Corne de l’Afrique en conflit, par Maurice Lemoine (Le Monde diplomatique, juillet 2000)

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  • Le politique et la simulation, par Jean Baudrillard (juin 1978)
    http://www.monde-diplomatique.fr/1978/06/BAUDRILLARD/34748

    Le seul référent qui fonctionne encore c’est celui de la majorité silencieuse. Tous les systèmes actuels fonctionnent sur cette entité nébuleuse, sur cette substance flottante dont l’existence n’est plus sociale, mais statistique, et dont le seul mode d’apparition est celui du sondage. Simulacre à l’horizon du social, ou plutôt : derrière lequel déjà le social a disparu.

    Que la majorité silencieuse, ou les masses, soient un référent imaginaire ne veut pas dire qu’elles n’existent pas, mais qu_’il n’en est plus de représentation possible_. Les masses, contrairement au peuple ne sont plus un référent parce qu’elles ne sont plus de l’ordre de la représentation. Elles ne s’expriment pas, on les sonde. Elles ne réfléchissent pas, on les teste. Le référendum (et les médias sont un référendum perpétuel de questions-réponses dirigées) s’est substitué au référent politique. Or, sondages, tests, référendum, médias sont des dispositifs qui ne relèvent plus d’une dimension représentative, mais simulative. Ils ne visent plus un référent, mais un modèle. La révolution ici est totale, avec les dispositifs de la socialité classique (dont font partie l’élection, les institutions, les instances de représentation, et même de répression) où du sens social passe encore d’un pôle à l’autre, dans une structure dialectique qui laisse place à un enjeu politique et aux contradictions.

    Tout change dans le dispositif de simulation. Dans le couple sondages/majorité silencieuse, par exemple, il n’y a plus de pôles ni de courant alternatif, plus de termes différentiels donc plus d’électricité du social non plus. Les pôles se sont comme confondus ou évanouis dans une circularité signalétique, informatique (exactement comme il en est du commandement moléculaire de la substance qu’il informe dans l’A.D.N et le code génétique). Bombardées de stimuli, de messages et de tests, les masses ne sont plus qu’un gisement opaque, aveugle, comme ces amas de gaz stellaires qu’on ne connaît qu’à travers l’analyse de leur spectre lumineux — spectre de radiations équivalant aux statistiques et aux sondages — mais justement : il ne peut plus s’agir d’expression ou de représentation, tout juste de simulation d’un social à jamais inexprimable et inexprimé. Tel est le sens de la majorité silencieuse.

    Toute majorité ne l’a pas toujours été mais, aujourd’hui, elle l’est par définition. Peut-être a-t-elle été réduite au silence mais ce n’est pas sûr. Car ce silence s’il veut bien dire qu’elle ne parle pas, signifie surtout qu’il n’est plus possible de parler en son nom : nul ne peut-être dit représenter la majorité silencieuse ou les masses, et c’est là leur revanche. Elles ne sont plus une instance à laquelle on puisse se référer comme jadis à la classe ou au peuple. Retirée dans son silence, la masse n’est plus sujet (surtout pas de l’histoire), elle ne peut donc plus être parlée, articulée représentée, ni passer par le stade du miroir politique et le cycle des identifications imaginaires. On voit quelle puissance il en résulte, car, n’étant pas sujet, la masse ne peut même plus être aliéné : ni dans son propre langage (elle n’en a pas), ni dans aucun autre qui prétendrait parler pour elle.

    Tel est le sens paradoxal de ce silence : il peut apparaître comme la forme absolue de l’aliénation, mais il est aussi une arme absolue. La masse est inaccessible aux schémas de libération, de révolution et d’historicité, mais c’est son mode de défense propre, son mode de rétorsion à elle. Elle est modèle de simulation, alibi à l’usage d’une classe politique fantôme et qui ne sait déjà plus quelle sorte de pouvoir « politique » elle exerce sur elle, et en même temps la mort, la fin de ce processus politique qui est censé la régir. En elle s’affirme le politique comme volonté et représentation.