de préférence, pour les besoins de l’exercice), utilisez votre moteur de recherche favori, tapez « logiciel libre », puis cliquez sur le premier lien qui apparaît. En quatre étapes, vous êtes sur le point d’en savoir plus sur le sujet et, surtout, vous êtes maintenant un utilisateur aguerri de logiciels libres (lire ci-contre). Rien que pour ces manipulations, des dizaines d’entre eux sont entrés en action. Liste non exhaustive : Firefox, les ordinateurs du moteur de recherche tournent très probablement sous GNU-Linux, et les informations sont envoyées par Apache ; la sécurité est, elle, gérée par OpenSSL ; pour afficher ses résultats, Wikipédia (puisque c’est lui, le premier résultat, comme d’habitude) utilise MediaWiki, développé en PHP et qui utilise la base de données MySQL. Et on vous passe tous les bouts de code qui se chargent du transport des données dans les tuyaux du réseau mondial.
    Servir la collectivité

    Le voyage du logiciel libre a démarré en 1980, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), près de Boston, aux Etats-Unis, là où commencent nombre d’histoires quand on parle d’informatique. Richard Stallman, programmeur au laboratoire d’intelligence artificielle du célèbre institut, vient d’envoyer une cinquantaine de pages à imprimer sur la toute nouvelle imprimante laser du département. Mais quand il arrive, seules quatre sont sorties, et ce ne sont même pas les siennes (1). Cette plaie du bourrage papier ! Stallman connaît bien le problème. Quelques années plus tôt, il a modifié le programme d’une autre imprimante pour qu’elle prévienne les utilisateurs en cas de bourrage, et il compte bien faire de même avec cette nouvelle venue offerte par Xerox.

    Il découvre alors que la société n’a pas transmis le code source du driver de l’imprimante. Impossible, donc, de l’améliorer. Pire, lorsqu’il s’enquiert auprès d’un autre chercheur, qu’il sait proche de Xerox, de la disponibilité du code, ce dernier refuse de le partager, à cause d’un accord de confidentialité.

    Pour Stallman, c’est une trahison de l’esprit des codeurs informatiques qui, jusqu’ici, étaient prêts à collaborer. Cette anicroche est un élément déclencheur : pour servir la collectivité, les logiciels doivent être libres. On doit donc pouvoir les distribuer, les modifier et les utiliser à sa guise et sans contrainte. Il quitte le MIT en 1984 pour se consacrer au développement de GNU, un système d’exploitation libre (qui sera combiné au noyau Linux un peu plus tard pour aboutir à GNU-Linux), fonde la Free Software Foundation en 1985 et publie en 1989 la première version de la licence publique générale GNU, qui sert de base légale à la prolifération des logiciels libres. Mais si de nombreux programmeurs décident de suivre Stallman dans sa longue épopée, le grand public, lui, est à des années-lumière de ces préoccupations. En effet, lorsque les ordinateurs personnels commencent à débarquer dans les foyers au milieu des années 90, ils sont accompagnés des outils d’une firme quasi monopolistique sur le secteur : Microsoft. Et il n’y a rien de moins libre qu’un logiciel estampillé du logo du géant de Redmond. Windows, Word, Excel, Internet Explorer, tous ces programmes fonctionnent comme des boîtes noires, et leurs secrets de fabrication sont inaccessibles à leurs millions d’utilisateurs.

    A la fin des années 90, Alexis Kauffmann faisait partie de ceux-là. « Je ne me posais pas vraiment de questions. Et puis je suis tombé un jour sur un article intitulé "Comment informatiser intelligemment les écoles ?" L’auteur y parlait de logiciel libre, et j’ai découvert un univers qui dépassait l’informatique. C’était un système d’intelligence collective et collaborative. Richard Stallman ne parle pas de technique, il parle d’éthique. Le mouvement du logiciel libre est un mouvement social. » Kauffmann décide alors de consacrer son énergie à faire connaître ce mouvement et à aider les autres utilisateurs à se libérer des logiciels propriétaires (ou « privateurs », selon la terminologie de Stallman). Il fonde ainsi Framasoft, un site qui référence les logiciels libres et qui est devenu, avec les années, une association gérant une multitude d’activités : maison d’édition (de livres sous licence libre, bien sûr), fournisseur de services en ligne (l’éditeur collaboratif Framapad) ou encore distributeur d’une clé USB contenant une foultitude de logiciels et de livres, ainsi que la totalité du Wikipédia francophone (la Framakey).

