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  • Le site Internet Archive mis en danger par des poids lourds de l’édition
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110620/le-site-internet-archive-mis-en-danger-par-des-poids-lourds-de-l-edition

    Sous la pression d’une plainte déposée devant un tribunal new-yorkais par quatre poids lourds de l’édition aux États-Unis, le site Internet Archive a décidé d’avancer de 15 jours la fermeture de sa bibliothèque d’urgence, créée en réponse à l’épidémie de coronavirus. Une infraction « massive et délibérée » au droit de reproduction. C’est ce que quatre éditeurs, dont la filiale américaine du groupe Hachette, reprochent au site Internet Archive, connu notamment pour son archivage du web mondial, la Wayback Machine, (...)

    #Hachette #copyright #COVID-19 #santé #InternetArchive

    ##santé

  • Réflexions sur la #question_noire

    Le Triangle et l’Hexagone de #Maboula_Soumahoro et Le Dérangeur, écrit par le #collectif_Piment, veulent imposer leur regard sur une condition noire moins différente d’un bord à l’autre de l’Atlantique que la République française aime à le penser.

    « Ami noir », « Aya Nakamura », « Babtou compatible », « Black love », « Nègre de maison », « Retour en Afrique », « Vertières »… C’est la forme du lexique que le collectif Piment, réuni initialement autour d’une émission de radio et composé de Célia Potiron, Christiano Soglo, Binetou Sylla et Rhoda Tchokokam, a choisi pour écrire un ouvrage percutant à la fois formellement et politiquement, intitulé Le Dérangeur, publié aux éditions Hors d’Atteinte.

    Dédié « aux personnes noires, celles qui aiment l’être, qui le sont par défaut ou par choix politique » et à « celles qui ne le sont pas encore et le deviendront, peut-être », ce livre veut non seulement dynamiter les poncifs qui entourent la condition des Noirs et la manière dont sont posées les questions raciales, mais aussi « imposer » un regard, tout en contribuant à la « discussion bien entamée sur la question noire en France ».

    Ce lexique, parfois étonnant, parfois dérangeant, constitue ainsi pour les auteurs « un outil pour réfléchir et penser notre place dans la société, notre relation avec elle et avec nous-mêmes ». Le livre « adopte des formes multiples adaptées aux messages qu’il porte, longues, courtes ou expérimentales, à l’opposé d’une expérience noire monolithique en France », avec l’idée de « briser le mythe d’une unique communauté noire pour le remplacer par l’idée que des communautés noires se rejoignent sous une même condition ».

    Un ouvrage qui prévient d’emblée son lecteur : « Si vous n’êtes pas d’accord, c’est normal : rappelez-vous le titre. »

    Certaines entrées de ce lexique résonnent particulièrement avec le nouvel embrasement racial que vivent les États-Unis, telles « Émeute » ou « Colère » mais aussi « Rosa Parks », les auteurs se demandant pourquoi l’espace public français est parsemé de références à cette femme afro-américaine, activiste et antiraciste qui a donné son nom à des collèges, des stations de RER, des parcs…

    Ce même espace public ne fait pourtant guère de place à « des femmes noires francophones, françaises, qui ont joué un rôle important dans les mouvements antiracistes et anticolonialistes. Quid des sœurs Nardal ? De Suzanne Césaire ? De Maryse Condé ? »

    Pour le collectif, « saluer des personnalités noires américaines pour des actions qui sont ignorées quand elles viennent de ressortissants d’anciennes colonies françaises est un grand classique républicain. On célèbre maladroitement Toni Morrison, James Baldwin, Martin Luther King ou Rosa Parks en les vidant de tout leur radicalisme, mais on refuse de nommer une rue “Frantz Fanon” à Bordeaux et encore plus de faire étudier ses écrits à l’école ».

    L’idée répandue que le passé colonial et esclavagiste de la France et des États-Unis ne serait pas comparable et que, de ce fait, la violence raciale serait moins prégnante de ce côté de l’Atlantique, passe notamment par l’utilisation « à toutes les sauces » de Rosa Parks, qui doit fonctionner comme un rappel : « Celui d’une rivalité culturelle malsaine que la France entretient avec les États-Unis, face à qui elle se positionne en terre d’accueil d’exilés noirs américains que leur terre d’origine ne voulait pas retenir. »

    D’autres entrées de ce « lexique en voie de décolonisation » percutent aussi l’actualité récente, à l’instar de la première du livre, « Abolitions », qui permet de mieux comprendre pourquoi des manifestants ont récemment abattu deux statues de l’abolitionniste Victor Schœlcher en Martinique, où « des statues, des rues, une commune, un lycée à son nom célèbrent partout dans l’espace public son rôle de sauveur ».

    Édouard Glissant critiquait déjà le « schœlcherisme » comme « arme idéologique pour renforcer l’idée de la République libératrice ». Les auteurs du Dérangeur jugent également nécessaire de ne plus réserver « le récit des abolitions et leurs succès à l’ancien empire colonial », alors que le décret d’abolition a en réalité confirmé « dans la loi une libération acquise de fait par les anciens esclaves ».

    Comme son titre l’indique, cet ouvrage n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat, y compris en interne. Les auteurs critiquent ainsi la notion de « Black Love », considérée comme une « façon de défier les injonctions des sociétés occidentales assimilationnistes, qui attendent des personnes issues de l’immigration qu’elles se fondent dans leur culture d’adoption », mais dont ils doutent qu’il puisse s’agir d’une solution puisqu’ils y voient surtout un « fantasme moderne, en particulier pour les femmes noires qui pensent y trouver un réconfort ».

    Dans l’entrée « 4C », consacrée aux cheveux, qui a constitué une part importante d’un combat culturel pour la reconnaissance des corps noirs, les auteurs jugent que les « engagements politiques ne peuvent se limiter à des choix culturels, voire esthétiques », et que le Natural Hair Movement doit « faire son propre bilan en considérant la manière dont il a pu perpétuer le rejet particulier du type de cheveu le plus crépu ».

    À l’entrée « Diversité », le collectif rappelle que la notion a largement constitué un faux-semblant, mais s’en prend aussi à toutes celles et ceux qui ne jurent que par les quotas ou la représentation. Celle-ci compte, mais, écrivent-ils, « elle répond au besoin individuel de se voir dans la société dans laquelle on évolue pour pouvoir s’y projeter, pas au besoin de la changer profondément ».

    Surtout, les auteurs s’en prennent à la notion de « racisé » qui structure pourtant le champ de l’antiracisme politique. Contestant l’idée qu’il « n’y aurait pas de racisme anti-Noirs » ailleurs qu’en Occident, notamment dans un monde arabe où l’histoire de la traite arabe pèse encore sur les réalités contemporaines comme les images de marchés d’esclaves noirs en Libye l’ont récemment montré, les auteurs écrivent : « Nos situations communes en contexte français, où Noirs et Arabes subissent ensemble le racisme structurel, ne rendent pas pour autant nos conditions interchangeables ». En conséquence : « Tant que le racisme anti-Noirs ne sera pas combattu dans sa globalité par les racisés non noirs, la convergence des luttes n’aura pas lieu. »

    La notion de « racisé » se rapproche de l’expression américaine « People of Color » et s’avère également, selon le collectif, marquée par son « inaptitude à saisir les spécificités des expériences des groupes ethno-raciaux qu’elle entend décrire et, pire encore, son échec dans la mise en lumière d’un racisme anti-Noir rampant dans les communautés non blanches, non noires ».

    Pour le collectif, « le mot “racisé” devrait rester ce qu’il était : un outil pour décrire les mécanismes du racisme dans un contexte bien défini. Alors, ne nous définissons pas comme “racisé” : la société le fait déjà si bien pour nous. Il est possible d’être conscient de ce qu’on vit sans choisir de le vivre ».

    Inscrivant le succès de la chanteuse Aya Nakamura dans une histoire de la présence et de l’occultation des femmes noires dans la musique populaire en France, imaginant la « création de lignes aériennes directes entre la Caraïbe et le continent africain où les voyages seront gratuits » parmi d’autres mesures de réparations de la traite négrière ou proposant des « reparties », en version courte ou longue, pour répondre aux poncifs du discours sur la race, ce petit lexique propose un regard éclaté mais vif sur la situation des Noirs de France, inscrite dans un moment pour partie générationnel.

    Pour Piment, en effet, « nous sortons d’une décennie riche en mouvements politiques, culturels et littéraires portés par des diasporas noires, en France et ailleurs. De la réémergence de l’afroféminisme à celles d’un cinéma noir français et d’écrivains encore plus affirmés, cette émulation n’est pas étrangère à la prise de conscience d’une nouvelle génération de Noirs nés en France et dans ses anciennes colonies, qui ne cesse de chercher des moyens pour se définir ».

    « Trajectoire africana »

    Parmi les figures de cette génération se situe la chercheuse Maboula Soumahoro, qui a publié en début d’année aux éditions La Découverte Le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire. Dans ce livre en forme de « trajectoire africana », Maboula Soumahoro raconte comment elle s’est définie comme Noire et comme issue de la diaspora africaine, en ayant eu besoin, pour cela, de réfléchir à partir de ce triangle composé de la France, des États-Unis et de l’Afrique.

    Le rap avait déjà constitué pour elle une première forme de prise de conscience, parce que « jusqu’aux années 1990, et la consolidation de la scène indépendante de rap français, il n’avait existé aucun mot, aucune parole, aucun discours ni aucun espace entre mes parents et la France pour décrire cette expérience qui pourtant était mienne : Noire et Française ».

    À partir de 2005, année des émeutes, de la loi sur le « rôle positif » de la colonisation, de l’Appel des Indigènes de la République et de la création du Conseil représentatif des associations noires, elle comprend aussi qu’elle ne peut plus éluder la question de son expérience française.

    Mais il lui avait fallu traverser l’Atlantique pour affiner sa définition de son identité noire : « Lorsque je déclare que, de mon plein gré, je suis enfin devenue noire aux États-Unis, je veux dire que c’est là-bas que m’a été inculquée une certaine fierté raciale », écrit-elle. En effet, précise-t-elle, « aux États-Unis comme en France hexagonale, il y a tant à gagner à ne pas être le Noir indigène : ce statut soulage la conscience nationale et individuelle et assure un meilleur traitement social ».

    Le Triangle et l’Hexagone prend le parti d’un récit autobiographique observé depuis une position analytique, en voulant montrer comment certains débats, « qu’ils soient intellectuels ou politiques, peuvent parfois résonner en moi, dans ma chair, dans mon corps, dans ma psyché et mon vécu personnel et ainsi finir dans ma recherche ».

    Cette articulation entre les sciences sociales et le ressenti personnel fait à la fois la singularité du livre et sa limite, car il constitue parfois une cote mal taillée entre l’essai ou la recherche, dont il n’a pas toujours la puissance analytique, et l’autobiographie, dont il n’a pas toujours la densité et le recul.

    Mais si on ne s’embarrasse pas d’une écriture qui peut ainsi doublement laisser le lecteur sur sa faim, on peut aussi lire l’ouvrage de Maboula Soumahoro comme une forme d’autobiographie collective et politique d’une génération de Noirs nés en France, tant ce qu’elle évoque fait écho à d’autres situations.

    Le parcours de la chercheuse s’apparente en effet à un miroir tendu à la société française : les moqueries qui font consonner son prénom avec « Bamboula » ; le fait que venant d’une famille dioula extrêmement traditionnelle « qui considérait que la France n’était qu’un lieu de résidence temporaire », elle a été élevée dans un « mythe du retour » entretenu non seulement par ses parents mais aussi par la République qui « après le choc pétrolier espérait voir repartir ceux qui étaient perçus comme des travailleurs immigrés » ; la façon dont elle n’a, dans sa jeunesse, « jamais été considérée comme musulmane dans l’espace public français » ; ou encore les moments où tout le monde la comparait à Rama Yade avant « une dizaine d’années plus tard » de la voir « devenir Sibeth Ndiaye »…

    Un aspect particulièrement frappant est la manière dont cette étudiante brillante, véritable « transclasse » dont l’enfance a été marquée par le recours à la banque alimentaire, les coupures d’électricité ou les saisies d’huissier mais aussi une « croyance chevillée au corps en l’ascension sociale grâce aux études », a été traitée par l’université française.

    Après avoir commencé, aux États-Unis, un mémoire consacré à la pensée nationaliste noire états-unienne du XIXe siècle, elle se voit expliquer, à son retour en France, que cette notion n’existe pas et se voit inviter à changer de sujet. Le nationalisme noir est pourtant aussi ancien qu’identifiable. Il « prône le séparatisme racial », mais aussi « l’émigrationnisme », en postulant que « l’avènement de la démocratie raciale au sein des sociétés américaines née de l’ère moderne est impossible ».

    La solution envisagée serait donc, pour le nationalisme noir, de « quitter les sociétés hostiles aux Noirs de la diaspora » pour se diriger vers des nations noires, que celles-ci se trouvent aux Amériques (Haïti) ou dans la partie subsaharienne du continent africain (Liberia ou Éthiopie).

    Ce refus initial de son université, comme sa difficulté à trouver un poste et des financements en travaillant sur de tels sujets, même si Maboula Soumahoro est désormais maîtresse de conférences à l’université de Tours, ne sont que le début d’une série de rejets, où sa personne et ses recherches suscitent une animosité sourde ou explicite, comme dans un courriel anonyme qu’elle reproduit dans le livre, probablement envoyé par un collègue et destiné à disqualifier toute sa légitimité d’intellectuelle et son engagement dans l’antiracisme politique.

    Ses sujets de recherche – sur lesquels on aimerait parfois en savoir davantage – s’annoncent pourtant passionnants. Qu’il s’agisse des différences existant, aux États-Unis, « entre les populations africaines déplacées vers ce territoire et qui étaient issues de zones géographiques déjà sous influence musulmane au moment de la traite négrière transatlantique et, d’autre part, les communautés africaines-américaines musulmanes qui ont émergé au début du XXe siècle dans le but précis de contrer et faire front à l’identité chrétienne, blanche et dominante des États-Unis », dont la plus connue est la Nation d’Islam, mais aussi le Moorish Science Temple of America. Ces derniers ont fait « de l’identité noire une religion et, ce faisant, ont élaboré l’idée d’un dieu noir » qui confère sa divinité et sa légitimité à des populations noires défavorisées.

