• « Oui, “Charlie Hebdo” est obsédé par l’islam »

    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2015/03/05/oui-charlie-hebdo-est-obsede-par-l-islam_4588297_3232.html

    par Damien Boone, docteurs en sociologie politique et Lucile Ruault, doctorante en sociologie politique

    À propos de l’interprétation des Unes de Charlie-Hebdo « De qui se moque-t-on ? » interrogent Jean-François Mignot et Céline Goffette dans un article recensant les thèmes des Unes de Charlie Hebdo entre 2005 et 2015. Excellente question, qu’on peut autant poser aux membres de la rédaction de l’hebdomadaire qu’aux auteur·es de la tribune, affirmant que « Charlie Hebdo n’est pas obsédé par l’islam ». À l’appui de cette assertion, le constat, sur la période étudiée, de 38 Unes consacrées à la religion, dont 20 % « se moquent principalement de l’islam » (soit 7). « Au total, concluent les sociologues, seulement 1,3 % des “unesˮ se sont moquées principalement des musulmans. De fait, Charlie Hebdo n’était pas “obsédéˮ par l’islam ». L’utilisation de données quantitatives a toutes les apparences de la scientificité et fonctionne comme un argument d’autorité quasi imparable.

    Pourtant, cette démonstration masque davantage d’éléments qu’elle n’en dévoile, en mettant en avant un simple chiffre. Ce chiffre évacue un ensemble d’hypothèses et de postulats qui, s’ils ne sont pas sérieusement interrogés et étudiés, ne lui confèrent qu’une faible valeur interprétative. Autrement dit, affirmer qu’à partir de cette étude, Charlie Hebdo « conformément à sa réputation, est un journal irrévérencieux de gauche, indéniablement antiraciste, mais intransigeant face à tous les obscurantismes religieux », laisser ainsi entendre que rien, dans le contenu du journal, ne pose problème (sur les musulmans ou sur d’autres sujets comme le sexisme), et que les personnes qui s’en indignent ou le questionnent ont tort, est un glissement qui ne peut résulter du raisonnement proposé.

    Les « obsessions » d’un journal

    Étudier les Unes, ce n’est pas étudier le journal : les deux universitaires le précisent bien. Mais alors le titre de l’article qui, en recourant à la métonymie, assimile tout le journal à sa Une, est abusif. Présupposer que les Unes sont à l’origine des accusations d’islamophobie relève davantage d’une intuition au doigt mouillé que d’une réflexion sérieuse : elles ont reposé sur des articles, éditoriaux et prises de position des membres de la rédaction, au cœur du journal et en dehors. En outre, étudier les Unes seulement en tant que produit fini, comme si elles arrivaient ex nihilo, sans s’interroger sur la manière dont elles sont élaborées, est problématique.

    Gaël Villeneuve, sociologue des médias, souligne sur son blog que la sociologie du journalisme a depuis longtemps montré que le choix d’une Une relève davantage d’une logique commerciale que des « obsessions » des membres d’un journal. Même chez Charlie, la Une est souvent un dessin lié à l’actualité immédiate, un positionnement décalé sur ce qui fait parler dans le temps médiatique. Et, quand bien même on considérerait que les Unes reflètent les seules préoccupations des journalistes, on ne sait ici rien des manières dont elles sont collectivement discutées et débattues au sein de la rédaction. La seule étude des couvertures tend à homogénéiser la rédaction, alors que s’y expriment des opinions plurielles.