    Tristan Nitot, lui, aurait pu tomber plus tôt dans la marmite du logiciel libre : « Au milieu des années 80, avant mon bac, j’avais réussi à m’incruster dans les locaux du Centre mondial informatique et ressources humaines, une structure créée par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Je squattais les ordinateurs jour et nuit, et j’y ai croisé plusieurs fois Stallman. J’utilisais même Emacs, l’éditeur de texte qu’il avait développé. Mais, bon, je ne savais pas vraiment qui c’était. Je l’ai compris bien plus tard. » Dans les années 90, Nitot rejoint Netscape, à l’époque le navigateur concurrent d’Internet Explorer. Mais, en 1998, incapable de résister au navigateur de Microsoft (gratuit et installé par défaut avec Windows), Netscape décide de rendre gratuit son Communicator et de passer le code source sous licence libre. Ce sont les débuts du grand projet Mozilla, qui aboutit en 2004 à la sortie du navigateur Firefox, un des premiers logiciels libres à toucher massivement le grand public. « Le truc incroyable avec Firefox, c’est le travail en commun à l’échelle de la planète. La puissance du libre, c’est d’être capable de changer le monde grâce à la production collaborative d’une richesse non marchande. Et, surtout, on est au service d’une seule entité : l’utilisateur final. C’est lui que nous voulons rendre libre. »

    « Se libérer de Google »

    Cette attention à l’utilisateur, c’est aussi ce qui motive Jean-Baptiste Kempf, qui s’occupe depuis 2005 de VLC, le célèbre lecteur vidéo représenté par un cône de chantier : « C’est peut-être un peu utopiste et ridicule, mais on veut avant tout créer des trucs cool pour les gens. » Depuis le milieu des années 90 et les débuts du projet au sein de l’Ecole centrale Paris, plus de 700 personnes ont participé au développement de ce logiciel capable de lire n’importe quel format de vidéo. Avec plus de 1,3 milliard de téléchargements, VLC s’est imposé au grand public. Une satisfaction pour Kempf, qui regrette cependant que la plupart des utilisateurs en ignorent l’aspect libre : « VLC est considéré comme normal par une majorité. Par défaut, ils ont le cône sur leur bureau, mais ils ne comprennent pas qu’une des fonctionnalités de VLC, c’est justement d’être libre : on ne les flique pas, on ne regarde pas ce qu’ils font. C’est aujourd’hui aussi important que le reste. »

    Début août, Firefox a dépassé Internet Explorer en nombre d’utilisateurs en France. VLC est devenu incontournable. LibreOffice permet de se passer de la suite bureautique de Microsoft, et même les jeux vidéo commencent à devenir compatibles avec GNU-Linux, notamment grâce à la plateforme Steam.

    L’heure n’est pourtant pas à la fête au sein de la communauté. « Le cloud et la mobilité sont venus tout bouleverser en très peu de temps, s’alarme Alexis Kauffmann. Face à l’adoption massive des services de Google, à la collecte des données par Facebook, aux applis mobiles et à tous ces systèmes qui cherchent à enfermer les utilisateurs, le logiciel libre n’est plus suffisant. Il faut maintenant apprendre aux internautes à se libérer de Google. » Même constat pour Tristan Nitot : « La clé de voûte de notre mouvement, c’est la liberté de l’utilisateur, et cette liberté n’a jamais été autant menacée. On a changé de paradigme : aujourd’hui, il faut que la communauté du logiciel libre s’attaque de front au sujet de la décentralisation du Web. On a libéré les logiciels, et il faut continuer à le faire. Mais il faut aussi libérer les serveurs et les données qui sont dedans. »

    (1) « Richard Stallman et la révolution du logiciel libre » de Sam Williams, éd. Eyrolles. Disponible sur Framabook.org

    Erwan CARIO