    Ou bien encore de savoir pourquoi et comment le continent africain en général et le Liberia en particulier ont-ils pu, chez certains Afro-Américains, « encore fonctionner comme terre d’origine, terre ancestrale, lieu de retour désiré et idéalisé chez des populations dont les ancêtres avaient quitté cet espace géographique des siècles auparavant ». Et ce d’autant que le territoire qui allait devenir les États-Unis n’a reçu qu’entre 5 et 7 % du nombre total d’Africains déplacés de l’Afrique vers l’Amérique dans le cadre de la traite, sachant que les États-Unis ont très tôt fait le choix d’encourager et d’organiser l’accroissement naturel de leurs esclaves plutôt que d’importer de manière constante de nouveaux esclaves africains, à la manière de la colonie française de Saint-Domingue.

    Maboula Soumahoro choisit plutôt dans ce livre de se concentrer sur la manière dont elle s’est inscrite dans une trajectoire afro-descendante, en restituant les débats qui existent sur le manière de nommer cette diaspora (noire ou africaine ?) et d’utiliser le terme au singulier ou au pluriel.

    « Ceux qui se sont opposés à l’utilisation du terme pour désigner les expériences des populations d’ascendance africaine disséminées à travers le monde ont argué que ces dernières ne présentaient pas d’unité culturelle et historique cohérente, contrairement aux Juifs, aux Chinois ou aux Arméniens », note la chercheuse. Ce « à quoi les spécialistes de la diaspora noire/africaine ont répondu d’une seule voix : la diversité des espaces, des langues, des cultures, est précisément ce qui constitue l’unité des populations concernées », ajoute-t-elle aussitôt.

    Quoi qu’il en soit, cette histoire profonde a des effets contemporains qui peuvent se mesurer : taux d’incarcération, de mort précoce, de risques d’être assassiné, de contracter le sida, d’être tué par la police… Notamment parce que, écrit Maboula Soumahoro, l’héritage de l’esclavage colonial n’est pas le seul à exister, mais le seul à avoir « inscrit dans les corps un nouvel ordre sociopolitique ».

    Il est dommage, à cet égard, que la chercheuse écrive cette réflexion sur une « identité noire » sans la situer par rapport aux travaux de l’historien Pap NDiaye qui parle plutôt de « condition noire » ou de ceux de l’activiste et chercheur Norman Ajari qui évoque, lui, une « essence noire », distincte d’une nature noire : des termes qui n’engagent pas la même manière de lutter contre les discriminations et violences raciales.

    Ce qui n’empêche toutefois pas Maboula Soumahoro de conclure sur l’idée forte qu’elle est « noire de la manière dont les corps qui ressemblent au mien ont réagi, combattu, contesté, résisté et se sont soustraits à ces tentatives anciennes, répétées et organisées d’infériorisation ». Et dont ils continuent de lutter aujourd’hui, en France comme aux États-Unis.

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  • « Cette épidémie électrise la gauche »
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/160520/cette-epidemie-electrise-la-gauche?onglet=full

    Le philosophe Pierre Charbonnier réfléchit à la matérialité des idées politiques, et à la possibilité de conserver l’idéal de la liberté à l’époque des bouleversements écologiques. Pour Mediapart, il examine la façon dont l’épidémie actuelle percute nos pensées et modes de vie.

    Auteur, en début d’année, d’un livre ambitieux, Abondance et liberté , où il montrait comment nos imaginaires et nos institutions ont été structurés par un pacte aujourd’hui impossible entre croissance et autonomie, le philosophe Pierre Charbonnier développe une « histoire environnementale des idées », distincte d’une histoire des idées environnementales.

    De cet ouvrage cherchant à cerner les « structures géo-écologiques de la pensée » et à montrer à quel point nos formes démocratiques, mais aussi nos idées politiques, sont dépendantes des sources d’énergies et des modes d’occupation de l’espace, les virus et les épidémies étaient toutefois absents.

    Nous lui avons donc demandé comment il les intégrerait dans une réflexion marquée par un moment où « la crise donne prise à l’imagination politique » mais où il faut se méfier de prêter des « capacités de révélation » au virus.

    Quel regard portez-vous sur le moment que nous venons de vivre et que le déconfinement n’a pas clos ? Est-ce une bascule ou l’accentuation d’une tendance à l’œuvre ?

    Pierre Charbonnier : Depuis quelques semaines, on est confrontés à un conflit d’interprétation entre ceux qui pensent que plus rien ne sera comme avant et d’autres qui affirment que le retour à la normale sera brutal, voire que l’ordre économique et politique en ressortira consolidé.

    On avait beaucoup dit après 2008 que le capitalisme financiarisé savait parfaitement s’adapter à ses propres crises, voire en tirer profit, et c’est certainement juste. Mais cette adaptation n’a rien de naturel et de spontané, pas plus d’ailleurs que le changement de paradigme ne l’est.

    La crise révèle néanmoins aux yeux du plus grand nombre ce qu’il en coûte à un système qu’on tend à considérer comme allant de soi pour se maintenir. Et en ce sens la crise a un effet de dénaturalisation des phénomènes sociaux, c’est en cela qu’elle est politique. Elle donne prise à l’imagination politique.

    Vit-on un exemple de ce que l’infrastructure matérielle, et souvent ignorée, de nos modes de vie est prête à nous exploser au visage ?

    Ce qui est curieux en ce moment, c’est qu’au contraire les infrastructures matérielles s’avèrent extrêmement robustes. On ne manque ni de nourriture, ni d’énergie, ni d’eau, et si des phénomènes de privation se produisent bel et bien, c’est moins à cause du virus lui-même que des inégalités d’accès aux biens essentiels qui préexistaient, et sont mises à nu. Si on veut un exemple de déstabilisation écologique majeure des bases matérielles de la subsistance, il faut plutôt regarder en Afrique de l’Est et dans le pourtour de l’océan Indien, où les invasions de criquets mettent directement en danger des millions de personnes.

    On a vu également que les chaînes d’approvisionnement alimentaires sont fragilisées, mais ce n’est pas parce qu’on n’arrive plus à produire assez de nourriture. C’est parce que l’organisation économique du secteur agricole est dépendante d’une logique absurde : les travailleurs saisonniers qui récoltent les fraises sont bloqués aux frontières, les ports de commerce tournent au ralenti et freinent de fait l’approvisionnement des pays importateurs, les Belges se retrouvent avec des tonnes de pommes de terre sur les bras, etc.

    Depuis le XIXe siècle, de nombreux économistes alertent sur le fait que l’organisation selon la loi du marché, et donc de l’amoindrissement des coûts, est gravement sous-efficiente d’un point de vue matériel. C’est cela qui est manifeste en ce moment : soumettre l’approvisionnement en biens essentiels à la logique marchande est un enfer logistique, car la logique de la valeur d’échange et celle de la valeur d’usage sont largement contradictoires.

    Mais les infrastructures matérielles, elles, surtout lorsqu’elles sont régies selon des règles sociales, tiennent bien le choc. Cela prouve d’ailleurs que nous ne vivons que partiellement en régime capitaliste : l’eau, l’énergie, la santé, sont des secteurs hautement régulés, et ce sont ces régulations qui, en limitant la raison du profit, les font tenir.

    L’idéal de liberté, dont votre dernier livre réfléchit au soubassement concret dans un souci de le préserver alors même que son sol historique se défait, vous semble-t-il sauvable par temps d’insécurité sanitaire exacerbée ?

    Lorsque j’ai essayé d’écrire cette histoire matérielle de la liberté, je me suis intéressé aux partenaires productifs et géographiques des sociétés modernes : la terre, les ressources, l’énergie, les territoires. Et on voit bien, je crois, comment nos conceptions de la justice sociale et leurs mises en forme juridiques évoluent avec les transformations techniques et écologiques. Mais j’ai laissé de côté ces autres partenaires non-humains que sont les pathogènes, virus et bactéries. Et pourtant, les circonstances écologiques qui ont accompagné l’édification de nos idéaux d’émancipation intègrent aussi l’exposition aux maladies et la gestion de leur diffusion.

    On peut même dire que le développement de la médecine a été l’un des principaux fronts de la modernisation : la connaissance des maladies, puis la possibilité d’en limiter les effets sur la population, voire de les éradiquer, ont très souvent été présentées comme des manifestations éclatantes du progrès. Autrefois assimilée à une fatalité naturelle, voire à l’expression de la Providence divine, la maladie est progressivement devenue un mal social, quelque chose qui dépend de nous. C’est ce que l’on appelle parfois en philosophie, en se référant à Rousseau, la « sécularisation de la théodicée » : nous nous proclamons maîtres de notre destin, et si le mal existe, il ne peut être renvoyé à une instance extérieure. Cette conception triomphale de la maîtrise des événements est un legs difficile à porter, car cela signifie aussi que nous nous considérons responsables de tout ce qui nous arrive.

    Au XIXe siècle, le choléra et la tuberculose en particulier ont été l’objet d’immenses campagnes de santé publique, et même d’embryons de coordination supranationale. Les découvertes de Koch et Pasteur ont donné un visage à l’ennemi autrefois invisible, et ont permis de faire en sorte que ces maladies, qui jusqu’alors humiliaient le projet moderne de contrôle de notre destin, lui soient soumises. La santé a ainsi progressivement été assimilée à un droit humain placé sous la responsabilité directe de l’État. Les historiens racontent qu’en 1955, quand le vaccin contre la polio a été découvert, les cloches ont résonné partout à travers les États-Unis.

    Donc notre liberté moderne est liée au partage de la terre, aux grèves de mineurs, à la voiture et à la maison individuelle, c’est-à-dire à ces infrastructures éco-politiques sur lesquelles j’ai travaillé, mais aussi, il faut bien le dire, à la délivrance à l’égard de la fatalité naturelle. L’idée qu’on se fait aujourd’hui d’une vie pleine et entière, en possession de ses moyens, est entièrement configurée par cette avancée du front de modernisation médical. Mais cette délivrance, comme celle qui concerne la démultiplication des richesses, a une face sombre : nous avons développé une très grande aversion à l’égard de certaines façons de mourir. La vie et la mort, en devenant des affaires intégralement sociales, ont vu leurs frontières se mouvoir.

    Alors est-ce que, aujourd’hui, nous devons à nouveau apprendre à accepter l’aléa naturel, parce que les virus et les bactéries vont devenir de plus en plus agressifs ? Je ne l’espère pas ! En ce sens, je suis bien moderne.

    Ce virus, il parle de nous, il parle de la globalisation, des inégalités, de la hiérarchisation des priorités politiques, et donc on ne peut se défausser de notre responsabilité. Mais comme le dit Mike Davis, le monstre est à notre porte, et si on ajoute cela au problème climatique, il me semble évident que nous ne remporterons plus toutes nos victoires contre les risques biologiques et écologiques sur le modèle triomphaliste de l’éradication : certaines menaces sont là pour rester, elles deviennent structurelles.

    « Voir dans l’accumulation des épisodes caniculaires, des événements climatiques extrêmes, de la fonte des glaciers ou de l’effondrement des populations d’insectes des phénomènes politiques de première importance est en décalage manifeste avec notre définition implicite de ce qui est politique », écriviez-vous en conclusion de votre dernier ouvrage. Est-ce la même chose pour cette épidémie ?

    Le caractère structural de la crise écologique et climatique fait que l’on est en train de réviser notre conception de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas. Le schéma productif qui a dominé la période industrielle, et a permis la constitution de l’État social sur le socle des droits conquis par les travailleurs, est en train de s’éroder, et on ne sait pas encore bien quoi mettre à la place.

    En ce qui concerne les maladies infectieuses, c’est un peu différent. Car en réalité la construction de la société moderne est étroitement liée à la prise en compte de ces maladies. Sur les conseils de mon collègue sociologue Nicolas Duvoux, je me suis retrouvé à lire ce théoricien de la solidarité sociale du début du XXe siècle, un peu oublié aujourd’hui, qu’est Léon Bourgeois. Le solidarisme est l’idéologie officielle de la IIIe République. C’est une mystique de la communauté morale et économique que forme la Nation, mais aussi de la communauté microbienne, pourrait-on dire.

    Bourgeois affirme que Pasteur est un père fondateur de la République, car en identifiant les microbes, il nous a montré que le lien entre nous n’est pas seulement idéel, mais aussi biologique : chacun étant potentiellement pour l’autre une source d’infection, la maladie est une responsabilité collective, le socle le plus tangible de la solidarité qui existe de fait entre nous.

    Et de ce constat naît la nécessité d’institutions protectrices qui traduisent la solidarité microbienne en mesures d’éducation et de prévoyance. L’éducation à l’hygiène était alors essentielle dans l’idéologie républicaine, avec les formes primitives de la sécurité sociale, et un certain paternalisme médical. La société naît donc de la nécessité de se protéger contre les effets du marché, comme disait Polanyi, mais aussi de cette opération biopolitique qui transfigure l’appartenance biologique en appartenance politique.

    Léon Bourgeois développait une réflexion très enlevée sur les devoirs qui découlent de cette condition microbienne : la liberté ne peut plus se concevoir de façon insulaire, à partir de l’individu, mais comme un système de garanties mutuelles sans cesse mis à l’épreuve par le mal social.

    Avons-nous les idées politiques et les structures de pensée aptes à penser l’événement en cours ?

    Tout le problème est de savoir si c’est un événement, ou une nouvelle condition permanente : si le virus sera parti dans quelques mois ou années, ou s’il faudra ajouter, à côté des maladies cardio-vasculaires, des cancers, etc., une nouvelle cause de décès « acceptée ».

    Dans tous les cas, et dans l’éventualité où cela devienne permanent, on a affaire à un jeu de rapidité. Les modèles épidémiologiques montrent que l’évolution de la contagion est exponentielle, ce qui implique que retarder les mesures de confinement, ou mieux de test-traçage-isolement, de quelques jours aboutit à des courbes de mortalité totalement différentes. Le week-end du premier tour des élections municipales qui a été perdu a sans doute multiplié par deux le nombre de morts…

    Donc la mobilisation rapide des moyens sanitaires est cruciale : c’est moins un enjeu idéologique que technique, cela relève de l’art de gouverner. La preuve, des pays tout à fait libéraux et individualistes, comme l’Australie, ont bien géré l’épidémie, alors qu’ils font n’importe quoi sur le climat, par exemple. Nous ne sommes pas condamnés à laisser mourir 30 000 personnes à chaque vague épidémique.

    Mais de façon plus large, il est frappant de voir à quel point cette épidémie électrise la gauche. Ça n’était pas le cas des grandes épidémies récentes. En 1918 et en 1968, où les grippes ont été très agressives, personne n’aurait eu l’idée d’y voir une défaillance du capitalisme. Le mouvement social s’adossait à d’autres pathologies, il était moins lié à la science, et il semble que tout le monde acceptait une soustraction démographique en attendant le remède. Aujourd’hui, certainement sous l’effet de la crise climatique, on a pris l’habitude d’interpréter les chocs matériels comme des défaillances politiques. C’est une excellente chose, mais encore faut-il que l’appareil interprétatif soit au point.

