• Charlie et quelques questions qui fâchent, Émmanuel Riondé
    http://blogs.mediapart.fr/blog/emmanuel-rionde/130115/charlie-et-quelques-questions-qui-fachent

    Il en est une, profonde, qui appelle à un aggiornamento national autour de l’héritage colonial de ce pays. Les deux frères Kouachi, comme Amedy Coulibaly, comme Mohamed Merah en mars 2012 dans la région toulousaine, comme Boubaker el Hakim (directement impliqué dans l’assassinat des opposants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013 à Tunis), sont des enfants de France. Tous issus de l’immigration postcoloniale, venant des quartiers populaires pour certains, pupilles de la nation pour d’autres. Ils appartiennent depuis leur naissance à la partie la plus stigmatisée de la population de ce pays, celle pour qui les valeurs républicaines et « l’unité nationale » mises en avant depuis une semaine, relèvent plus souvent de la fable que de la réalité. Celle qui, lors du soulèvement des banlieues en novembre 2005, s’est vue mise en « état d’urgence », une situation qui n’avait plus eu lieu sur le territoire national depuis... la guerre d’Algérie en 1961 (et entretemps en Nouvelle Calédonie en 1984). Cette dimension du problème, qui relève d’un impensé postcolonial, va-t-elle être abordée dans le débat ?

    On sait aussi que les assassins de ces derniers jours se sont radicalisés dans les prisons françaises où ils ont notamment rencontré Djamel Beghal, activiste prédicateur redoutable, capable d’embrouiller des esprits fragiles. En l’occurrence ceux de « trois petits branleurs » qui ont ensuite « appris à manier la kalachnikov au Yémen » comme le résume efficacement l’universitaire Olivier Roy . Cette rencontre initiale n’a pas eu lieu dans un souk de Bagdad ni dans un camp d’entraînement en Afghanistan et elle n’est pas le fait d’un calife jihadiste, elle s’est déroulée dans les prisons françaises, à la faveur du surpeuplement pénitentiaire. Cette réalité va-t-elle être mise sur la table et couplée au débat sur la politique pénale et l’état des geôles françaises ? Pour l’heure, on a surtout entendu parlé de régime différenciés, de lois d’exception.

    Enfin, Amedy Coulibaly ce vendredi et Mohamed Merah en mars 2012 ont tué des civils pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Structurellement, la communauté juive ne souffre plus en France d’un antisémitisme largement diffus dans la société comme cela a longtemps été le cas. C’est désormais, on l’a dit, les musulmans (et plus récemment les roms) qui sont dans cette position. En 2003, 36 % des personnes interrogées considéraient les Juifs comme « un groupe à part » au sein de la société française ; en 2013, ils ne sont plus que 26 % dans ce cas. Sur la même période, les Musulmans sont passés de 57 % à 55 % (rapport de la CNCDH déjà cité). Mais il est clair qu’au plan intime, aujourd’hui, être juif en France est en passe de devenir aussi angoissant qu’être musulman (pour plus de détails sur la réalité des chiffres de l’antisémitisme, voir cet article de Louise Fessard et Michel de Pracontal). Chacun doit bien prendre conscience de cette réalité.