• Trois mots pour les morts et pour les vivants - Libération
    http://www.liberation.fr/debats/2015/01/09/trois-mots-pour-les-morts-et-pour-les-vivants_1177315

    Etienne Balibar

    Imprudence. Les dessinateurs de Charlie Hebdo ont-ils été imprudents ? Oui, mais le mot a deux sens, plus ou moins aisément démêlables (et, bien sûr, il entre ici une part de subjectivité). Mépris du danger, goût du risque, héroïsme si l’on veut. Mais aussi indifférence envers les conséquences éventuellement désastreuses d’une saine provocation : en l’occurrence le sentiment d’humiliation de millions d’hommes déjà stigmatisés, qui les livre aux manipulations de fanatiques organisés. Je crois que Charb et ses camarades ont été imprudents dans les deux sens du terme. Aujourd’hui que cette imprudence leur a coûté la vie, révélant du même coup le danger mortel que court la liberté d’expression, je ne veux penser qu’au premier aspect. Mais pour demain et après-demain (car cette affaire ne sera pas d’un jour), je voudrais bien qu’on réfléchisse à la manière la plus intelligente de gérer le second et sa contradiction avec le premier. Ce ne sera pas nécessairement de la lâcheté.

    Jihad. C’est à dessein que pour finir je prononce le mot qui fait peur, car il est temps d’en examiner toutes les implications. Je n’ai que le début d’une idée à ce sujet, mais j’y tiens : notre sort est entre les mains des musulmans, si imprécise que soit cette dénomination. Pourquoi ? Parce qu’il est juste, bien sûr, de mettre en garde contre les amalgames, et de contrer l’islamophobie qui prétend lire l’appel au meurtre dans le Coran ou la tradition orale. Mais cela ne suffira pas. A l’exploitation de l’islam par les réseaux jihadistes - dont, ne l’oublions pas, des musulmans partout dans le monde et en Europe même sont les principales victimes - ne peut répondre qu’une critique théologique, et finalement une réforme du « sens commun » de la religion, qui fasse du jihadisme une contrevérité aux yeux des croyants. Sinon, nous serons tous pris dans le mortel étau du terrorisme, susceptible d’attirer à lui tous les humiliés et offensés de notre société en crise, et des politiques sécuritaires, liberticides, mises en œuvre par des Etats de plus en plus militarisés. Il y a donc une responsabilité des musulmans, ou plutôt une tâche qui leur incombe. Mais c’est aussi la nôtre, non seulement parce que le « nous » dont je parle, ici et maintenant, inclut par définition beaucoup de musulmans, mais aussi parce que les chances d’une telle critique et d’une telle réforme, déjà ténues, deviendraient carrément nulles si nous nous accommodions encore longtemps des discours d’isolement dont, avec leur religion et leurs cultures, ils sont généralement la cible.

    • Mais aussi indifférence envers les conséquences éventuellement désastreuses d’une saine provocation : en l’occurrence le sentiment d’humiliation de millions d’hommes déjà stigmatisés, qui les livre aux manipulations de fanatiques organisés.

      Personnellement je parle même d’irresponsabilité : nombreux sont ceux qui les ont appelés à être plus « prudents » ces dernières années, ils n’en ont pas tenu compte.
      Je ne leur fais pas de procès supplémentaire, je suis triste pour eux.
      Le fait qu’au moment du drame ils aient cru à des pétards et que le garde du corps de Charb n’ait pas réagi semble montrer qu’on n’envisageait pas une telle attaque (moi le premier). Que des dessins aient une telle portée semble absurde, mais on doit s’y résigner.

      J’espère sincèrement que tous ceux qui usent de leur liberté d’expression pour toucher les masses comprendront bien ce qui est du ressort de leur responsabilité.
      Dès qu’on intervient dans la sphère publique, qu’on soit une entreprise un chroniqueur ou un humouriste, on a une responsabilité sociale.
      On a beau s’adresser à des adultes, l’humilité doit nous apprendre qu’on n’est pas forcément cablé pareil. Le « j’ai raison, c’est pas ma faute s’il le prend mal » doit être proscrit.
      Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas militer, moi même je me bagarre ts les jours pour faire évoluer les mentalités à mon humble niveau. Simplement j’alerte sur les limites de la « provocation » comme technique d’expression militante.
      Enfin je dis qu’on ne peut ignorer la logique communautaire et la dimension psychologique dans la critique de l’islamisme, car l’émancipation, ça ne peut venir de l’intérieur.
      Je ne vois pas comment une communauté peut s’émanciper à la demande d’une communauté voisine qui l’invite à évoluer en égratignant son orgueil.
      On ne peut que déclencher un raidissement, pas un assouplissement.
      Penser aider les musulmans en caricaturant le prophète quand on est confortablement installé dans un bureau occidental, c’est au mieux du paternalisme contre-productif, c’est le baiser du serpent pour les musulmans qui luttent dans leur communauté contre le pouvoir religieux.

      Oui il va falloir gagner en subtilité..

      Il y a donc une responsabilité des musulmans, ou plutôt une tâche qui leur incombe. Mais c’est aussi la nôtre, non seulement parce que le « nous » dont je parle, ici et maintenant, inclut par définition beaucoup de musulmans, mais aussi parce que les chances d’une telle critique et d’une telle réforme, déjà ténues, deviendraient carrément nulles si nous nous accommodions encore longtemps des discours d’isolement dont, avec leur religion et leurs cultures, ils sont généralement la cible.