    Une partie des interprétations se réfugie de façon un peu simpliste dans la catégorie de « capitalisme », mais ça ne marche pas très bien. Le virus est né dans la zone de contact entre la pression économique et foncière asiatique et les réservoirs de biodiversité : c’est donc plutôt lié au développementalisme qu’au capitalisme lui-même, et à certaines habitudes de consommation qui préexistaient au décollage économique chinois.

    Il s’est diffusé en suivant les canaux de la globalisation : exact, mais si cette dernière est bien un aspect du capitalisme contemporain, c’est aussi risqué de vouloir bloquer tous les flux humains dans l’espace national, et on sait que l’on a besoin de coopération internationale pour faire de la santé publique.

    Et enfin le virus révèle l’inégale exposition aux risques sanitaires : c’est là encore une caractéristique du capitalisme que d’être inégalitaire, mais encore faut-il se mettre d’accord sur les institutions qui œuvreront à la correction de ces inégalités. Une partie de la gauche étant devenue aussi anti-étatiste que la droite, on se trouve dans l’embarras.

    Donc autant la crise climatique est vraiment une contradiction éclatante du capitalisme, car elle oppose des intérêts économiques investis dans les énergies fossiles et des multitudes de citoyens exposés aux risques, autant la pandémie actuelle se situe de biais par rapport à cette logique.

    Je ne tiens pas spécialement à congédier la notion de capitalisme, mais je crois surtout que l’on doit à présent associer notre réflexion sur l’économie politique à une bonne connaissance des assemblages entre humains et non-humains, connaissance qui nous vient de l’histoire des sciences et des techniques, de l’histoire environnementale, de la sociologie des controverses, de l’anthropologie de la nature.

    Une de vos hypothèses principales est qu’abondance et liberté ont longtemps marché main dans la main, mais que cette alliance se heurte désormais à une impasse. Comment pourrait-on contourner une alternative qui se présente souvent comme « l’abandon pur et simple des idéaux d’émancipation sous la pression des contraintes écologiques sévères » ou « la jouissance des derniers moments d’autonomie qui nous restent » ?

    La première chose à dire est qu’il n’est pas nécessaire d’être un pays très riche et à la pointe de la technologie pour faire face habilement à ce virus. Parmi les pays qui s’en sortent bien, il y en a des riches, comme la Corée ou la Nouvelle-Zélande, mais aussi de plus pauvres, comme le Viêtnam. Mis à part les tests eux-mêmes, qui sont le produit des biotechnologies avancées, mais que l’on peut produire un peu partout, la résistance à l’épidémie demande surtout des masques, du savon, de la logistique (recruter des traceurs, organiser une réponse sanitaire coordonnée), des chambres d’hôtel disponibles, et une capacité de remettre en forme l’espace public. À part les unités de soins intensifs, c’est très low tech ! Et ce qui fait la différence, c’est souvent l’implication active des citoyens informés et éduqués à l’épidémiologie, comme c’est le cas à Hawaï.

    Pour le dire en termes plus théoriques, ce qu’il faut pour éviter la catastrophe sanitaire, c’est une prévalence de la valeur d’usage sur la valeur d’échange (stocker des masques même si ce n’est pas rentable, par exemple), et avoir des institutions publiques robustes ainsi qu’une population bien préparée. Pas besoin d’être une start up nation pour réussir cela.

    La construction moderne de l’autonomie a été énormément tributaire des infrastructures fossiles, et notamment pétrolières, qui alimentent des modes de vie individualistes, centrés sur la maison et la voiture. Le contraire de ce mode de vie-là, ce n’est pas l’idéalisation de l’authenticité romantique du passé, mais le renforcement de la solidarité, qu’elle soit locale, nationale, ou supra-nationale.

    Investir sa richesse dans des équipements collectifs de luxe qui permettent de jouir du temps et de l’espace, c’est à notre portée, mais c’est en partie en tension avec la façon dont nos individualités se sont construites, car pour le faire il faut prendre sur le capital privé.

    Est-ce que cette crise va entraîner une transformation de notre sens de l’autonomie vers une forme plus collective, plus socialisée, je l’ignore. Le contraire pourrait très bien se produire. Mais le choix existe.

    Vous cherchiez à redéfinir la manière d’habiter un « territoire politique » qui nous sorte de la mauvaise alternative entre le local et le global. De quoi peut-il être fait alors qu’on assiste à un retour brutal des frontières et des États-nations comme seul mode de gestion de la crise ?

    Face à la crise, la réponse spontanée, à droite comme à gauche, est de s’en remettre à l’État, y compris comme souveraineté territoriale : on boucle les frontières, on exige une mobilisation totale et consensuelle dans l’effort. Pas étonnant que la métaphore de la guerre ait été utilisée : c’est le paroxysme d’étatisation de la société. Pourquoi pas, mais d’une part le virus fonctionne plutôt par nappes infectieuses régionales, que l’on peut contenir à des échelles plus locales que l’État-nation, et appelle à une coordination scientifique internationale ; et d’autre part on sait très bien ce qu’il advient, dans notre contexte idéologique, de ce recours d’urgence à la souveraineté. Ce qui s’est passé en Hongrie devrait retenir notre attention, et dans une moindre mesure aussi la résistance de l’Allemagne – et de la France en réalité – à la solidarité européenne.

    On vit en réalité d’emblée dans un entrelacs de juridictions dont la nation n’est qu’une strate, et les dépendances écologiques et matérielles qui nous font vivre sont indifférentes aux barrières que s’efforcent d’imposer ces juridictions. Il y a quelques semaines, le président Emmanuel Macron a donné une interview au Financial Times dans laquelle il affirme que le virus nous plonge dans une crise anthropologique, car il entrave l’idéal moderne par excellence qu’est la fluidité : fluidité des humains, du capital et de l’information, tout est bouleversé. Et il tente le coup de poker habituel : si on lâche là-dessus, on fait gagner les horribles nationalistes.

    Mais il ignore que cet idéal est un faux semblant, et que la modernité libérale n’a jamais tenu cette promesse de fluidité intégrale. Il fallait d’abord des empires pour organiser les différences de développement et de garanties juridiques à l’échelle du monde, puis il a fallu des firmes transnationales pour faire transiter le capital en fonction de nos intérêts, et la réponse nationaliste à ce globalisme-là est en quelque sorte inscrite d’emblée dans l’arrangement territorial instable de la modernité. Le souverainisme, en ce sens, est une pathologie de la globalisation.

    L’autre réaction possible est de considérer que nos appartenances politiques sont aussi des appartenances écologiques : on vit sur un territoire discontinu fait des forêts qui nous fournissent de l’oxygène, des sols cultivés loin de chez nous qui nous fournissent des aliments, ou des mines qui nous fournissent de l’énergie. Peut-être que si l’on se gouvernait en fonction de ces dépendances-là, avec l’impératif de ne pas se couper l’herbe sous le pied, nous parviendrions à protéger le véritable socle matériel de nos existences. L’atterrissage préconisé par Bruno Latour se joue là : dans la fin de ce pas de deux entre le globalisme sans terre et le souverainisme qui fétichise le local. Mais on en est loin !

    Que fait-on dans ce contexte de l’idée de progrès ? On comprend bien comment par exemple le développement, l’urbanisme, les technologies ont pu se situer aux racines de la pandémie en empiétant sur les mondes sauvages, mais on voit aussi qu’on compte pour s’en sortir sur les prouesses de la médecine…

    Oui, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne suis pas très à l’aise avec le concept de progrès. Ce terme contient déjà en lui-même une interprétation abusive de notre trajectoire historique, puisqu’il laisse entendre qu’elle est unitaire, que ses moteurs principaux sont les innovations des sciences et les techniques, et qu’il faudrait l’accepter ou le refuser en bloc. Les « critiques du progrès » se sont souvent fait piéger par ce terme en acceptant de façon naïve une idéalisation implicite de l’Ancien Régime, ou en laissant penser que les relations sociales préindustrielles étaient pacifiques et généreuses.

    Donc s’il faut faire une critique du progrès, il faut surtout faire une critique de cette catégorie de pensée et de ses confiscations. Prenons un exemple très simple : aujourd’hui le vélo est à la fois une technologie de déplacement ancienne, et l’avenir des mobilités urbaines – donc une technique qui nécessite une révolution urbanistique majeure.

    Alors le « progrès », ou si on veut l’amélioration, tient à un objet technique ancien qui s’insère dans une structure institutionnelle et matérielle tout à fait contemporaine. Cela rejoint ce que je disais sur le caractère low tech de l’épidémiologie populaire.

    L’autre problème avec la notion de progrès est qu’elle est terriblement occidentale. Si vous voyagez dans des pays qui n’ont pas connu la même trajectoire de développement que nous, vous verrez des gens qui possèdent des téléphones portables mais n’ont pas accès régulièrement à des toilettes. Vous verrez une économie informelle de subsistance dans laquelle s’enchâssent des projets de développement urbain, ou agricole, qui mobilisent des banques et des technologies financières très complexes. Et puis si vous allez aux États-Unis, vous verrez le pays le plus riche du monde mais sans sécurité sociale, ce qui fait dire à certains, à gauche, qu’il s’agit d’un pays sous-développé à certains égards.

    Donc notre monde socio-technique est fait d’assemblages souvent hétéroclites de techniques et de façons de gouverner qui coexistent tout en étant issues de temporalités différentes. Vous avez dans l’agroécologie, par exemple, des éléments de connaissance scientifiques de pointe, très raffinés, qui coexistent avec des savoirs traditionnels, ce qui empêche totalement d’y voir une pratique authentique ou immémoriale. La recomposition de liens sociaux plus en phase avec les exigences écologiques, et conforme à nos idéaux démocratiques, n’a donc pas pour modèle la communauté pré-moderne, le retrait de l’État, ou la haine de la technique.

    Dans un moment où nos modes de vie dévorent l’avenir, ce moment d’arrêt peut-il être l’occasion de se réapproprier le futur ?

    Ce que je disais tout à l’heure sur le front de modernisation et le rôle clé de la médecine dans cette histoire a un rapport étroit avec la conscience sociale du temps. Les sociétés modernes sont des machines à prévoir le futur : l’assemblage des capitaux sous la protection de l’État en vue de profits à très long terme, la possibilité de canaliser l’expérience collective dans des infrastructures qui permettent à peu près de savoir de quoi demain sera fait, c’est notre spécialité.

    Et bien sûr, l’impasse climatique et l’émergence des pandémies rendent ces certitudes beaucoup plus fragiles – voire les mettent à terre. Je ne sais pas du tout à quel point cette montée des incertitudes écologiques, qui s’ajoute aux incertitudes sociales classiques liées à l’emploi dont parlait Robert Castel, va affecter les représentations politiques du plus grand nombre.

    Une chose cependant peut être dite : il faut refuser de naturaliser l’incertitude. C’est le fond conceptuel de l’exigence démocratique moderne, et ni la crise climatique ni les pandémies ne doivent nous inciter à le laisser tomber. On voit bien comment les pays qui échouent à contenir l’épidémie, ou qui refusent de le faire, ont recours à ce naturalisme politique : on dit alors que c’est un événement naturel qui affecte la population, que les plus faibles sont voués à être éliminés, que l’infection est une affaire de responsabilité individuelle, et que vouloir échapper à la mort est une perversion de gauchiste. Parfois cette façon d’interpréter la maladie se confond avec des motifs religieux, comme c’est le cas aux États-Unis et au Brésil, et le contrepied avec l’idéal de solidarité microbienne, dont je parlais tout à l’heure avec Léon Bourgeois, est manifeste.

    Sur la question écologique, il en va de même : entre ceux qui nient le changement climatique et ceux qui nous condamnent à l’effondrement, c’est la même incapacité à envisager l’avenir autrement que dans l’alternative entre le business as usual et la fin du monde.

    Donc la pandémie met à l’épreuve notre contrôle du temps, notre rapport à l’avenir, et on est coincés entre un modernisme triomphaliste qui prétendait surmonter toutes les épreuves de façon définitive, et un nouveau naturalisme qui professe la loi du plus apte ou la sanction divine. Le premier est caduc, le second est criminel, donc que fait-on ?

    Tout cela peut sembler très général et très conceptuel, mais les idées imprègnent très profondément les façons de gouverner, les choix collectifs qui sont faits. Une fenêtre est peut-être en train de s’ouvrir pour envisager l’avenir autrement, comme une relance des politiques de solidarité qui s’adosserait moins à un rapport productif à l’égard des territoires, des ressources, des milieux, mais il y a du boulot pour donner forme à cette idée.

    Beaucoup de choses ont été dites ou écrites sur le « monde d’après ». Repérez-vous des idées novatrices ?

    Je suis d’accord avec ceux et celles qui disent que le virus n’a pas de vertus, et qu’il faut se méfier quand on lui prête des capacités de révélation. Mais la grande congélation de l’économie globale peut donner des indications empiriques, que peut-être il s’agirait ensuite de penser. J’en vois deux.

    La première ressort de cet article expliquant que le coronacrash est en train de provoquer la plus grande chute des émissions de GES jamais connue, entre 5 % et 8 % des émissions de l’année 2019 – en fonction des estimations et de la durée du lockdown. Cette baisse correspond à peu près, dans son estimation haute, à la baisse annuelle nécessaire pour rejoindre l’objectif de 1,5 °C de réchauffement climatique.

    Mais bien sûr ce n’est pas ce qui va se passer, car « l’économie » va redémarrer, et avec elle les émissions. Avec même sans doute un effet de rattrapage. Donc on sait deux choses : le coup de frein à apporter aux émissions est gigantesque, et surtout, il ne peut venir d’un ralentissement des infrastructures existantes, sous peine de menacer la subsistance d’un grand nombre de personnes.

    Autrement dit, pour satisfaire des exigences climatiques, ne serait-ce que minimales, il faut mettre en œuvre un monumental projet de refonte des infrastructures globales. On peut parler de nucléaire, de géo-ingénierie, de reforestation, d’agroécologie, d’économie circulaire, de tout ce que vous voulez, mais ça devrait être notre unique sujet de discussion. Ou plutôt, notre sujet de discussion devrait être : entre quelles mains va-t-on mettre ces technologies et ces infrastructures pour qu’elles servent l’intérêt commun ? Quelles relations internationales sont nécessaires à la mise en place de ce projet ? Voilà un programme qui pourrait mobiliser quelques idées sur l’après, non ? Mais pour cela il faudrait que les écolos arrêtent de parler de façon consensuelle de la Terre qu’il faut sauver, et accepter de déclarer la guerre.