    En fait, bien trop d’éléments entrent en ligne de compte dans la production d’une Une pour qu’on se contente d’en tirer des conclusions à partir de ce qui est immédiatement visible. Surtout, le fait d’exposer le débat en laissant entendre que les reproches faits à Charlie Hebdo se posaient quantitativement relève d’un procédé intellectuel douteux consistant à réfuter une proposition qui n’a pas été tenue en ces termes. Les polémiques suscitées par Charlie- Hebdo ne portent pas sur le nombre de références à l’islam, mais sur les manières dont cette religion est représentée.
    Il est bien sûr autorisé de choisir un point de vue inédit, mais alors il conviendrait d’en préciser les limites. Imaginons le parallèle suivant : 1,3 % des discours d’un vieux leader d’extrême droite évoquent la Shoah. Doit-on en conclure qu’il n’a pas d’« obsession » antisémite ou négationniste ? Imaginons ensuite qu’une minorité des Unes du journal fasse figurer des femmes, ou plutôt une paire de seins, de fesses et un vagin. Leur faible représentation protégerait-elle la rédaction de Charlie de tout soupçon de phallocratie ? La question n’est pas « l’obsession » quantitative, mais les modalités, logiques et registres d’expression.
    Par ailleurs, on ne peut traiter ce sujet sans s’interroger en amont sur les rapports de domination au sein de la société, sur la stigmatisation de l’islam, et donc sur les interprétations racistes qu’on peut faire de ces dessins. Songeons par exemple aux manières distinctes dont Charlie Hebdo s’en prend aux religions : à propos du catholicisme, ses dessins représentent majoritairement la hiérarchie ecclésiastique, quand l’islam est avant tout abordé par le biais des femmes voilées, ou de pratiquants « ordinaires ».

    Chiffres

    En nous attelant à notre tour à une première analyse statistique sommaire des Unes de Charlie Hebdo, il s’avère que nous n’aboutissons pas aux mêmes résultats : sur une période moindre (2009-2014), nous trouvons 3,5 fois plus de références à l’islam en Une que nos collègues (24 Unes). Il ne s’agit pas de trancher sur la vérité d’un chiffre, mais plutôt de souligner que toute étude statistique se construit en fonction de critères choisis par l’analyste ; il lui revient de les expliciter, sans quoi son approche n’est pas rigoureuse. Quelle définition de la catégorie « islam » adoptent donc les sociologues en amont de leurs calculs ? Enfin, si c’est « l’obsession » qu’on veut réfuter, alors on se doit de contextualiser les données, c’est-à-dire de les mesurer par rapport au traitement médiatique général de l’actualité, en l’occurrence Charlie Hebdo, obsédé par l’islam ?
    Ce n’est pas en posant la question en ces termes que l’on pourra comprendre pourquoi des personnes se sentent offensées par ce qu’elles y trouvent. Si nous avons la faiblesse de ne pas savoir si Charlie Hebdo est islamophobe ou islamophile, nous savons avec force que l’étude des Unes ne permettra de conclure ni à l’une ni à l’autre de ces options, tout en suggérant toutefois une interprétation préférentielle. Dès lors, les sociologues qui font appel aux chiffres se doivent de garder prudence et humilité sur leurs résultats, en en signalant au moins les angles morts. Car, en effet, citant le sociologue Olivier Galland, nous rejoignons nos collègues sur leur conclusion : le manque de connaissances sérieuses « laisse le champ libre aux interprétations et aux solutions simplistes ».

  • Non, « Charlie Hebdo » n’est pas obsédé par l’islam, par Jean-François Mignot et Céline Goffette (sociologues)
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/02/24/non-charlie-hebdo-n-est-pas-obsede-par-l-islam_4582419_3232.html

    Est-il vrai que ce journal faisait preuve d’une « obsession » à l’encontre des musulmans, comme cela a pu être dit à la suite des attentats, notamment dans une tribune du Monde du 15 janvier 2015, à laquelle ont contribué plusieurs chercheurs ?

    Pour apporter une réponse raisonnée à cette question, nous analysons les 523 « unes » du journal de janvier 2005 (n°655) au 7 janvier 2015 (n°1177). Si les « unes » de Charlie Hebdo ne résument pas à elles seules le journal, elles en sont toutefois la vitrine

    (...)

