• Ce que Valls n’a pas vu au Tchad (et les medias français non plus) - Arrêt sur images
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    enquête du 04/12/2014 par Justine Brabant
    Ce que Valls n’a pas vu au Tchad (et les medias français non plus)
    Disparitions d’opposants, tirs à balles réelles contre manifs...
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    Du Tchad, où il était en visite officielle la semaine dernière, Manuel Valls aura vu les bases militaires françaises et le palais présidentiel. Les médias français qui ont couvert cette visite ont relayé fidèlement le message du Premier ministre : grâce au président Déby, la France est en première ligne contre les djihadistes du Sahel. Au risque d’oublier de mentionner les quelques affaires embarrassantes qui poursuivent ce dirigeant au pouvoir depuis vingt-quatre ans.

    Manuel Valls passant en revue les troupes françaises stationnées à N’Djamena, Manuel Valls inspectant le cockpit d’un Rafale avec le ministre de la Défense Jean-Yves le Drian, Manuel Valls serrant la main du président Idriss Déby : la visite du Premier ministre français au Tchad, le 22 novembre, a été courte, mais elle lui a suffi pour se parer, devant les caméras et objectifs des quelques journalistes français « embarqués », des solennels habits de chef de guerre.

    Mais qu’allait-il faire dans ce pays sahélien qui n’affole d’ordinaire pas les radars médiatiques ? L’envoyée spéciale de TF1, Isabelle Torre, postée devant une rangée de soldats hexagonaux en treillis de camouflage « désert », donne un début d’explication : elle cite dans le texte un Valls « fier de voir la France engager autant de moyens dans la lutte contre le terrorisme ».

    Treillis de camouflage et visite de Rafale au menu de l’escale tchadienne

    « Le terrorisme », ce sont les actions des groupes armés présents aux frontières du Tchad, notamment Boko Haram à l’ouest, et de divers groupes armés islamistes au nord (dans un sud libyen qualifié de « centre de thalassothérapie pour jihadistes » par un responsable militaire français).

    Contre ces groupes, la France a engagé plus de 3000 soldats dans l’opération Barkhane, lancée en août 2014, dont l’état-major est basé au Tchad. À l’unisson de la communication gouvernementale, les agences de presse (AFP et Reuters) et les quotidiens français ont rapporté la gratitude de l’Etat français envers le pouvoir du président Déby : « verrou laïc » dans une région saturée de djihadistes, « facteur de stabilité » en zone de crise, allié avec qui les relations sont « exceptionnelles ».

    Seul le Petit Journal, sur Canal +, a tenté d’écorner les galons tous neufs du général Valls, en montrant un Premier ministre transpirant, s’épongeant le visage et se retrouvant à saluer, au détour d’un hangar à hélicoptère, des militaires en mini-shorts.

    ... shorts jugés seyants par Yann Barthès, ralenti et zoom à l’appui

    Pendant ce temps-là, à N’djamena…

    Premier ministre qui en impose, excellentes relations avec l’allié tchadien, lutte tous azimuts contre les groupes jihadistes : vu de France, donc, à quelques gouttes de transpiration près, le déplacement a été un succès. Vu du Tchad, pourtant, on a modérément apprécié la visite de la délégation française. L’image de la poignée de mains Valls - Déby en particulier, est restée en travers de la gorge de nombre de responsables politiques et associatifs.

    Pourquoi ? Car Déby n’est pas que le héros de la lutte contre les groupes terroristes du Sahel. La « stabilité » célébrée par la diplomatie française a un prix : celui d’un régime clientéliste en place depuis vingt-quatre ans, qui ne laisse aux simples citoyens que les miettes de l’argent du pétrole, qui arrête arbitrairement et menace ses journalistes, et qui, à l’occasion, fait « disparaître » quelques opposants.

    Cas le plus emblématique de ces « disparitions » : celui d’Ibni Oumar Mahamat Saleh. Ce dirigeant d’une coalition de partis politiques d’opposition a « disparu » en 2008, après avoir été arrêté à son domicile par des militaires tchadiens. Il figurait, avec Ngarlejy Yorongar et Lol Mahamat Choua – arrêtés en même temps que lui mais libérés depuis –, parmi les principaux opposants à Idriss Déby.