    Le second point est lié à l’action de l’État dans la fameuse « relance » économique. Je crois que l’on n’a pas suffisamment souligné le caractère révolutionnaire de la proposition toute simple faite dans différents contextes parlementaires, en France par exemple, et qui consiste à conditionner le sauvetage des entreprises en difficulté à des contraintes environnementales. Si on prend cette proposition au pied de la lettre et de façon conséquente, cela signifie que la relation entre l’État et le capital s’affranchit totalement de l’impératif productif. En gros, on ne subventionne plus la création de richesse écologiquement néfaste.

    Cela ne signifie pas que Air France ou Renault doivent s’ajuster à des mesures marginales sur leur modèle économique, mais que l’on utilise les richesses gigantesques de l’État, c’est-à-dire les nôtres, pour faire basculer l’édifice économique d’une théorie de la valeur à une autre. Certainement que les concepteurs de cette proposition ne voient pas les choses de façon aussi radicale, mais en tout cas on pourrait suggérer d’aller jusqu’au bout de la logique et de susciter un séisme majeur dans l’économie capitaliste de production. Avec bien sûr, comme l’a rappelé par exemple Gaël Giraud, la question de l’emploi dans ce basculement.

    Quel type de socialisme faudrait-il réinventer, si c’est le mot qui convient, pour espérer un monde d’après habitable, c’est-à-dire à la fois vivable et soutenable ?

    La question est de savoir si le socialisme du XXIe siècle est celui qui empêche que toutes ces catastrophes ne se produisent, ou celui qui les encaisse, limite leur portée, et distribue de façon socialement juste leurs effets. J’ai pas mal d’amis anticapitalistes qui ont l’air de penser, en affirmant que tout ce qui nous arrive est l’œuvre du capitalisme, que le socialisme est un rempart contre toute pathologie sociale, qu’avec lui « rien de tout ça ne nous serait arrivé ». Je n’en crois rien, et je crois qu’il ne faut pas faire de fausses promesses. Pour l’avenir radieux, c’est trop tard.

    En revanche, dans une période caractérisée par la certitude de crises écologiques majeures et la forte probabilité de crises sanitaires, s’équiper d’un outil politique haut de gamme, qui résiste bien aux chocs et qui organise l’effort collectif vers la justice sociale, cela me semble nécessaire.

    #Pierre_Charbonnier #covid-19

  • Cinéma, musique : le Covid-19 accélère la numérisation de l’industrie culturelle - Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/270420/cinema-musique-le-covid-19-accelere-la-numerisation-de-l-industrie-culture

    L’épidémie du coronavirus est en train de reconfigurer l’industrie culturelle. Les plateformes numériques de vidéo à la demande se renforcent, au détriment des salles de cinéma, tandis que les concerts en live streaming viennent concurrencer la scène. Au-delà de la concentration aux mains de quelques acteurs, l’accélération de la numérisation risque d’uniformiser les pratiques. La nouvelle a pris de court l’industrie cinématographique. Début avril, Amazon Prime Video annonçait en fanfare que la comédie (...)

    #marketing #copyright #domination #technologisme #YouTube #Netflix #Facebook #Amazon #TikTok #AmazonsPrime #ByteDance (...)

    ##Disney

  • « Le Nigeria est mieux préparé que nous aux épidémies » , Entretien avec l’historien Guillaume Lachenal, 20 avril 2020
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/200420/le-nigeria-est-mieux-prepare-que-nous-aux-epidemies?onglet=full

    Leçons à tirer des façons dont le Sud fait face aux épidémies, approche sécuritaire des virus, relations entre le médical et le politique, logiques sous-jacentes à la « médecine de tri »…

    Guillaume Lachenal est historien des sciences, chercheur au Medialab de Sciences-Po. Ses principales recherches portent sur l’histoire et l’anthropologie des épidémies, de la médecine et de la santé publique dans les contextes coloniaux et post-coloniaux d’Afrique. Il a notamment publié Le Médicament qui devait sauver l’Afrique (La Découverte, 2014, traduction anglaise The Lomidine files, Johns Hopkins University Press, 2017) et Le Médecin qui voulut être roi (Seuil, 2017).

    Qu’est-ce que les épidémies vécues récemment par les pays du Sud peuvent nous apprendre sur ce qui se passe aujourd’hui ?

    Guillaume Lachenal : Comme le disaient déjà les anthropologues Jean et John Comaroff, la théorie sociale vient désormais du Sud, parce que les pays du Sud ont expérimenté, avec vingt ou vingt-cinq ans d’avance, les politiques d’austérité sous des formes radicales. Le néolibéralisme précoce s’est déployé au Sud, notamment dans les politiques de santé. Il est à l’arrière-plan des épidémies de sida et d’Ebola.

    On découvre aujourd’hui le besoin d’une grille de compréhension qui parte des questions de pénurie, de rareté, de rupture de stocks qui se trouvent être au cœur de l’anthropologie de la santé dans les pays du Sud. On parle aujourd’hui beaucoup de mondialisation, de flux et de la façon dont le virus a épousé ces mouvements, mais observée d’Afrique et des pays du Sud, la mondialisation est une histoire qui ressemble à ce qu’on voit aujourd’hui : des frontières fermées, des avions qu’on ne peut pas prendre, des mobilités impossibles.
    Jusqu’au début des années 2000, en Afrique, l’épidémie de sida, c’est une histoire de médicaments qu’on n’arrive pas à obtenir, qu’on fait passer dans des valises au marché noir… Durant la grande épidémie d’Ebola de 2014, les structures de santé ont été dépassées pour des raisons matérielles élémentaires : manque de personnel, pénurie de matériel…

    Il existe donc, au Sud, tout un corpus d’expériences riche d’enseignements, comme le soulignait récemment l’historien Jean-Paul Gaudillière. Comme Ebola, le Covid est à maints égards une maladie du soin, qui touche en premier lieu les structures de santé, mais aussi les relations de prises en charge domestiques. Surtout, le Sud nous montre comment on a voulu mobiliser une approche sécuritaire des épidémies, au moment même où on négligeait les systèmes de santé.

    Toute l’histoire de la santé publique dans ces pays rappelle pourtant qu’il ne suffit pas d’applications pour monitorer le virus et de drones pour envoyer les médicaments ; que ces modes de gouvernement sont de peu d’efficacité face à une épidémie. On peut tenter de transposer, ici, cette critique d’une gouvernementalité spectaculaire qui produit seulement une fiction de préparation.

    Il y a trois ans, la conférence de Munich sur la sécurité avait été inaugurée par Bill Gates qui affirmait que la menace principale pour le monde était de nature épidémique et pas sécuritaire. Depuis quinze ans, tous les livres blancs de la Défense mettent les épidémies tout en haut de l’agenda. Et nous sommes pourtant dépassés quand elle arrive. Cette contradiction n’est en réalité qu’apparente. Parce que nous avons en réalité confié cette question sanitaire à une logique de start-up, d’innovation et de philanthropie, dans laquelle la politique sécuritaire des États consiste d’abord à mettre en scène sa capacité à intervenir, à simuler son aptitude à gouverner, mais sans véritable moyen de le faire.

    L’anthropologue et médecin Paul Farmer, qui avait été notamment l’envoyé spécial des Nations unies à Haïti après le séisme en 2009, rappelait à propos du fiasco de la réponse à Ebola, en 2014, que la réponse à une épidémie, c’est avant tout « staff and stuff » , des gens et des choses. La France se prend aujourd’hui en pleine figure le manque de masques, de matériels et de tests, et expose ainsi l’hiatus profond entre un débat public expliquant qu’il faut tester davantage, se protéger davantage, et la matérialité de la situation, avec le manque de réactifs, l’incapacité de produire suffisamment de masques, mais aussi l’absence de personnels de santé publique capables de faire le suivi des cas.

    Actuellement, ce n’est pas d’idées, de stratégies, de perspectives critiques que l’on manque… On manque de choses. Les questions les plus intéressantes aujourd’hui sont logistiques et il est sans doute plus intéressant de parler à un brancardier de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis ou à un livreur de Franprix qu’à n’importe quel chercheur. La question centrale, aujourd’hui, c’est l’épidémiologie sociale : comment le virus s’engouffre dans les failles de nos sociétés : les inégalités, les conditions de vie, les différences d’exposition du fait du travail, et toutes les comorbidités qui aggravent la maladie, comme on le voit avec les disparités raciales aux États-Unis, ou le cas de la Seine-Saint-Denis, ici.

    Avec une certaine ironie, on constate que des pays comme le Cameroun ou le Nigeria sont mieux préparés car ils disposent de ce qu’on appelle des agents de santé communautaire ( Community Health Workers ) qui sont des gens peu formés – ce ne sont pas des infirmiers – mais qui sont des sortes d’aides-soignants de santé publique, qui s’occupent des campagnes de vaccination, mais aussi de surveillance épidémiologique, et qui s’avèrent très utiles pour faire le suivi des cas, et des contacts des personnes infectées. C’est un savoir social que ne peut faire la police ou un smartphone.

    Au moment d’Ebola, quelques cas se sont déclarés à Lagos, au Nigeria, et on a craint le pire dans une métropole comme celle-ci, avec un virus aussi mortel. Mais en réalité, le pays a pu s’appuyer sur ces personnes très bien implantées dans les quartiers et les communautés, qui devaient déjà faire face à une épidémie de polio, et ont donc su tracer les contacts, isoler les malades, et réussi à éteindre l’épidémie. Cette success story africaine rappelle que la principale réponse aux épidémies est une réponse humaine, qu’on a complètement négligée ici, où personne ne viendra frapper à notre porte, et où rares sont les quartiers organisés en « communautés ».

    Vous avez coordonné, en 2014, une publication sur la « médecine de tri », dont on saisit aujourd’hui l’ampleur. Pourquoi jugez-vous qu’il s’agit du paradigme de la médecine de notre temps ?

    Ces pratiques de tri qu’on découvre aujourd’hui dans le débat public sont routinières en médecine. Elles sont violentes pour les soignants, difficiles éthiquement, insupportables philosophiquement, mais elles sont aussi nécessaires. On ne peut pas bien soigner les gens sans choisir où faire porter ses efforts. Et ces pratiques de tri sur critères médicaux sont aussi un moyen de traiter les gens de manière égalitaire, au sens où ce ne sera pas seulement celui qui paie le plus qui aura le droit à un ventilateur par exemple.
    Cela dit, ce tri se fait parce qu’il existe un écart entre des ressources rares et les besoins des patients. Or, cette rareté peut aussi être produite, en raison par exemple de la politique d’austérité qui frappe les systèmes de santé. Il est donc important d’avoir un débat sur la production de cette rareté, par exemple au sujet de la réduction du nombre de lits. Mais ce qui produit de la rareté, c’est aussi l’innovation médicale en tant que telle. La dialyse, le respirateur, la réanimation soulèvent de nouvelles questions d’accès et de tri, qui ne se posent pas dans de nombreux pays du Sud où quasiment personne n’y a accès.

    Comment définissez-vous la « santé globale » ? Et pourquoi dites-vous qu’il s’agit du « stade Dubaï » de la santé publique, en faisant référence à la façon dont le sociologue Mike Davis faisait de Dubaï l’emblème du capitalisme avancé ?

    Depuis le milieu des années 1990, les questions de sécurité sanitaire et de biosécurité ont pris de plus en plus de place sur l’agenda. Les réponses très verticales à des épidémies comme celle de VIH ont été motivées avant tout par des préoccupations sécuritaires, notamment d’un point de vue américain, avec l’idée qu’il ne fallait pas les laisser hors de contrôle.

    Ce tournant sécuritaire a coïncidé avec un tournant néolibéral, notamment dans le Sud, où on a contraint les États à diminuer les dépenses de santé publique, et à avoir recours à la philanthropie, ou à développer des infrastructures privées. Lors de mes enquêtes en Afrique par exemple, j’ai pu constater que la santé publique n’était plus qu’un souvenir, dont les personnes âgées parlaient souvent avec nostalgie, comme d’une époque où on pouvait obtenir des médicaments et se faire soigner gratuitement. À partir de la fin des années 1990, tout devient payant et on passe à une approche beaucoup plus minimaliste et sécuritaire de l’intervention de l’État en matière de santé.

    Ce moment qu’on désigne comme celui de « Global Health » , de santé mondiale, est caractérisé, dans le Sud, à la fois par un retrait des États et par un boom du financement global, assuré en particulier par la fondation Gates et les grandes banques de développement dont la banque mondiale, qui mettent en place des infrastructures de santé, le plus souvent avec des partenariats public-privé.

    Pour le dire schématiquement, vous avez des dispensaires qui tombent en ruine et des hôpitaux champignons tout neufs qui poussent parfois juste à côté, construits par les Indiens ou les Chinois, et financés par les banques de développement. Pour les habitants, ces institutions sont le plus souvent des mirages, parce qu’ils sont payants, ou, au sens propre, parce que construire un hôpital, même en envoyant des médecins indiens comme on l’a vu par exemple au Congo, n’est pas très utile quand on manque d’eau, d’électricité, de médicaments…
    D’où la référence à Mike Davis. Ces infrastructures sont des coquilles de verre impressionnantes mais qui demeurent des énigmes pour les habitants, et favorisent toute une épidémiologie populaire qui s’interroge sur ce qu’on a pris ici pour financer cela là, sur l’économie extractive qui a permis la construction de tel ou tel hôpital.

    Cette épidémiologie populaire désigne la façon dont les populations confrontées à des épidémies de type VIH-sida ou Ebola les inscrivent dans des économies politiques globales et des formes vernaculaires de compréhension, et relient les épidémies à des interrogations sur le sens de la maladie.

    C’est comme cela qu’on entend que le sida a été envoyé par tel politicien soucieux de se venger de tel ou tel village, ou Ebola par MSF pour pouvoir prélever des organes sur les cadavres… C’est aussi comme ça qu’on relie telle maladie, comme l’ulcère de Buruli, avec une transformation du paysage, avec tel ou tel changement environnemental. Évidemment tout n’est pas vrai, loin de là, mais dire que l’Afrique est dégradée par une économie extractive, c’est banalement exact.

    L’utopie du docteur David, que vous avez étudiée dans Le Médecin qui voulut être roi , d’un monde dont l’organisation serait entièrement déterminée par la médecine est-elle en train de se réaliser ?

