• Les mots creux

    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2014/10/19/les-mots-creux_4508643_3232.html

    C’est Manuel Valls lui-même qui a sonné l’alarme devant l’Assemblée nationale, lors de son premier discours de politique générale, le 8 avril : « Beaucoup de nos compatriotes n’y croient plus. Ils ne nous entendent plus. La parole publique est devenue pour eux une langue morte. » Son diagnostic, grave et volontiers provocateur, d’une classe politique qui ne parviendrait plus à s’adresser à ses concitoyens, est partagé par beaucoup, à gauche comme à droite : la crise que traverse le système politique en France est aussi une crise de langage, une crise des mots qui ne font plus sens et peinent à décrire le réel comme à parler aux consciences.

    De ce point de vue, les deux premières années du quinquennat de François Hollande ont été un modèle du genre. L’« inversion de la courbe du chômage » est devenue au fil des premiers mois le symbole de cette langue désincarnée et technique, née d’une expression forgée par Michel Sapin, alors ministre du travail, et reprise plusieurs fois par le chef de l’Etat lui-même. La non-réalisation de ladite inversion a à la fois signé l’échec de la gauche à obtenir des résultats, entamé durablement sa crédibilité pour le reste du mandat et souligné sa propension à se couler dans une novlangue technocratique rejetée massivement par les Français.

    « On ne sait plus parler aux gens, on parle comme des machines ! », se désolait ainsi un député socialiste au lendemain de la déroute de la majorité aux élections municipales de mars. Depuis le remaniement qui s’en est suivi, la formule malheureuse a d’ailleurs été définitivement abandonnée par le nouveau gouvernement et remisée au rang des expressions bannies.

    Le mal-langage politique a contaminé l’ensemble de l’échiquier partidaire et standardisé des discours, davantage clivés par le passé. Un phénomène provoqué largement par la fin des batailles idéologiques à partir des années 1990, et renforcé depuis par les mutations médiatiques de l’information en continu et du tweet, qui réclament une expression « à chaud » et calibrée, au risque de se limiter parfois à des slogans ou à des mots-valises. Combien de fois au cours de ces dernières années n’a-t-on pas entendu un(e) responsable « en situation » expliquer « les yeux dans les yeux » que le pays était « à la croisée des chemins », ou affirmer que telle « réforme d’ampleur » était « la mère de toutes les batailles » ? Quels que soient les gouvernements, tout nouvel accord est forcément qualifié de « gagnant-gagnant », de même que l’emploi, l’éducation ou la lutte contre le terrorisme sont toujours « la priorité des priorités »… Ces mots, forts en apparence, ont en réalité perdu de leur substance au fil du temps : des coquilles vides rendant leurs locuteurs inaudibles par les Français qui éprouvent de plus en plus de défiance envers leurs dirigeants.

    Quand cette politique qui s’exprime en bannissant toute aspérité est menée par la gauche, l’effet social et démocratique n’en est que plus désastreux, car « l’histoire de la gauche est jalonnée de marqueurs très forts dans le vocabulaire et leur disparition n’en est que plus spectaculaire », explique l’historien Christian Delporte, auteur d’Une histoire de la langue de bois (Flammarion, 2009), qui remarque que « le PS ne parle plus depuis longtemps des ouvriers, ni même des travailleurs, mais des salariés noyés dans le grand ensemble flou des classes moyennes ».

    CHAMPIONS EN ACRONYMES

    L’affaire n’est pas nouvelle. Déjà François Mitterrand et les socialistes avaient inventé les expressions de la « pause » ou de la « parenthèse » pour ne pas avoir à nommer le « tournant de la rigueur » de 1983. De même aujourd’hui, alors que le gouvernement s’apprête à engager 50 milliards d’économies publiques en trois ans, il n’est pas question de parler d’« austérité », ni même de « rigueur », mais plutôt de « sérieux budgétaire », idiome censé être moins douloureux et anxiogène. « Se réfugier derrière des mots techniques et pragmatiques est une réaction hélas assez classique par gros temps économique », rappelle Christian Delporte.

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