    Outre les affaires pour lesquelles il est dans le viseur d’ONG telles qu’Amnesty, Déby fait face actuellement à un mouvement social de grande ampleur. Dix jours avant la venue de Manuel Valls à N’Djamena, les Tchadiens avaient organisé un « jour de colère » contre la vie chère. Enseignants non payés, personnels de santé épuisés du manque de matériel, ou simples habitants protestant contre les pénuries de carburant (le Tchad est exportateur de pétrole, mais l’or noir est détourné massivement, notamment par des proches du régime) sont descendus dans les rues. En guise de réponse, les forces de sécurité ont tiré sur la foule à balles réelles, tuant quatre personnes, d’après le président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme, Baldal Oyamta, joint par @si.

    [Cliquez pour zoomer : Le portrait de l’opposant tchadien Ibni Mahamat Saleh sur le site d’Amnesty International]
    > Cliquez sur l’image pour un gros plan <

    « Cela fait 24 ans que nous avons à notre tête un pouvoir qui ne prend pas en compte les aspirations des gens. On en a ras-le-bol. Et là, on voit monsieur Valls qui vient lui apporter son soutien. On le regrette », explique maître Delphine Djiraibe Kemneloum, présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (ATPDH), jointe également par @si. « On aurait aimé que Manuel Valls profite de sa visite pour prendre position clairement sur les questions sociales, de démocratie et de droits de l’Homme. Au lieu de ça, la France continue d’être un soutien de Déby. Le sentiment anti-français, malheureusement, grandit de jour en jour ici parmi les populations », complète le président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme Baldal Oyamta.

    La France et Déby, une Amitié de plus de vingt ans

    Une prise de position claire : c’est également ce qu’attendaient les associations tchadiennes de François Hollande lors de sa visite à N’Djamena, en juillet 2014. « La situation des droits de l’homme au Tchad, la question de l’impunité, le népotisme, la gabegie, la situation sociale des Tchadiens : il faut que Hollande prodigue des conseils à son homologue », réclamait alors le militant tchadien Eric Hervé Pando, interrogé à l’époque par RFI. Ce bilan critique des années Déby n’est pas formulé uniquement par des militants associatifs. Il est partagé par des universitaires. En mai 2013 déjà, la chercheuse française spécialiste du Tchad Marielle Debos rappelait dans une tribune de Libération que l’aide militaire du Tchad (notamment sur le front malien), ne devait pas faire oublier « la mauvaise gestion des ressources du pays, l’impunité dont bénéficient les proches du régime » et « les pratiques illégales et violentes de certains militaires. »

    Mais on ne rompt pas aussi facilement une amitié de vingt-quatre ans. Car Idriss Déby n’est pas seulement le chef d’un Etat dont la France apprécie la « stabilité », fût-elle imposée par une main de fer : il a été porté puis maintenu au pouvoir par les services secrets français eux-mêmes. Lorsqu’il prend le pouvoir en décembre 1990 par un coup d’Etat militaire, les soldats français du dispositif « Epervier » déployés sur place le regardent faire.

    Le Syndrome Foccart, par Jean-Pierre Bat

    Et pour cause : un officier de la DGSE, Paul Fontbonne, l’a aidé à organiser ce coup. L’historien Jean-Pierre Bat le raconte dans un ouvrage consacré à la politique française en Afrique, Le syndrome Foccart. Pourquoi cette aide ? Car « aux yeux des militaires français, l’ex-général Déby, officier victorieux et ancien stagiaire de l’école de guerre à Paris, apparaît à ce moment comme un bien meilleur et plus fidèle parti qu’Habré », son prédécesseur, dictateur aujourd’hui poursuivi pour crimes contre l’humanité, écrit Bat.

    Ce sont encore les soldats français du dispositif Epervier qui voleront au secours du « fidèle parti » en avril 2006 puis en février 2008 lorsque Déby sera menacé à son tour par des coups d’Etat. En retour, le chef d’Etat tchadien ne ménage pas ses efforts pour aider Paris dans ses entreprises militaires : en accueillant sur son sol l’état-major de l’opération Barkhane, mais aussi en envoyant un contingent de soldats tchadiens combattre au sein des casques bleus de la mission des Nations unies au Mali, la Minusma. Manuel Valls semble avoir estimé que cela valait bien une poignée de mains – quand bien même François Hollande, assure que le temps de la « Françafrique » est révolu.
    Par Justine Brabant le 04/12/2014
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