    L’histoire coloniale est riche d’enseignements car on y voit des médecins coloniaux qui, à l’instar du docteur David, peuvent enfin vivre leur rêve d’avoir les rênes du pouvoir et d’appliquer leur science à toute la société. Pendant la guerre, le docteur David possède ainsi un pouvoir absolu sur toute une partie du Cameroun. Il profite de ses pleins pouvoirs en tant que médecin pour lutter contre les épidémies. Mais ce qui est instructif, c’est qu’il découvre son impuissance et il n’arrive pas à changer grand-chose au destin des maladies, car il ne comprend pas la société locale, car il n’a pas tous les leviers d’action qu’il croit posséder en ayant pourtant à la fois la science médicale et le pouvoir politique.
    Il peut être intéressant de jouer du parallèle, car l’utopie qui donnerait tout le pouvoir aux médecins, et travaille toute la santé publique et la biopolitique, n’a jamais été vraiment mise en place, mais demeure à l’état de rêve et de projet politiques – Foucault parlait du « rêve politique de la peste » . Ce qu’on traverse en ce moment, c’est à la fois l’apparence d’une toute-puissance biopolitique, mais aussi l’impuissance fondamentale de tout cela, parce que la réalité ne coïncide pas avec le projet. Ce n’est pas parce que les citoyens ne respectent pas le confinement, au contraire, mais parce que les autorités, notamment municipales, improvisent et imposent une théorie du confinement qui est loin d’être fondée sur une preuve épidémiologique.

    Les derniers arrêtés municipaux, c’est le Gendarme de Saint-Tropez derrière les joggeurs ! Rien ne dit aujourd’hui que le virus s’est beaucoup transmis dans les parcs, et une approche de santé publique rationnelle, qui arbitrerait coûts, sur la santé mentale et les enfants notamment, et bénéfices, imposerait plutôt de les rouvrir au plus vite, avec des règles adaptées – comme en Allemagne par exemple. Comme à l’époque coloniale, on a plutôt l’impression d’une biopolitique qui ne calcule pas grand-chose, et dont la priorité reste en fait d’éprouver sa capacité à maintenir l’ordre.

    Dans un texte publié mi-février, vous affirmiez à propos de l’épidémie qui débutait alors, qu’il s’agissait d’un « phénomène sans message » et qu’il fallait « se méfier de cette volonté d’interpréter ce que le coronavirus “révèle” » . Vous situez-vous toujours sur cette position deux mois plus tard ?

    Je maintiens cette position d’hygiène mentale et d’hygiène publique qui me paraît importante. Sans vouloir jeter la pierre à quiconque, toute une industrie du commentaire s’est mise en place et on se demande aujourd’hui ce que le coronavirus ne « révèle » pas.

    En tant qu’enseignant qui se trouvait être en train de faire un cours sur l’histoire des épidémies lorsque celle-ci est apparue, je me méfiais de l’ennui qu’on peut ressentir à enseigner cette histoire si on s’en tient aux invariants : le commencement anodin, le déni, la panique, l’impuissance, les digues morales qui sautent, les tentatives plus ou moins rationnelles pour comprendre et contrôler, et puis la vague qui se retire avec ses blessures…

    Dans ce contexte, la pensée de l’écrivain Susan Sontag a été ma boussole, en tout cas une position qu’il me semble nécessaire de considérer : il est possible que tout cela n’ait pas de sens. La chercheuse Paula Treichler avait, dans un article célèbre, évoqué « l’épidémie de significations » autour du sida. On se trouve dans une configuration similaire, avec tout un tas de théories du complot, le raoultisme, mais aussi des interprétations savantes qui ne font guère avancer les choses. Il me paraît ainsi intéressant de relever l’homologie entre les théories du complot et celles qui attribuent cela à Macron, à Buzyn ou à telle ou telle multinationale, et qui ont en commun d’exiger qu’il y ait une faute humaine à l’origine de ce qui arrive.
    Ce sont des choses qu’on a beaucoup vues dans des pays du Sud qui n’ont jamais cessé de connaître des épidémies secouant la société, qu’il s’agisse du sida en Haïti et en Afrique ou du virus Ebola. Ces théories jugées complotistes ne sont pas forcément irrationnelles ou inintéressantes politiquement. Pendant la dernière épidémie d’Ebola au Kivu congolais, on a accusé le pouvoir central, l’OMS ou certains politiciens locaux d’être derrière l’épidémie pour profiter de « l’Ebola business ».

    Des enquêtes journalistiques menées depuis, comme celle d’Emmanuel Freudenthal, ont effectivement montré l’ampleur de la structure de corruption mise en place autour de la réponse Ebola au Kivu, même si cela ne veut pas dire qu’elle avait été provoquée. L’épidémiologie populaire, comme on la désigne en anthropologie de la santé, est porteuse de diagnostics sociaux et politiques qui sont souvent au moins aussi intéressants que certains discours de sciences sociales qui cherchent à mettre du sens là où il n’y en a pas toujours.

    Le stade Dubaï de la santé publique
    La santé globale en Afrique entre passé et futur
    Guillaume Lachenal
    Dans Revue Tiers Monde 2013/3 (n°215), pages 53 à 71
    https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2013-3-page-53.htm

    Sans gendarme de Saint-tropez : Security agents killed more Nigerians in two weeks than Coronavirus
    https://seenthis.net/messages/845017

    Articles cités :

    Covid-19 et santé globale : la fin du grand partage ?, Jean-Paul Gaudillière
    https://aoc.media/analyse/2020/04/02/covid-19-et-sante-globale-la-fin-du-grand-partage
    est sous#paywall...

    Donner sens au sida, Guillaume Lachenal
    https://journals.openedition.org/gss/2867

    Bill Gates, « l’homme le plus généreux du monde », ne l’est pas tant que cela
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110519/bill-gates-l-homme-le-plus-genereux-du-monde-ne-l-est-pas-tant-que-cela?on

    En RDC, la Riposte de l’OMS rattrapée par l’« Ebola business »
    https://www.liberation.fr/planete/2020/02/04/en-rdc-la-riposte-de-l-oms-rattrapee-par-l-ebola-business_1776970

    #Sud #histoire_des_sciences #anthropologie #Paul_Farmer #épidémies #santé_publique #tournant_sécuritaire #médecine #austérité #pénurie #maladie_du_soin #médecine_de_tri #médecin #sytèmes_de_santé #États #simulation #staff_and_stuff #épidémiologie_sociale #épidémiologie_populaire #agents_de_santé_communautaire #savoir_social #rareté #production_de_la_rareté #innovation_médicale #science #biopolitique #maintien_de_l'ordre #santé_communautaire #Nigeria #Afrique #politique_du_soin

  • Flaminia Paddeu : « Il faut multiplier les expériences d’agriculture pirate en ville » - Page 1 | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/260420/flaminia-paddeu-il-faut-multiplier-les-experiences-d-agriculture-pirate-en

    Flaminia Paddeu : D’après la FAO, l’agriculture urbaine est pratiquée aujourd’hui par 800 millions de personnes, qui produisent environ 15 % des denrées alimentaires mondiales. C’est donc loin d’être anecdotique, surtout quand on sait que la majorité de ces denrées servent à l’autosubsistance des ménages. Mais dans les pays des Nords, l’agriculture urbaine se fait plus discrète. En Île-de-France, les surfaces cultivées occupent 73 hectares, soit l’équivalent des parcs de la Villette et des Buttes-Chaumont réunis. La moitié sont des jardins familiaux et ouvriers, souvent cultivés par des habitants des quartiers populaires, d’origine étrangère ou âgés. Dans des cas extrêmes, comme à Detroit aux États-Unis, on a avancé l’existence de 1 500 fermes et jardins, impliquant directement jusqu’à 23 000 personnes.

    #flaminia_paddeu #agriculture_urbaine #écologie #covid_19 #géographie #urbanités

  • Flaminia Paddeu : « Il faut multiplier les expériences d’agriculture pirate en ville » - Page 1 | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/260420/flaminia-paddeu-il-faut-multiplier-les-experiences-d-agriculture-pirate-en

    La crainte des pénuries alimentaires réveillée par la pandémie actuelle a rappelé notre immense dépendance aux importations agricoles, encore plus sensible en ville qu’à la campagne. Alors qu’en cas de rupture d’approvisionnement, Paris n’aurait que quatre jours d’autonomie alimentaire, l’agriculture urbaine peut-elle être une piste pour le monde d’après ? Entretien avec la géographe Flaminia Paddeu.

    Flaminia Paddeu est géographe, actuellement maîtresse de conférences à l’université Sorbonne-Paris-Nord et chercheuse au laboratoire Pléiade. Ses recherches, à l’intersection des questions sociales et écologiques, portent sur les pratiques agricoles et de subsistance dans les grandes métropoles aux États-Unis et en France. Elle a notamment publié dans le Dictionnaire critique de l’anthropocène (CNRS Éditions, 2020) et dans Pour la recherche urbaine (CNRS Éditions, 2020). Elle prépare actuellement un ouvrage sur l’agriculture urbaine à Paris, New York et Detroit. Elle est membre fondatrice et directrice du comité scientifique de la revue Urbanités.

    Flaminia Paddeu. © Violeta Ramirez Flaminia Paddeu. © Violeta Ramirez

    Que pèse aujourd’hui l’agriculture urbaine en pourcentage des denrées alimentaires et est-ce, dans les pays occidentaux, autre chose qu’une activité anecdotique ?

    Flaminia Paddeu : D’après la FAO, l’agriculture urbaine est pratiquée aujourd’hui par 800 millions de personnes, qui produisent environ 15 % des denrées alimentaires mondiales. C’est donc loin d’être anecdotique, surtout quand on sait que la majorité de ces denrées servent à l’autosubsistance des ménages. Mais dans les pays des Nords, l’agriculture urbaine se fait plus discrète. En Île-de-France, les surfaces cultivées occupent 73 hectares, soit l’équivalent des parcs de la Villette et des Buttes-Chaumont réunis. La moitié sont des jardins familiaux et ouvriers, souvent cultivés par des habitants des quartiers populaires, d’origine étrangère ou âgés. Dans des cas extrêmes, comme à Detroit aux États-Unis, on a avancé l’existence de 1 500 fermes et jardins, impliquant directement jusqu’à 23 000 personnes.

    Je profite pour faire ce pas de côté. On a l’impression que la France est un pays agricole autosuffisant mais c’est faux : on produit des céréales, de la viande et des produits laitiers en quantité telle qu’il faut exporter mais on doit importer des fruits et des légumes.

  • Asma Lamrabet : « L’heure est venue d’une autocritique du rôle de la religion dans nos sociétés » - Page 1 | Mediapart

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/240420/asma-lamrabet-l-heure-est-venue-d-une-autocritique-du-role-de-la-religion-

    La pandémie de Covid-19 met à l’épreuve les religions comme jamais, en interdisant les rassemblements collectifs. Pour la théologienne marocaine Asma Lamrabet, figure du féminisme musulman, mondialement connue pour ses travaux de réinterprétation du Coran et sur la place de la femme dans l’islam, c’est l’occasion de prendre conscience du « décalage existant entre un ritualisme excessif, parfois vidé de son essence et une éthique spirituelle le plus souvent invisibilisée par une religiosité formaliste ». Le ramadan, un pilier de l’islam, va se vivre confiné.

    Comment la médecin biologiste et la théologienne observe-t-elle ces temps inédits pour l’humanité ?

    Asma Lamrabet : En tant que médecin biologiste je vois cela d’abord comme étant une nouvelle forme aiguë et grave de maladie infectieuse qui a pris de court le monde scientifique par sa rapide contagiosité, sa symptomatologie polymorphe et surtout par la confusion qui règne quant aux modalités de son traitement.

    De nombreuses études scientifiques à travers le monde s’accordent à dire que cette pandémie était plus ou moins prévisible et qu’elle est la conséquence d’une pléthore de déséquilibres, dont l’intense dégradation de l’environnement naturel de notre planète sous l’effet dévastateur d’une mondialisation démographique, économique, technologique et industrielle qui a fini par déstabiliser de façon profonde l’écosystème et sa biodiversité.

    La destruction progressive de cet écosystème a favorisé la transmission de virus tels que ceux de la famille des coronavirus depuis leur réservoir naturel chez les animaux vers les êtres humains. Le franchissement de ces barrières normalement préservées par un équilibre naturel a permis l’émergence de nouvelles pathologies, à l’instar de celle d’Ebola qui est restée localisée, et celle du Covid-19 que nous vivons actuellement.

    Asma Lamrabet. © dr Asma Lamrabet. © dr
    De point de vue théologique, je pense que nous pouvons en faire une lecture similaire. Cette pandémie est, à mon humble avis, un signe transcendantal qui nous interpelle en tant qu’humains sur nos excès, nos défaillances et nos égocentrismes de tous genres.

    Rompre l’harmonie de la création est un acte de corruption (fasad), selon le message spirituel de l’islam. Le texte sacré interpelle sans cesse les êtres humains sur cet impératif de maintenir l’équilibre du lien entre l’être humain et son environnement naturel tel que légué par le créateur des mondes.

    Cette spiritualité du respect et de l’humilité envers l’environnement et la création est d’ailleurs au cœur théologique de toutes les croyances et de toutes les religions, mais elle a été, malheureusement, le plus souvent éclipsée par la lecture dogmatique qui caractérise l’approche humaine du religieux de tout temps et en tous lieux.

    Mosquées fermées dont le lieu le plus sacré de l’islam, la Kaaba de La Mecque en Arabie saoudite, prières collectives interdites dont la plus grande d’entre elles, celle du vendredi, ce qui est inédit, historique ; rites funéraires empêchés ; impossibilité de rapatrier les corps de défunts pour les immigrés… Une partie du monde musulman est confiné et coupé de ses pratiques religieuses collectives les plus fondamentales, ce qu’il accepte dans l’immense majorité. Cela vous surprend ? Quel regard portez-vous sur ces bouleversements de rituels ? Quelles peuvent en être les conséquences ?

    L’acceptation quasi majoritaire du monde musulman de ce chamboulement dans ses pratiques cultuelles, provoqué par cette pandémie, m’a sincèrement agréablement surprise. Vu la vision majoritaire et orthodoxe d’un discours religieux qui prône plutôt un fatalisme servile dans le quotidien du vécu des croyants et croyantes, je m’attendais à plus de résistance. Or, ce qui s’est passé, c’est que, hormis une infime minorité, l’ensemble des musulmans, et en premier lieu les institutions religieuses, ont très vite cautionné, religieusement parlant, ce genre de mesures.

    Devant l’ampleur de la pandémie et de ses conséquences tragiques, les différents représentants religieux ont interprété de façon rationnelle et sereine ce que la sagesse de l’islam a toujours préconisé, autrement dit que la préservation de la vie des êtres humains est l’une des finalités premières, voire la finalité essentielle de cette religion. Cette finalité prime sur toutes les autres prescriptions religieuses, qui deviennent secondaires devant l’urgence de tout ce qui pourrait mettre en danger la vie humaine.

