Souvenir effacé de l’enfance politique

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  • Souvenir effacé de l’enfance politique, #Noémi_Lefebvre
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    Souvenir effacé de l’enfance politique

    Parfois, la nuit, en effet, j’allais me servir un petit repas de frigo. Ce qu’il y a. Du fromage de vache ou de la tarte aux pommes.

    Ma mère fait des tartes aux pommes avec des pommes de France. 

    Elle coupe les pommes de France en quartiers comme des petites provinces qu’elle dispose en fleur sur de la pâte industrielle en rouleau plastifié.

    Je me demande si ma mère descend de la tradition ou de la société de consommation.

    Elle achète en fonction des pulsions et des propositions.

    Elle voit un produit, elle a une pulsion, elle achète le produit. 

    Ma mère est victime du #capitalisme_pulsionnel et ne lutte pas contre son devenir barbare.

    Elle est hyperindustrielle, c’est à dire qu’elle vit dans la société de contrôle et voit une part toujours plus grande de ses comportements pris en charge par le système techno-économique, en sorte qu’elle se trouve de plus en plus dépossédée d’initiatives et de responsablités.

    Ma mère elle a le coup, elle fait comme ça. Elle achète des rouleaux techno-industriels, elle pose les pommes en fleur, elle fout le tout au four, ça fait une tarte aux pommes.

    Parfois elle fait pareil avec des poires. Ou des poireaux, c’est pire.

    Ma mère aime bien que je mange du #vert, elle s’est mise au vert et je dois manger du vert, de la salade ou des poireaux ou des pois mange-tout ou des haricots verts, tout ce qui est vert, elle dit cette vérité que manger du vert c’est la santé.

    Dans la cuisine de ma mère je repensais à toutes ces choses vraies que ma mère profère, le vert c’est la santé, il faut se laver pour être propre, mieux vaut être heureux que malheureux, ce genre de choses vraies, vous voyez.

    Je me disais il y a ça dans la tête de ma mère. 

    Et un jour ce sera moi.

    Un jour toutes ces choses vraies de ma mère seront mes choses vraies.

    Quand je serai vieille comme ma mère, moi aussi je dirai des choses vraies.

     - Qu’est-ce que tu fais Martine ? Ma mère dort des yeux mais elle bouge de la bouche. - Rien Man. - Tu manges ? A cette heure là ?

    Elle voudrait que je mange en fonction des repas, et pas comme je veux car je ne suis pas chez moi.

    Ma mère gère ce que j’ingère. Elle a cette fonction nutritive ancestrale qu’elle a commencée avant même que je naisse, qu’elle a dû interrompre quand je suis partie pour vivre sans ma mère, et qu’elle a reprise quand je suis revenue.

    Quand je suis arrivée j’avais pas faim du tout mais ma mère a voulu que je mange, tout ça pour me nourrir.

    Ma mère m’a nourrie et après j’ai eu faim.

    Il faut manger pour vivre, c’est ce que dit ma mère, et elle m’a fait manger comme elle avait fait manger mon père, en faisant des plats.

    Naguère elle servit des plats à mon père. Mon père devait manger pour vivre, alors il mangeait tous les plats de ma mère. Quand il est revenu d’Algérie il a dû vivre et il avait besoin de ma mère pour manger tous ces plats comme ils avaient prévu.

    Sans les plats de ma mère qu’est-ce qu’il aurait mangé. Il ne savait faire que des œufs brouillés. Et ouvrir des boîtes.

    En #Algérie il cuisinait des boîtes. Des fayots, des petits pois. Après, grâce à ma mère, il a mangé des plats. Les plats de ma mère sont entièrement dirigés vers quelqu’un comme mon père qui doit manger pour vivre.

    Ce qui fait plaisir à ma mère, c’est faire des plats pour quelqu’un sans avoir à manger, comme ça elle n’a pas de #corps.

    Elle sacrifie son corps en mettant toute son âme dans des plats pour quelqu’un.

    Un texte qui n’est pas là :

    #livre #enfance_politique

    La seule issue c’est de s’en sortir - L’état des sentiments à l’âge adulte, Noémi Lefebvre, lecture, extraits
    http://seenthis.net/messages/127854