    A la lecture, il apparaît que Charlie Hebdo, conformément à sa réputation, est un journal irrévérencieux de gauche, indéniablement antiraciste, mais intransigeant face à tous les obscurantismes religieux, musulman inclus. Ce qu’il faut expliquer, donc, ce n’est pas pourquoi #Charlie_Hebdo était islamophobe, mais pourquoi, de nos jours, seuls des extrémistes se revendiquant de l’islam cherchent à museler un journal qui se moque – entre beaucoup d’autres choses – de leur religion.

    #religion #islamophobie

    • Etrange méthode de ne prendre en compte que les couvertures... Par ailleurs, la question n’est pas tellement la quantité que la qualité du traitement de l’islam ! Je ne voulais pas et je ne veux toujours pas qu’on leur fasse du mal, mais on ne s’en sortira pas en réécrivant l’histoire.

    • Le problème n’était pas que Charlie hebdo « soit » islamophobe. Le fait est que, contrairement à ce qu’ils pensaient, l’engagement sincèrement antiraciste et anticolonial du Charlie hebdo « historique » n’a jamais mis ses auteurs à l’abri de commettre des propos et des dessins racistes. Comme on l’a vu il y a peu avec une exposition « antiraciste » du point de vue de son auteur blanc, mais ressentie comme violemment raciste, par les personnes racisées, comme participant de l’histoire coloniale que son auteur s’imaginait, depuis son point de vue de blanc, ainsi « critiquer ».
      (de même, mon propre engagement antiraciste ne me met pas à l’abri de commettre un propos ou un acte, un geste, racistes : je suis blanc et j’ai été élevé, éduqué, j’ai grandi, je me suis constitué dans une société structurellement raciste. Le savoir ne suffit pas à en identifier toutes les manifestations. Par contre, les connaître suppose de s’en remettre à celleux qui en sont l’objet : de les écouter lorsqu’ellils disent le racisme, y compris à gauche, y compris chez les progressistes, chez les libertaires et autres émancipés.
      Mais il est toujours plus confortable de se conforter dans sa haute opinion de soi-même et de sa culture universaliste et éclairée en se contentant de traquer le racisme sous sa forme la plus spectaculaire et socialement admise comme condamnable : le skin, le facho, le frontiste - tandis que l’on continue d’ignorer ses formes les plus omniprésentes, républicaines, démocratiques, quotidiennes et insidieuses, et que l’on peut soi-même continuer d’y contribuer en toute bonne conscience)
      Charlie a commis des unes (et des suivantes) Islamophobes sans avoir pour cela besoin d’afficher une « obsession » pour les musulmans. En fait, à y réfléchir un tout petit peu, on peut très bien contribuer à faire des musulmans un « problème » sans pour autant prêter le flanc à l’accusation d’obsession, ou en s’en défendant.
      Là n’est tout simplement pas la question.

      Par contre, l’attitude qui consiste à dire « on dessine juste ce qui nous fait marrer » n’est pas en soi un argument politique libertaire ou émancipateur. (à n’en pas douter, Konk et les dessinateurs publiés dans Minute et dans tant de publications très peu intéressées par l’émancipation de qui que ce soit dessinent aussi « ce qui les font marrer »).
      Enfin, croire qu’il suffirait de publier des caricatures des religieux, des croyants, des symboles et de tout ce qui est à leurs yeux sacré pour « lutter contre l’obscurantisme » relève de l’idéalisme bourgeoisement rationnaliste le plus étroit, d’une forme de foi .
      Comme l’écrivait il y a près de quarante ans une féministe matérialiste qui figure depuis des années parmi les critiques les plus conséquentes de la stigmatisation actuelle des musulmans :

      « [...] il y a une grande différence entre se divertir et croire posséder l’arme absolue, et il est dangereux de confondre les deux [...] »
      (C. Delphy, « protoféminisme et antiféminisme », Les temps modernes, 1976)

      Les dessinateurs et rédacteurs de Charlie Hebdo ont payé tragiquement cher un idéalisme qui ne pouvait que nourrir et venir renforcer, par ses tapageuses contributions à la stigmatisation actuelle ciblant les musulmans (contrairement à ce qu’ils prétendent, des caricatures, même talentueuses et sans tabou, n’ont jamais eu le pouvoir d’émanciper personne - plus sûrement, celui de conforter leurs auteurs dans leurs rigolardes certitudes) , l’égarement meurtrier de quelques uns de ceux qu’il était supposé combattre.