    Comment lire ces directives pragmatiques émanant de la majorité des dirigeants religieux alors que beaucoup de ces mêmes leaders prônaient le plus souvent une forme de religiosité qui sacralisait plutôt le culte avec toutes ses représentations collectives aux dépens de l’essence éthique et des finalités du message spirituel de l’islam ?

    Il est encore trop tôt pour pouvoir prédire les conséquences de ces changements de paradigme, mais espérons que cette crise sanitaire mondiale puisse être l’occasion d’une prise de conscience quant au décalage existant entre un ritualisme excessif, parfois vidé de son essence, et une éthique spirituelle, le plus souvent invisibilisée par une religiosité formaliste.

    Le ramadan commence ce 24 avril, et il aura lieu dans de nombreux pays sous confinement sans ces veillées et tablées familiales à l’heure de la rupture du jeûne ni le rituel du tarawih, la prière collective du soir. C’est une épreuve pour les musulmans du monde entier. Comment vivre ce pilier de l’islam en quarantaine et continuer à faire communauté tout en étant isolé ? Faut-il craindre des tensions intimes et collectives ?

    Il est vrai que le mois de ramadan est le rendez-vous annuel symbolique du partage, de la solidarité, des rencontres et veillées familiales, le plus souvent vécu intensément, dans un esprit de festivité et de reviviscence de la foi et de la pratique collective. Cependant, on doit savoir reconnaître aussi que ce mois est devenu pour certains le mois de tous les excès et le rendez-vous d’un consumérisme effréné. Or, rappelons, que ce mois est censé être celui du jeûne, de la sobriété et de la spiritualité par excellence.

    Cette pandémie et le confinement qu’elle impose devraient nous pousser à repenser notre façon de vivre ce mois et de l’accueillir comme étant celui d’une expérience spirituelle du jeûne de l’esprit et du corps. L’isolement nous permettra de nous reconnecter à l’essentiel dans la beauté du recueillement et du dépouillement envers le créateur.

    Avec le Covid-19, la religion passe au second plan dans des pays habitués à invoquer Dieu au moindre fléau, où la religion joue un rôle social de premier plan mais aussi politique, les mosquées étant un lieu de pouvoir, de contrôle. Au Maroc, la devise n’est-elle pas « Allah, El watan, El Malik » (« Dieu, la patrie, le roi »). Va-t-on vers une remise en cause du religieux, du sacré ?

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    Il faudrait peut-être ici, tout d’abord, savoir reconnaître qu’au Maroc, les autorités ont géré cette crise très précocement, avec beaucoup de rigueur, de sérieux et d’efficacité. Cela dit, il est vrai qu’avec cette pandémie, on constate une mise en veilleuse de l’expression du religieux, notamment dans l’espace public. En fait, ce qui préoccupe aujourd’hui les gens, du moins on le remarque au Maroc, c’est leur santé, l’évolution et la gestion de la crise sanitaire, et de ce fait, l’intérêt est plutôt dirigé vers ceux et celles qui sont devenus les véritables héros de cette crise et qui sont aux premiers rangs de la lutte, à savoir les médecins et tout le personnel soignant.

    On remarque qu’une grande partie des Marocains revalorise l’importance de la science, de la médecine et de la recherche scientifique. Tout en restant sur le plan personnel convaincus par l’importance de la foi, cela les pousse à revoir leur approche du religieux de façon individuelle. Il y a une reconfiguration quant à la manière de vivre le religieux sur le plan individuel, notamment en l’absence d’un discours religieux aujourd’hui « muet » quant à une réponse rationnelle à cette crise mondiale.

    Le religieux ou le sacré ne seront sûrement pas pour autant remis en cause, la société marocaine étant profondément religieuse et là n’est pas le problème. La question qui reste à poser c’est comment, à l’issue de cette crise, pourrait-on, et de point de vue global, amorcer une véritable autocritique quant au véritable rôle de la religion dans nos sociétés et surtout questionner son instrumentalisation politique récurrente ?

    Quelles leçons l’islam peut-il tirer du coronavirus ? Les grands rassemblements religieux vont-ils en prendre un coup ? Cette pandémie peut-elle freiner ceux qui portent une vision dogmatique et fanatique de l’islam ?

    L’une des plus grandes leçons que l’on devrait tirer de cette crise, c’est de dépasser une certaine vision ethnocentrique de notre approche du religieux. Même en plein cœur de cette tragédie humaine, les invocations de la majorité des musulmans font abstraction du reste de l’humanité et prient de façon instinctive pour leur seule communauté de foi. Prendre conscience de notre humanité commune, c’est l’une des grandes leçons de cette pandémie mondiale qui ne fait aucune distinction entre riches, pauvres, athées ou croyants.

    L’un des grands manquements du discours islamique actuel – notamment dans les pays majoritairement musulmans –, c’est l’absence de cette vision inclusive, celle qui à partir du message spirituel de l’islam penserait l’humain dans son universalité. Restaurer la dimension humaniste intrinsèque au message spirituel de l’islam, c’est rompre avec la vision dogmatique majoritaire d’aujourd’hui.

    Voile, polygamie, inégalité dans l’héritage… Vous avez beaucoup écrit sur les discriminations imposées aux femmes au nom de l’islam. Il en est une que nous expérimentons tous aujourd’hui : le confinement au foyer, dans la sphère domestique… Ce confinement est-il une bonne nouvelle pour le féminisme et les luttes pour l’égalité entre les genres ?

    Il faudrait d’abord penser à celles et ceux qui ne sont pas confinés et qui continuent de travailler dans des conditions extrêmement difficiles et qui font que le monde continue de tourner malgré tout. Le personnel médical, paramédical, celui des supermarchés, les livreurs, le personnel d’entretien, etc., sont ces hommes et femmes qui sont mobilisés corps et âme aujourd’hui dans cette lutte contre la crise du coronavirus.

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    Cependant, il faudrait reconnaître que ce sont les femmes qui sont les plus nombreuses à faire ce genre de travail, tout en étant invisibilisées, et dans des situations de grande vulnérabilité socioéconomique. À titre d’exemple, au Maroc, comme dans beaucoup d’autres pays, près de 70 % du personnel hospitalier est féminin et en plus d’assurer ce travail colossal et dans ces conditions d’urgence pandémique, elles cumulent la charge du travail au foyer et celle du maintien de l’équilibre familial. La lutte pour l’égalité entre les genres a encore un très long chemin à faire et pas seulement dans les pays musulmans.

    On parle beaucoup du monde d’après comme si tout allait être bouleversé, redéfini. Vous l’envisagez ?

    Je ne sais pas comment sera notre monde après cette pandémie. Ce qui est sûr, c’est qu’une étape est finie et que nous sommes aux portes d’un monde qui sera résolument différent, celui des grandes incertitudes et des grands choix à entreprendre. Je ne sais pas si l’on aura la sagesse et la présence d’esprit de tirer toutes les leçons qu’il faut de cette crise.

    Cette pandémie a mis à nu toutes nos défaillances et nos manquements en tant qu’êtres humains et quant à notre mode de vie moderne. C’est une véritable crise de valeurs à l’échelle mondiale et si le monde ne change pas après, cela voudra dire que l’on doit perdre espoir en l’humain. C’est pour cela que j’ose espérer que le monde de demain sera meilleur si l’on fait le bon choix, à savoir celui de la solidarité humaine.

    • « cette pandémie mondiale qui ne fait aucune distinction entre riches, pauvres » ?! La lumière divine est bien faible. On sait que l’universalité de la pandémie ne va pas sans atteindre avant tout les moins bien munis. L’unité de l’humanité est ailleurs.

      La vie des indigents tient à un peu de pain : qui le leur enlève est un assassin.
      C’est tuer son prochain que de lui retirer sa subsistance, c’est verser le sang que de priver l’ouvrier de son salaire.

      Le Siracide

    • @colporteur : réflexion intéressante s’il en est. Les théologiens nous répondront que le Grand Démiurge a créé le Monde avec tout ce qui va bien pour y mener une bonne vie. Après, si ça part en vrille, c’est que certaines de ses créatures (et on voit bien lesquelles) ont des comportements déconnants. Les plus radicaux de ces théologiens y voient l’intervention du Malin qu’il faudra combattre avec la dernière des énergies en allumant quelques bûchers ou en usant de toutes sortes de procédés d’ostracisation du moment qu’ils aient l’impression de complaire à leur « créateur ». Après, c’est sûr, on peut reprendre tout le truc pour démonter le biais en se demandant si c’est bien Dieu qui a créé « l’Homme » ou si justement, ce ne serait pas plutôt le contraire. Il existe un petit opuscule que tu dois avoir lu, je suppose, écrit par Sébastien Faure. C’est assez rigolo comme exercice de rhétorique.
      Alors que penser ? Et de quelle côté va pencher notre balance mentale ? Du côté du grand ordonnancement démiurgique ou celui du chaos darwinien ? Les exégètes des deux obédiences s’y sont toujours un peu cassé les dents en renvoyant dos à dos les tenants de l’une ou de l’autre de ces convictions. Après, tout est question de valeurs morales mais aussi (et surtout ?) de la capacité qu’ont nos sociétés à « gérer » certains « troubles à l’ordre public ».
      Sinon, oui, les paroles de la « Sagesse de Ben Sira » (autrement nommé l’Ecclésiaste) me semblent assez pertinentes par les temps qui courent. Et je vais de ce pas la consigner dans mes carnets : ça pourrait bien m’être utile pour faire fermer leurs claquemerdes à quelques adeptes du darwinisme social.

    • Coronavirus : au Maroc, les ouvriers paient un lourd tribut
      https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/27/coronavirus-au-maroc-les-ouvriers-paient-un-lourd-tribut_6037893_3212.html

      Des hurlements, des larmes, un mélange de colère et de désespoir... Regroupées face à leur usine, dans la zone industrielle d’Ain Sebaa, en périphérie de Casablanca, des dizaines d’#ouvrières crient leur terreur. L’une d’entre elles se jette à terre, une autre semble en proie à une crise d’hystérie. Elles viennent d’apprendre le diagnostic positif au Covid-19 de l’une de leurs collègues. La scène, filmée sur un téléphone portable et diffusée mi-avril, a fait le tour des réseaux sociaux du royaume. D’ailleurs, depuis, pas moins de 111 ouvrières de cette usine ont été contaminées, selon la direction régionale de la santé de Casablanca.

      Jusqu’ici, relativement épargné par rapport à ses voisins européens, le Maroc comptait 4 065 cas officiellement recensés et 161 décès au 27 avril. Si les mesures précoces de confinement strict sous contrôle étroit des autorités et les dépistages de plus en plus fréquents ont permis de réduire le nombre de personnes admises en réanimation, la multiplication des foyers de contamination fait craindre une accélération de la propagation du coronavirus.

      En quelques jours, des dizaines de cas ont ainsi été enregistrés dans des usines et des grandes surfaces à Casablanca, Tanger, Fès et Larache. Le milieu carcéral a lui aussi été touché avec près de 200 cas au sein de la seule prison de Ouarzazate.

      [...] Alors que les entreprises se préparent à la reprise le 20 mai, date à laquelle l’état d’urgence devrait prendre fin, la question de la protection des salariés reste posée. [...] L’annonce du redémarrage progressif dès fin avril des usines de #Renault, qui emploient près de 11 000 personnes au Maroc, a déjà suscité de vives inquiétudes au sein du personnel et des syndicats.

  • Johann Chapoutot : « Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants » - Page 1 | Mediapart

    https://www.mediapart.fr/journal/international/240420/johann-chapoutot-merkel-parle-des-adultes-macron-des-enfants?onglet=full

    On le sait depuis longtemps mais c’est bien de le rappeler.

    Johann Chapoutot : « Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants »
    24 avril 2020 Par Ludovic Lamant

    L’historien Johann Chapoutot éclaire, à la lumière de l’exemple allemand, les failles de la gestion française de la pandémie. Alors qu’Angela Merkel s’adresse à la raison des citoyens, « en France, on nous ment ».

    • Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, grand spécialiste du nazisme (lire ici et là), Johann Chapoutot éclaire les failles de la gestion française de l’épidémie au regard de l’expérience allemande depuis janvier. Dans un entretien à Mediapart, l’universitaire décrit un pouvoir politique allemand « disponible », s’adressant à la « raison » de ses citoyens, quand l’exécutif français, « très contesté de toutes parts » avant l’épidémie, semble « préoccupé uniquement de lui-même et du raffermissement de son pouvoir ».

      Comment expliquer la meilleure gestion de l’épidémie du Covid-19 en Allemagne, à ce stade, par rapport à la France ?

      Johann Chapoutot : D’abord, les Allemands, c’est-à-dire le gouvernement fédéral mais aussi les exécutifs régionaux des Länder, ont fait de la médecine. Ils ont fait ce que la médecine prescrit en cas de pandémie. Non pas un confinement de masse, qui n’a pas eu lieu en tant que tel en Allemagne, mais du dépistage : des tests systématiques ont été pratiqués en cas de symptômes légers ou graves, et les personnes malades ont été isolées et traitées.

      Pourquoi l’Allemagne l’a fait, et pas la France ? Parce que l’Allemagne a les capacités industrielles de produire des tests. Les tests les plus rapides ont été élaborés par des scientifiques et industriels allemands, dès la fin du mois de janvier. Et la production a été possible grâce aux capacités de production dans le pays : alors que la France a connu une désindustrialisation de masse, il persiste en Allemagne un tissu industriel de PME, qui a été sacrifié en France.

      L’Allemagne a donc fait, dès fin janvier, ce que l’on nous promet de faire en France après le 11 mai : dépister, isoler et traiter. Sachant que l’on n’est même pas sûr, en France, de pouvoir le faire.

      Les capacités d’accueil des hôpitaux allemands ont semble-t-il joué également, ce qui peut paraître contradictoire avec la vision d’une Allemagne arc-boutée sur le remboursement de la dette... Qu’en dites-vous ?

      Les chiffres des lits d’hôpitaux sont sidérants : 28 000 lits en réanimation opérationnels fin janvier en Allemagne, contre 5 000 à peine en France. À quoi est-ce dû ? L’Allemagne a économisé sur presque tout, et c’est un vrai problème qu’une partie des représentants du patronat dénonce également : manque d’investissements dans les routes, les ponts, les écoles... Mais elle n’a pas économisé sur le système de santé.

      Pourquoi ? Pour les mêmes raisons qu’elle a économisé sur le reste. Elle a appliqué son mantra ordo-libéral du zéro déficit, le « Schwarze Null ». C’est ce que demandait l’électorat de la droite allemande, fait de retraités, qui détient des pensions par capitalisation privée, et qui vote donc pour une politique d’économies et de désinflation.

