À Mala Starogradivka, un minuscule village coincé dans la « zone grise » qui sépare l’Ukraine du Donbass occupé par les séparatistes prorusses, il n’y a plus âme qui vive. La guerre qui y fait rage depuis 2014 a fait fuir tout lemonde. Tout le monde, hormis deux « ennemis d’enfance » qui se regardent en chiens de faïence depuis trois ans.
Tous les deux ont presque 50 ans. D’un côté, il y a Pachka, un retraité précoce et solitaire qui croit qu’après « la guerre tout redeviendra beau. Comme avant. » De l’autre, Sergueïtch, dont la femme et la fille ont pris la direction de la ville depuis quelques années.
Ancien mineur atteint de silicose, Sergueïtch, le protagoniste — terriblement attachant — du nouveau roman d’Andreï Kourkov, Les abeilles grises, est un apiculteur sans malice qui vivote en s’accrochant à ses bouteilles de ratafia et à ses ruches : c’est tout ce qui lui reste. Lui chez qui la guerre avait fait naître « une certaine incompréhension ainsi qu’une brusque indifférence à tout ce qui l’entourait ».
À travers de lentes péripéties, à coups de solidarités et de petits verres de vodka, l’immobilisme et la méfiance mutuelle vont faire place chez les deux hommes à un début de complicité, alimenté par la débrouille et un sentiment commun d’impuissance face aux événements.
Mais nourri aussi par la peur. « La peur, c’est chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie. » La peur qui flotte dans l’eau qu’ils boivent et dans l’air qu’ils respirent. La peur nourrie à heure fixe par les camps russe et ukrainien qui s’envoient, par-dessus la tête de ces deux irréductibles, des roquettes à travers cette frontière molle changée en ligne de front.
Andreï Kourkov, né en 1961 à Leningrad, en Union soviétique, est assurément le plus connu des écrivains ukrainiens. S’il vit depuis sa petite enfance à Kiev, en Ukraine, il écrit en russe et revendique avec fierté, et depuis longtemps, son appartenance « politique » à la culture ukrainienne.
Dans Le pingouin (Liana Levi, 2000), son premier roman, un journaliste au chômage cohabitait avec un manchot après la faillite du zoo de Kiev. Avec son humour en biais et sa poésie, il y faisait un tableau sans concession de l’ex-Union soviétique, livrée à la corruption et au crime organisé. Un sillon fertile qu’il finira par creuser dans plusieurs de ses romans.
Son nouveau roman, Les abeilles grises, fait bien sûr écho au présent. Mais, fidèle à son habitude, le romancier porte sur toutes choses son regard ironique. Tout est gris, ici, un peu flouté, dépourvu aussi bien de noir et de blanc que de couleurs. Même l’humour noir de Kourkov se charge d’une langueur un peu triste. Son théâtre de l’absurde prend ainsi des airs sombrement réalistes.
Voulant emmener ses abeilles au calme, loin du bruit des bombes, l’apiculteur entame un road tripinvolontaire, zigzaguant au volant de sa vieille Lada « Jigouli », et nous entraînera des grises étendues de son Donetsk jusqu’à la Crimée tatare ensoleillée, occupée — et corrompue — par les forces russes. Une fois encore, Kourkov déploie sa belle humanité et distribue les clins d’œil moqueurs.
Comme lorsque dans cette boutique de Crimée, une femme dit à Sergueïtch qu’on se trouve en « sainte terre russe ». Du bout des lèvres, l’apiculteur émet un doute, laisse entendre que les choses dans l’Histoire peuvent s’être passées de mille façons, mais se fait répondre de façon aveugle : « Les choses se sont passées comme Poutine l’a dit […]. Poutine ne me ment pas. »