Je me souviens

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  • Je me souviens. Lettre à nos accusateurs d’hier et d’aujourd’hui

    "Je me souviens, dans les années 80-90, mon père était suspect. Oui, déjà. Suspect de voler le travail des Français. C’est ce que je comprenais vaguement quand je voyais à la télé ce gros monsieur blond, l’œil un peu vitreux, qui accusait mon cher père. L’accusation me semblait pourtant bizarre, parce que son travail, croyez-moi, peu de Français auraient voulu le lui reprendre...

    Mon père avait en effet pour gagne-pain cette servitude pas vraiment volontaire qu’on appelle la chaîne. Et c’était pareil pour les autres hommes du quartier. Comme lui, ils rentraient le soir, silencieux, le teint gris, les vêtements maculés du gras des outillages. Et beaucoup mourraient entre quarante-cinq ans et cinquante-cinq ans, cela avait été une vraie hécatombe dans le quartier, je m’en souviens bien, à coup de cancers surtout. Mais je n’ai rien dit, je n’étais pas mon père.

    Je me souviens, dans les années 90-2000, plus grande, je découvrais étonnée que mon frère était suspect. Oui, encore. Mauvaise graine d’un père voleur, mon frère était suspecté de violer dans les caves, les tournantes comme ils disaient à la télévision. Ah bon ? Dans les quartiers ? Tiens ? Mais je vivais avec eux, frères, cousins, amis, et vraiment ça me semblait bizarre. Parce que croyez-moi, ces garçons ne me faisaient vraiment pas peur. Dans le quartier, ils étaient plutôt gentils, mais oui, et ne descendaient à la cave que quand leur mère leur demandait d’aller récupérer un objet remisé là.

    Puis quand, pour payer mes études, j’ai travaillé comme surveillante d’internat, j’ai repensé à ce qu’on disait de mes frères. Mais j’étais un peu perdue parce que chaque année, systématiquement, quelques filles de l’internat, en confiance, me parlaient aussi de ces « viols en bande » qu’elles avaient tus. Seulement, c’était bizarre, elles venaient toutes de villages perdus du hauts Doubs ou du Jura, et leur calvaire ne s’était pas passé dans une cave de banlieue. Plutôt lors d’une fête fortement alcoolisée. Et puis, ces gamines paumées, elles les aimaient bien mes frères et mes cousins. Elles les trouvaient gentils et surtout, eux, ne buvaient pas généralement. Mais je n’ai rien dit, je n’étais pas mon frère.

    Je me souviens, dans les années 2000-2010, j’avais découvert que ma sœur voilée était suspecte. Oui, toujours. Un père voleur et un frère violeur ne peuvent donner qu’une sœur voilée.

    A ce bout de tissu on attribua tellement de sens que j’en avais le vertige. « Signe imposé de soumission à l’ordre patriarcal » : j’entendais ça parfois à la télé, et aussi « cinquième colonne de l’entrisme djihadiste » – mais à elle toute seule. Bizarre décidément, parce que ma sœur, mes amies voilées, toutes ultra-diplômées, ultra-actives, me semblaient tout sauf soumises. Mais je commençais à regarder ma sœur voilée d’un drôle d’œil. Oui, moi aussi, mais que voulez-vous, on finit par croire à ce tam-tam médiatique.

    Il m’avait pourtant semblé, à moi, que ma sœur voilée ne demandait qu’à vivre tranquillement, travailler et participer à la vie de son pays. Et puis, ce qu’elle me racontait de son quotidien, fait de regards torves, de bousculades intentionnelles et de crachats qu’elle découvrait le soir sur le dos de son voile, je ne le comprenais pas parce qu’on ne m’en parlait pas à la télé. Mais je n’ai rien dit, je n’étais pas ma sœur voilée.

    Et puis, il y a peu j’ai vu à la télé un monsieur avec des lunettes, un peu énervé, qui s’en est pris à moi. Tiens, c’était mon tour. Jusque-là j’avais été épargnée parce que je ne pouvais être que victime de mon père voleur, mon frère violeur, ma sœur voilée. Là, dans le jeu des sept familles, ce monsieur demandait « la suspecte d’antisémitisme ».

    Mauvaise pioche. Bon évidemment, aux yeux du monsieur énervé, mon père, mon frère, ma sœur l’étaient forcément, antisémites. Mais moi ? J’avais joué le jeu pourtant et quand cet été j’avais été indignée par les bombardements de Gaza, je continuais à jouer le jeu : je disais liberté, je disais égalité des hommes, je disais respect du droit. Tout cela je l’avais l’appris sur les bancs de l’école. Mais non, j’étais renvoyée à un atavisme sans raison, un instinct grégaire.

    Il ne m’aidait vraiment pas, ce monsieur, parce qu’à cause de ce qu’il disait, j’avais droit à des invitations à la connivence visqueuse avec de vrais antisémites, ceux-là – ceux qui croyaient qu’en raison de mes origines, j’en étais aussi, de leur sale club. Et bizarrement (oui, ma vie est pleine de bizarreries), ces gens étaient plutôt bien français, plus anciennement que moi en tout cas.

    Et enfin, ces jours derniers, vint le procureur général, celui qui nous accusait tous, mon père, mon frère, ma sœur et moi. Tous dans le même panier, celui de la même engeance. Un petit nerveux, ce nouveau procureur, un vague cousin je crois, mais un cousin de la main droite. Il ponctuait toutes ses accusations à coup de « C’est évident ! », « Mais bien sûr ! », « Tout le monde le sait, c’est comme ça ! ». Et plus il nous accusait, plus il se grandissait, semblant dire dans le même souffle : « Moi, je ne suis pas comme eux, moi, c’est évident, c’est sûr »...."

    Hassina Mechaï

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