      En raison de la volonté de cet électorat également, il n’y a pas eu d’économies sur les hôpitaux, car c’est un électorat âgé, qui veut faire des économies, mais pas au détriment de sa santé.

      Y a-t-il une autre explication aux différences manifestes dans la gestion de l’épidémie ?

      Oui. Les pouvoirs politiques allemands étaient disponibles, au moment du surgissement du Covid-19. Ils avaient une capacité de diagnostic politique et social, une capacité d’attention dont était privé le pouvoir politique français.

      Il faut se reporter quelques semaines en arrière : l’exécutif français était focalisé sur l’enjeu de la réforme des retraites. Le 29 février 2020, un conseil des ministres exceptionnel, consacré censément à la crise du coronavirus, décidait de l’application de l’article 49-3 de la Constitution sur la réforme des retraites. Deuxièmement, ce pouvoir politique français était déjà très faible, très contesté de toutes parts. Il était préoccupé uniquement de lui-même et du raffermissement de son pouvoir.

      Souvenons-nous que la ministre de la santé démissionne le 16 février pour aller sauver une candidature à la mairie de Paris – ce serait totalement impensable en Allemagne ! Autocentré, le pouvoir français est également violent, comme le montre le traitement des médecins, infirmières et aides-soignants matraqués et gazés par la police au cours de leurs nombreuses manifestations ces derniers mois. Le résultat est que le gouvernement français, qui n’était pas à l’écoute, n’était plus écouté non plus.

      En même temps, Angela Merkel semblait, à la fin de l’année 2019, très affaiblie elle aussi.

      C’est certain, et depuis plus d’un an même. Depuis qu’Angela Merkel a renoncé à la présidence de la CDU [en octobre 2018 – ndlr], ce qui était alors une première pour un chancelier en exercice de renoncer à la présidence du parti majoritaire. Mais c’est sa successeure à la tête de la CDU qui a échoué. Merkel, elle, n’était pas contestée en tant que chancelière. Son pouvoir n’était pas contesté. Certainement pas dans la rue, comme l’était le pouvoir en France.

      Diriez-vous que le fédéralisme allemand est plus efficace que l’hypercentralisme français, face à la pandémie ?

      J’aborderai cette question du fédéralisme dans une perspective plus large, celui du dialogue rationnel, de la conception que l’on a, en Allemagne, de la citoyenneté et de la décision politique. Tout le monde a relevé les différences de registre entre les interventions d’Angela Merkel, le 19 mars, et de Frank-Walter Steinmeier, le président fédéral allemand, le 11 avril, d’un côté [les deux interventions sont à voir en intégralité ci-dessous – ndlr], et celles d’Emmanuel Macron de l’autre.

      Merkel, comme Steinmeier, parle à la raison de leurs auditeurs. Je cite Merkel : « La situation est dynamique, nous allons apprendre d’elle au fur et à mesure. [...] Je vous le demande, ne vous fiez pas aux rumeurs [...] Nous sommes une démocratie, nous ne vivons pas de la contrainte, mais d’un savoir partagé. » Quant à Steinmeier : « Nous sommes une démocratie vivante, avec des citoyens conscients de leur responsabilité, nous écoutons les faits et les arguments, nous nous faisons confiance. »

      Merkel comme Steinmeier parlent à des adultes, à des citoyens rationnels. Le contraste est net avec la France, où l’on nous parle comme à des enfants. Comme l’avait dit Sibeth Ndiaye, on assume de mentir pour « protéger le président ». Je me demande d’ailleurs comment il a été possible de nommer porte-parole du gouvernement une femme qui avait fait cette déclaration quelques mois plus tôt.

      En France, on nous ment. On nous félicite, on nous enguirlande, on nous gronde, on nous récompense, à l’instar de Macron dans ses interventions ; ou l’on nous tance ou nous insulte, comme le déplorable préfet de police de Paris, Didier Lallement. En France, on masque l’impuissance concrète, réelle, du gouvernement par des rodomontades ridicules. « Nous sommes en guerre », avait dit Macron, auquel répond Steinmeier, calmement et fermement : « Non, ceci n’est pas une guerre. »

      C’est dans ce cadre plus large que je conçois la question du fédéralisme : l’importance donnée en Allemagne au dialogue, à la concertation et à la raison. La structure fédérale fait qu’Angela Merkel ne peut prendre de décision sans consulter les 16 ministres-présidents des 16 Länder. En France, les mesures annoncées lors de la dernière allocution du 13 avril ont été communiquées aux ministres quinze minutes avant le discours du monarque républicain qui, verticalement et de manière transcendante, surprend jusqu’à son propre gouvernement. C’est stupéfiant d’archaïsme.
      « En Allemagne, il n’y a pas eu d’état d’urgence »

      La Cour constitutionnelle de Karlsruhe est-elle intervenue dans le débat sur la gestion du Covid-19, et les stratégies de déconfinement ?

      À ce stade, non. Mais il est certain que le pouvoir exécutif allemand parle et agit sous le contrôle de deux instances fondamentales, d’une part le Parlement, le Bundestag, et d’autre part la Cour constitutionnelle. Cette cour est d’ailleurs une véritable entité juridique, composée de juristes.

      Rien à voir avec le Conseil constitutionnel en France, où l’on recase des hommes et femmes politiques en fin de carrière. En Allemagne, c’est quelque chose de sérieux. La République fédérale allemande est par ailleurs une véritable République parlementaire. C’est le Bundestag qui gouverne par le truchement du gouvernement. À tout instant, il peut lui retirer sa confiance.

      Dans le cadre de l’état d’urgence en France, des pouvoirs exceptionnels ont été conférés à l’administration. En Allemagne, aucune disposition de ce type n’a été prise. Pour une raison simple : en raison de précédents historiques fâcheux, l’attachement aux libertés individuelles est fort, tout comme la vigilance citoyenne, y compris des médias, sur ces questions.

      En France, les droits et les libertés fondamentaux sont totalement négligés et piétinés par le pouvoir exécutif. Depuis l’état d’urgence antiterroriste, dont une partie est devenue du droit commun depuis 2017, puis l’état d’urgence sanitaire, dont on sait, là aussi, que de nombreuses dispositions, par un effet de cliquet, vont rester dans le droit commun. À chaque fois qu’un état d’urgence est voté, on perd en liberté. Ce n’est pas le cas en Allemagne.

      N’y a-t-il pas eu, comme on l’a vu en Espagne, des tensions entre Berlin et certaines régions, dans la gestion de l’épidémie ?

      Non. Le dialogue s’est fait en bonne intelligence. Les compétences entre fédéral et régional sont partagées pour le financement des structures hospitalières. Mais ce qui relève de l’ordre public – et donc du confinement – comme de la police est une compétence régionale.

      On a d’ailleurs observé des disparités entre des régions comme la Bavière et la Sarre [à la frontière avec le Luxembourg – ndlr] qui ont rapidement voté et mis en place le confinement, et d’autres Länder. Cela recoupe, il me semble, un facteur culturel, que l’on retrouve aussi à l’échelle européenne, voire mondiale.

      D’un côté, des pays, comme la France, l’Espagne ou l’Italie, marqués par un catholicisme culturel, avec une forte présence de l’État, lui-même hérité de l’Église. Et de l’autre, des États et des zones géographiques marqués par le protestantisme et la primauté de l’individu, où domine le laisser-faire, parfois même au détriment de la santé des individus, comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Cette division se retrouve en Allemagne, entre des régions catholiques comme la Bavière, où le confinement a même été réalisé de manière assez autoritaire, sous les injonctions du président CSU Markus Söder, et d’autres Länder, où les libertés fondamentales sont plus importantes.

      À Bruxelles, Berlin continue de s’opposer, comme en 2008 vis-à-vis de la Grèce, à davantage de solidarité envers des pays plus fortement touchés par l’épidémie, par exemple en mutualisant une partie des dettes générées par la gestion de l’épidémie. Cette position d’Angela Merkel est-elle encore tenable ?

      Le débat est vif sur ces questions en Allemagne, et depuis 2008. Très tôt, Die Linke – allié de La France insoumise – s’est prononcé pour la mutualisation des dettes, et la solidarité européenne envers Athènes. Les Verts et une partie du SPD [sociaux-démocrates – ndlr] ont ensuite suivi.

      Cela fait plusieurs années que la droite patronale met en garde sur la politique d’austérité et du zéro déficit : attention, prévient-elle, c’est une catastrophe, nous allons mourir riches, faute d’investissements structurels qui minent notre compétitivité. En ce qui concerne une émission de dettes en commun au sein de la zone euro, là encore, certains à droite expliquent désormais que cette solidarité ne représenterait pas qu’un coût pour Berlin, mais un gain, étant donné que les produits manufacturés allemands sont avant tout exportés, non pas en Chine, mais chez les voisins européens.

      Le débat est en cours. Et Angela Merkel joue, sur ce sujet comme d’autres, une politique d’intérêts bien calculés. Parmi les éléments qui joueront dans sa décision, il faut citer la stratégie de l’AfD [parti d’extrême droite – ndlr], qui s’était créé pendant la crise de l’euro, justement contre l’aide à la Grèce, et qui vient de réenfourcher son cheval de bataille originel. Il faudra aussi voir comment les lignes bougent au sein du SPD.

      #industrie #désindustrialisation #austérité_sélective #gouvernance #concertation #incurie

      Liens vers
      https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/301214/la-carte-mentale-du-nazisme
      https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/170120/les-nazis-pionniers-du-management
      https://www.mediapart.fr/journal/international/100220/allemagne-la-cdu-en-crise-avec-le-depart-surprise-de-sa-presidente

  • Les leçons du virus - Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110420/les-lecons-du-virus

    Face aux épidémies, quelles sont les vies que nous voulons sauver ? Covid-19, sida, syphilis : chaque société peut se définir par les pathologies virales qui la menacent et la façon dont elle s’organise face à elles. Premier volet d’un texte du philosophe Paul B. Preciado, dans notre série consacrée au monde d’après la pandémie. Si Michel Foucault avait survécu au sida en 1984 et était resté en vie jusqu’à l’invention de la trithérapie, il aurait peut-être aujourd’hui 93 ans : aurait-il accepté de (...)

    #biopolitique #COVID-19 #surveillance #santé #profiling #LGBT #discrimination #violence #sexisme #domination #racisme (...)

    ##santé ##migration

  • Paul B. Preciado, toujours aussi sagace. Un texte glaçant, et ce n’est que le premier volet...

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110420/les-lecons-du-virus?page_article=1

    Les leçons du virus
    11 avril 2020 Par Paul B. Preciado

    Face aux épidémies, quelles sont les vies que nous voulons sauver ? Covid-19, sida, syphilis : chaque société peut se définir par les pathologies virales qui la menacent et la façon dont elle s’organise face à elles. Premier volet d’un texte du philosophe Paul B. Preciado, dans notre série consacrée au monde d’après la pandémie.

    Si Michel Foucault avait survécu au sida en 1984 et était resté en vie jusqu’à l’invention de la trithérapie, il aurait peut-être aujourd’hui 93 ans : aurait-il accepté de s’enfermer dans son appartement de la rue Vaugirard ? Le premier philosophe de l’histoire à mourir des complications générées par le virus de l’immunodéficience acquise nous a laissé certaines des notions les plus efficaces pour réfléchir à la gestion politique de l’épidémie, lesquelles, au milieu de la panique et de la désinformation, deviennent aussi utiles qu’un bon masque cognitif.

    La chose la plus importante que nous avons apprise de Foucault est que le corps vivant (et donc mortel) est l’objet central de toute politique. Il n’y a pas de politique qui ne soit une politique des corps. Mais le corps n’est pas pour Foucault un organisme biologique donné d’abord sur lequel le pouvoir agit après. La tâche même de l’action politique est de fabriquer un corps, de le mettre au travail, de définir ses modes de production et de reproduction, de préfigurer les modes de discours par lesquels ce corps se fictionnalise à lui-même jusqu’à ce qu’il soit capable de dire « je ».

    Toute l’œuvre de Foucault peut être comprise comme une analyse historique des différentes techniques par lesquelles le pouvoir gère la vie et la mort des populations. Entre 1975 et 1976, années où il publie Surveiller et Punir et le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Foucault utilise la notion de « biopolitique » pour parler du rapport que le pouvoir établit avec le corps social dans la modernité.

    Il décrit la transition de ce qu’il appelle une « société souveraine » à une « société disciplinaire » comme le passage d’une société qui définit la souveraineté en termes de ritualisation de la violence et de la mort à une société qui gère et maximise la vie des populations en fonction de l’intérêt national. Pour Foucault, les techniques de gouvernement biopolitique se sont répandues comme un réseau de pouvoir qui a dépassé la sphère légale ou punitive pour devenir une force horizontale et tentaculaire, traversant la totalité du territoire jusqu’à pénétrer dans le corps individuel.

    Pendant et après la crise du sida, de nombreux auteurs ont élargi et radicalisé les hypothèses de Foucault en explorant la relation entre biopolitique et immunité. Le philosophe italien Roberto Esposito a analysé les relations entre la notion politique de « communauté » et la notion biomédicale et épidémiologique d’« immunité ». La communauté et l’immunité ont une racine commune, « munus », en latin l’impôt (devoir, loi, obligation, mais aussi don) que quelqu’un devait payer pour vivre ou faire partie de la communauté.

    La communauté est « cum » (« avec ») « munus » : un groupe humain qui est lié par une loi et une obligation communes, mais aussi par un « don », pas quelque chose qui n’a pas de prix. Le substantif « immunitas » est un mot privatif qui dérive de la négation du « munus ». En droit romain, l’immunité était une dispense ou un privilège qui exemptait quelqu’un des obligations des tâches qui sont communes à tous. Celui qui avait été exonéré était « immunisé ». Tandis que celui qui était « démuni » était celui à qui l’on enlevait tous les privilèges de la vie en communauté.

    Roberto Esposito insiste sur le fait que toute biopolitique est immunologique : elle implique une définition de la communauté et une hiérarchie entre ceux qui sont exonérés d’impôts ou des dons (ceux qui sont considérés comme immunisés) et ceux que la communauté perçoit comme potentiellement dangereux (les démunis) et qui seront exclus dans un acte de protection immunologique. C’est le paradoxe de la biopolitique : tout acte de protection comporte une définition immunitaire de la communauté, qui implique de s’octroyer le pouvoir de décider de sacrifier une partie de la communauté, au bénéfice d’une idée de sa propre souveraineté. L’état d’exception est la normalisation de ce paradoxe insupportable.

    À partir du XIXe siècle, avec la découverte du premier vaccin contre la varicelle et les expériences de Pasteur et Robert Koch, la notion d’immunité a quitté la sphère juridique et a acquis une signification médicale. L’individu moderne compris comme un corps libre et indépendant n’est pas seulement une utopie de l’économie libérale, mais aussi un standard d’immunité biopolitique.

