Ce genre de travaux essuie généralement un haussement d’épaule ou un revers de main. D’autant plus qu’en l’occurrence, les auteurs ont fondé leurs calculs sur un petit échantillon de 80 personnes. Mais, à bien y regarder, l’étude des deux chercheurs britanniques mérite au contraire toute notre attention.
Plusieurs raisons à cela. La première est que, s’il est reproduit et confirmé par d’autres études, ce résultat signale la première inversion, en France, de la tendance séculaire qui voit augmenter régulièrement l’indice d’intelligence individuelle – c’est-à-dire, pour éviter de parler d’« intelligence », de l’amélioration des compétences cérébrales, au sens quasi-mécanique du terme. La deuxième raison de prendre au sérieux les résultats de MM. Dutton et Lynn est que cette inversion de la tendance à l’augmentation du QI est également constatée en Norvège, au Danemark, en Grande Bretagne, aux Pays-Bas, en Australie, en Suède…
Fonctions cognitives en régression
Dans de nombreux pays où les données permettent suffisamment de recul historique, une légère érosion des facultés cognitives est mesurée, environ depuis le milieu des années 1990. Il y a toujours, bien évidemment, des biais possibles, des erreurs, des effets d’échantillonnage… Mais même en Finlande, où la conscription donne lieu à des tests de QI standardisés, pratiqués sur toute une génération ou presque (25 000 jeunes par an sont testés depuis 1988), une étude des deux mêmes auteurs, publiée en 2013, montre une chute de deux points de QI entre 1997 et 2009, mesurée avec une grande précision. Les trois fonctions cognitives testées (représentation des formes, arithmétique, raisonnement verbal) sont toutes en régression.
Que viennent faire ces informations dans cette chronique ? Descartes nous a appris à nous placer si haut en surplomb du monde naturel, que nous avons bien du mal à imaginer que notre cerveau, siège du cogito, puisse être également modelé par notre environnement. Nous acceptons volontiers que notre foie puisse être intoxiqué, que notre prostate, nos glandes mammaires, notre pancréas puissent s’abîmer au contact des polluants de l’environnement. Mais que l’organe de notre intelligence soit affecté de la même façon, et que ces dégâts puissent altérer notre esprit, notre humeur, notre propension à la joie ou à l’insouciance, nous est intolérable. Le cerveau, pense-t-on, c’est de l’éducation greffée sur de la génétique. Un point c’est tout.
Lien entre perturbateurs endocriniens et troubles neuro-comportementaux
C’est pourtant faux. On peut, pour s’en convaincre, lire un livre savant paru fin mai en France, et dont il avait été question dans ces colonnes à sa publication par Oxford University Press (Le Monde du 3 décembre 2014). Dans Le Cerveau endommagé (Odile Jacob, 416 p., 39,90 euros), la biologiste Barbara Demeneix (CNRS/Muséum national d’histoire naturelle) montre comment la perturbation du système hormonal par une multitude de substances présentes dans notre environnement domestique (solvants, plastiques, etc.) ou dans la chaîne alimentaire (pesticides, additifs, etc.), peut altérer la construction de certaines structures cérébrales, notamment au cours de la période intra-utérine.
La chercheuse, dont les travaux sur le système thyroïdien sont mondialement reconnus, travaille depuis plus de dix ans sur la question. Elle a ratissé toute la connaissance, de l’épidémiologie à l’épigénétique en passant par l’endocrinologie et la biologie du développement ; elle conclut à un lien fort entre l’exposition généralisée de la population aux perturbateurs endocriniens — ces substances capables d’interférer avec le système hormonal — et l’augmentation d’une variété de troubles neuro-comportementaux (troubles de l’attention, hyperactivité, autismes, etc.).
Faillite réglementaire
Depuis longtemps, elle s’attend à ce que ses idées soient confortées par un début de baisse, dans la population générale, des capacités cognitives. Désormais, nous y sommes, même si d’autres causes que les contaminants chimiques ne sont pas à exclure…
S’il faut évoquer, aujourd’hui, les travaux de Barbara Demeneix, ce n’est pas seulement à l’occasion de la parution française de son livre. C’est aussi et surtout que la semaine passée a marqué le dernier épisode en date, et l’acmé, d’une interminable faillite réglementaire.
Mercredi 15 juin, avec, au compteur, deux ans et demi de retard et une condamnation de la Cour de justice de l’Union européenne, Bruxelles a proposé des critères d’identification des perturbateurs endocriniens — critères qui permettront de les retirer du marché. Hélas, la proposition de Bruxelles exige des niveaux de preuve presque impossibles à atteindre pour déclarer une substance « perturbateur endocrinien ». Les sociétés savantes, les ONG et certains Etats-membres sont vent debout.
Bruxelles n’a pas compris qu’il ne s’agit plus de prendre des mesures de précaution, mais des mesures d’urgence. Nous ne le voyons plus seulement par les hausses d’incidence des maladies hormonales « classiques » (cancers hormono-dépendants, diabète, infertilité, etc.) : nos cerveaux et ceux des générations futures, condition sine qua non de notre intelligence collective, sont en première ligne.