      Il ne s’agit pas de ménager qui que ce soit, de devenir « pro-islam » ou exceptionnellement tolérant vis à vis d’une religion plutôt que d’autres.
      Il s’agit bien plus de connaître le temps où l’on se trouve, et d’accepter d’assumer ce que l’on y fait, d’en entendre la critique. Moi qui ne suis pas racisé, qui suis blanc, si je veux agir en antiraciste, si je veux agir contre le racisme, alors c’est la parole des personnes racisées qui doit m’importer plus que tout, et surtout plus que ma simple définition de privilégié de ce que je m’imagine être le racisme. Et si les racisé-e-s sont croyant-e-s, je ne peux certainement pas me permettre de venir à l’unisson de l’Etat Français leur tenir paternellement un discours anticlérical, encore moins venir les sommer de renoncer à leur foi, les sommer de donner des gages de laïcité. Quoi que je puisse penser des religions, je ne peux espérer contribuer à en en combattre aucune aux côtés de l’Etat, aux côtés d’un Pouvoir. Pour paraphraser un fameux barbu, et aussi frustrant cela puisse-t-il être pour mon anticléricalisme jubilatoire et mon irréligiosité primesauitière réunies, je tiens que la religion des racisés sera combattue par les racisé-e-s eux-mêmes, et qu’ellils le feront très vraisembablement en leurs termes, le jour où la première question à laquelle ellils sont confronté-e-s ne sera plus celle de l’infériorité qui leur est très laïquement faite dans une société raciste.

    • @martin5 Amen to that, de la première à la dernière ligne.

      Sauf que, dans le cas de Charlie, en se concentrant sur les dessins, on oublie que le journal était dirigé par un type qui professe une vision du monde néoconservatrice, et que c’est ce type-là qui a orchestré le « coup » des caricatures de Mahomet, ce qui donne à l’entreprise une signification clairement islamophobe. Un « détail » que beaucoup refusent de voir, à la fois dans l’équipe de Charlie (Luz dans son interview à « Vice » : « Charlie est un journal anarchiste ») et au dehors. Si le reste de l’équipe avait vraiment voulu se montrer à la hauteur de ses convictions antiracistes affichées, elle aurait dû refuser de se laisser entraîner dans cet engrenage pour ne pas cautionner les visées de son taulier, dont elle ne pouvait pas ignorer la nature (sans parler de ses ambitions personnelles, sa nomination à la tête de France Inter ayant découlé directement de la notoriété et de l’"union sacrée" permises par les caricatures, avec le soutien apporté par Sarkozy à ce moment-là, et sans parler non plus de ce que l’affaire lui a rapporté financièrement : http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/que-va-faire-icharlie-hebdoi-de-tout-son-argent-865615.html).

    • Pas compris grand chose non plus…

      Les associations sont très générales (Religion, c’est pas très spécifique). Néanmoins, la persistance de l’association (très générale) Religion / Violence est certainement significative. Comme indiqué en conclusion, le découpage en périodes de trois mois produit des échantillons de petite taille et donc une faible puissance statistique (id, il faut que l’effet soit très important pour pouvoir être considéré comme significatif).

      Et il faudrait aller regarder quelle est (sont) la (les) religion(s) impliquée(s) dans cette association.

      Par ailleurs, l’approche statistique n’a pas grand sens pour interpréter la une (et l’ensemble du numéro) du 8 février 2006…