    Les démocraties européennes libérales et patriarco-coloniales du XIXe siècle construisent l’idéal de l’individu moderne non seulement comme un agent économique libre (masculin, blanc, hétérosexuel), mais aussi comme un corps immunisé, radicalement séparé, qui ne doit rien à la communauté.

    Pour Esposito, la façon dont l’Allemagne nazie a caractérisé une partie de sa propre population (les Juifs, mais aussi les Rroms, les homosexuels, les handicapés) comme des corps qui menaçaient la souveraineté de la communauté aryenne est un exemple paradigmatique des dangers de la gestion biopolitique immunitaire. Cette compréhension immunologique de la société ne s’est pas terminée avec le nazisme ; au contraire, elle a survécu aux États-Unis et en Europe, légitimant les politiques de gestion de leurs minorités racisées et des populations migrantes. C’est cette politique immunitaire qui a forgé l’actuelle Communauté économique européenne, le mythe de Schengen et les violents dispositifs déployés par Frontex.

    En 1994, dans Flexible Bodies, l’anthropologue Emily Martin, de l’université de Princeton, a analysé la relation entre immunité et politique dans la culture américaine pendant les crises de la polio et du sida. Martin a tiré des conclusions qui sont pertinentes pour l’analyse de la crise actuelle. L’immunité corporelle, affirme Martin, n’est pas un fait biologique indépendant des variables culturelles et politiques. Au contraire, ce que nous entendons par immunité est collectivement construit à travers des critères sociaux et politiques qui produisent alternativement souveraineté ou exclusion, protection ou stigmatisation, vie ou mort.

    Si nous repensons l’histoire de certaines des épidémies mondiales des cinq derniers siècles à travers le prisme offert par Michel Foucault, Roberto Esposito et Emily Martin, il est possible d’élaborer une hypothèse qui pourrait prendre la forme d’une équation : dites-moi comment votre communauté construit sa souveraineté politique et je vous dirai quelles formes prendront vos épidémies et comment vous y ferez face.

    « La gestion politique des épidémies met en scène une idée de la communauté »

    Les différentes épidémies matérialisent dans le domaine du corps individuel les obsessions qui dominent la gestion politique de la vie et de la mort des populations dans une période donnée. Pour reprendre les termes de Foucault, une épidémie radicalise et déplace les techniques biopolitiques appliquées au territoire national en les inscrivant au niveau de l’anatomie politique, dans et sur le corps individuel.

    En même temps, une épidémie permet d’étendre à l’ensemble de la population les mesures politiques d’« immunisation » qui étaient jusqu’alors appliquées violemment sur ceux qui étaient considérés comme des « étrangers » aussi bien à l’intérieur qu’aux frontières du territoire national.

    La gestion politique des épidémies met en scène une idée de la communauté, révèle les fantasmes immunitaires d’une société et laisse apparaître au grand jour les rêves omnipotents (et les échecs) de la souveraineté politique. L’hypothèse de Michel Foucault, Roberto Esposito et Emily Martin n’a rien à voir avec une théorie du complot. Il ne s’agit pas de l’idée ridicule selon laquelle le virus serait une invention de laboratoire ou un plan machiavélique pour répandre des politiques encore plus autoritaires. Au contraire, le virus ne fait que reproduire, matérialiser, étendre et intensifier pour la totalité de la population les formes dominantes de gestion biopolitique et nécropolitique qui fonctionnaient déjà sur le territoire national et ses limites.

    Ainsi, chaque société peut se définir par l’épidémie qui la menace et par la façon dont elle s’organise face à elle.

    Prenez la syphilis, par exemple. L’épidémie a touché la ville de Naples pour la première fois en 1494. L’entreprise coloniale européenne venait de démarrer. La syphilis a été comme le coup de départ de la destruction coloniale et des politiques raciales à venir. Les Anglais appelaient la syphilis « la maladie française », les Français disaient que c’était « la maladie napolitaine » et les Napolitains qu’elle venait d’Amérique : elle aurait été apportée par les colonisateurs qui avaient été infectés par les Amérindiens…

    Le virus, disait Derrida, est toujours l’étranger, l’autre, celui qui vient d’ailleurs. Infection sexuellement transmissible, la syphilis a matérialisé dans les corps du XVIe au XIXe siècle les formes de répression et d’exclusion sociale qui ont dominé la modernité patriarcale et coloniale : l’obsession de la pureté raciale, l’interdiction des prétendus « mariages mixtes » entre personnes de classes et de « races » différentes, et les multiples restrictions qui pesaient sur les relations sexuelles et extraconjugales.

    L’utopie de la communauté et le modèle de l’immunité de la société de la syphilis sont ceux du corps blanc bourgeois sexuellement confiné dans la vie conjugale comme noyau de reproduction du corps national. Ainsi, la prostituée est devenue le corps vivant qui a condensé tous les signifiants politiques abjects pendant l’épidémie de syphilis : femme active et souvent racisée, corps en dehors des lois domestiques et du mariage, qui a fait de sa sexualité son moyen de production, la travailleuse du sexe a été rendue visible, contrôlée et stigmatisée comme le principal vecteur de la propagation du virus.

    Mais ce n’est pas la répression de la prostitution ou l’enfermement des prostituées dans des maisons closes nationales (comme l’imaginait Restif de la Bretonne) qui a permis d’en finir avec la syphilis. Au contraire. L’enfermement des prostituées ne faisait que les rendre plus vulnérables à la maladie. Ce qui a permis presque d’éradiquer la syphilis, c’est la découverte des antibiotiques, et surtout de la pénicilline en 1928, mais aussi une décennie de profondes transformations des politiques sexuelles en Europe – avec les soulèvements des mouvements de décolonisation, l’accès des femmes blanches au vote, les premières dépénalisations de l’homosexualité et une relative libéralisation de l’éthique du mariage hétérosexuel.

    Un demi-siècle plus tard, le sida va être à la société néolibérale hétéronormative du XXe siècle ce que la syphilis avait été à la société industrielle et coloniale du XIXe siècle. Les premiers cas sont apparus en 1981, précisément au moment où l’homosexualité cessait tout juste d’être considérée comme une maladie psychiatrique, après avoir été l’objet de persécution et de discrimination sociale pendant des décennies.

    La première phase de l’épidémie a surtout touché ce qu’on appelait alors les « 5 H » : les homosexuels, les « hookers » – les travailleurs du sexe –, les hémophiles, les Haïtiens et les « héroïnomanes » – les usagers des drogues. Le sida a remodelé la grille du contrôle des corps et actualisé les techniques de surveillance de la sexualité que la syphilis avait tissées et que les mouvements de décolonisation, féministe et homosexuel, ainsi que l’invention de la pénicilline, avaient contribué à démanteler dans les années 1960 et 1970. Comme dans le cas des prostituées dans la crise de la syphilis, la répression de l’homosexualité n’a fait qu’augmenter le nombre de décès.

    Ce qui a transformé progressivement le sida en maladie chronique, c’est la dépathologisation de l’homosexualité, l’autonomisation pharmacologique du Sud, l’émancipation sexuelle des femmes, leur droit de dire non aux pratiques sexuelles sans préservatif, et l’accès des populations concernées aux trithérapies, indépendamment de leur classe sociale ou de leur degré de racialisation. Le modèle de communauté/immunité du sida est lié au fantasme de la souveraineté sexuelle masculine comprise comme un droit non négociable à la pénétration, alors que tout corps pénétré (sous les formes de l’homosexualité, la féminité, l’analité) est perçu comme manquant de souveraineté (démuni).

    Immunité et politique de la frontière

    Revenons maintenant à notre situation actuelle. Bien avant l’apparition de Covid-19, nous avions déjà entamé un processus de mutation planétaire. Nous vivions déjà, avant le virus, un changement social et politique aussi profond que celui qui a affecté les sociétés qui ont développé la syphilis. Au XVe siècle, avec l’invention de la presse à imprimer et l’expansion du capitalisme colonial, nous sommes passés d’une société orale à une société écrite, d’une forme de production féodale à une forme de production industrielle-esclavagiste et d’une société théocratique à une société régie par des accords scientifiques dans lesquels les notions de sexe, de race et de sexualité deviendront des dispositifs de gestion de la vie et de la mort des populations.

    Aujourd’hui, nous sommes en train de passer d’une société écrite à une société cyber-orale, d’une société organique à une société numérique, d’une économie industrielle à une économie immatérielle, d’une forme de contrôle disciplinaire et architectural à des formes de contrôle micro-prothétique et médiatico-cybernétique.

    Dans d’autres textes, j’ai qualifié de « pharmacopornographique » le type de gestion et de production du corps, mais aussi de la subjectivité sexuelle dans cette nouvelle configuration politique. Le corps et la subjectivité contemporaine ne sont plus uniquement régulés par leur passage dans les institutions disciplinaires (école, usine, caserne, hôpital, etc.) mais surtout par un ensemble de technologies biomoléculaires qui rentrent à l’intérieur du corps, via des microprothèses et des technologies de surveillance digitale.

    Dans le domaine de la sexualité, la modification pharmacologique de la conscience et du comportement, la consommation de masse d’antidépresseurs et d’anxiolytiques, la mondialisation de la consommation de la pilule contraceptive, ainsi que la production des trithérapies, des thérapies préventives du sida, ou la consommation du viagra, sont quelques-uns des indicateurs de la gestion biotechnologique.

    L’extension planétaire d’Internet, la généralisation de l’utilisation des technologies informatiques mobiles, l’utilisation de l’intelligence artificielle, l’échange d’informations à haut débit et le développement de dispositifs de surveillance informatique globale par satellite sont autant d’indicateurs de cette nouvelle gestion numérique sémio-technique. Si je les ai qualifiés de pornographiques, c’est parce que ces techniques de gestion ne fonctionnent plus par la répression et l’interdiction de la sexualité (masturbatoire ou autre), mais par l’incitation à la consommation et par la production constante d’un plaisir réglementé et quantifiable. Plus nous consommons et plus nous sommes en bonne santé, mieux nous sommes contrôlés.

    La mutation en cours pourrait également être le passage d’un régime patriarco-colonial et extractiviste, d’une société anthropocentrique et où une petite partie de la communauté humaine planétaire s’autorise à exercer une politique de prédation universelle, à une société capable de redistribuer l’énergie et la souveraineté. C’est ce qui sera au centre du débat pendant et après cette crise : quelles sont les vies que nous voulons sauver ? C’est dans le contexte de cette mutation, de cette transformation des modes de compréhension de la communauté (une communauté qui est aujourd’hui la planète entière) et de l’immunité, que le virus opère et que la stratégie politique pour lui faire face s’organise.

    Ce qui a caractérisé les politiques gouvernementales au cours des 20 dernières années, depuis au moins la chute des tours jumelles, face aux idées apparentes de liberté de mouvement qui dominaient le néolibéralisme de l’ère Thatcher, est la redéfinition des États-nations en termes néocoloniaux et identitaires, et le retour à l’idée de la frontière physique comme condition de la restauration de l’identité nationale et de la souveraineté politique.

    Israël, les États-Unis, la Russie, la Turquie et la Communauté économique européenne ont inventé de nouvelles formes de frontières qui, pour la première fois depuis des décennies, ont été non seulement gardées ou surveillées, mais aussi ré-inscrites en dressant des murs, en construisant des digues et en les défendant par des mesures non pas biopolitiques, mais nécropolitiques, avec des techniques d’exclusion et de mort.

    La société européenne a décidé de se construire collectivement comme une communauté totalement immunisée, fermée à l’Est et au Sud, alors que l’Est et le Sud, en termes de ressources énergétiques et de production de biens de consommation, sont ses entrepôts. La construction de cette immunité politique est passée par un délire néo-souverainiste : l’Europe a fermé sa frontière en Grèce et a construit les plus grands centres de détention en plein air de l’histoire sur les îles qui bordent la Turquie et la Méditerranée, à Ceuta, à Melilla, à Calais, dans l’île de Lampedusa. La destruction de l’Europe a commencé paradoxalement avec cette construction d’une communauté européenne immune, ouverte à l’intérieur et totalement fermée aux étrangers et aux migrants.

    Ce qui est testé maintenant à l’échelle planétaire à travers la gestion du Covid-19 est une nouvelle façon de comprendre la souveraineté dans un contexte où l’identité sexuelle et raciale est désarticulée. Le Covid-19 a déplacé les politiques des frontières du territoire national ou du super-territoire européen vers l’organisme individuel. Le corps, notre corps individuel, comme espace de vie et comme réseau de pouvoir, comme centre de production et de consommation d’énergie, est devenu le nouveau territoire dans lequel les violentes politiques de la frontière que nous testons depuis des années sur « les autres », prennent maintenant la forme d’une guerre contre le virus.

    La nouvelle frontière nécropolitique s’est déplacée des côtes de la Grèce vers la porte de notre domicile privé. Lesbos commence maintenant sur notre palier. Et la frontière ne cesse pas de se refermer sur nous, elle nous pousse toujours plus près de notre corps. Calais nous explose maintenant au visage. La nouvelle frontière est le masque. L’air que nous respirons doit être à nous tout seul. La nouvelle frontière, c’est notre épiderme. Le nouveau Lampedusa, c’est notre peau.

    Les politiques de la frontière et les mesures strictes d’enfermement et d’immobilisation que nous avons appliquées ces dernières années aux migrants et aux réfugiés – en les considérant comme viraux pour la communauté – sont maintenant reproduites sur l’intérieur du territoire national, étalées sur la population totale, ré-inscrites sur les corps individuels. Pendant des années, nous avons placé les migrants et les réfugiés dans des centres de détention, limbes politique sans droit et sans citoyenneté, perpétuelles salles d’attente. Maintenant, c’est nous qui vivons dans les centres de détention de nos propres maisons.

    –------------------------------------------------

    Fin de la première partie de cette analyse. À suivre : Biosurveillance et mutation.

  • « Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois » | Stéphane Audoin-Rouzeau, historien
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/120420/stephane-audoin-rouzeau-nous-ne-reverrons-jamais-le-monde-que-nous-avons-q

    Stéphane Audoin-Rouzeau, historien de la guerre de 1914-1918, juge que nous sommes entrés dans un « temps de guerre » et un moment de rupture anthropologique.

    Stéphane Audoin-Rouzeau est directeur d’études à l’EHESS et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Il a publié de nombreux ouvrages consacrés à la Première Guerre mondiale et à l’anthropologie historique du combat et de la violence de guerre. Nous l’avions reçu pour son dernier livre, Une initiation - Rwanda (1994-2016), publié aux Éditions du Seuil.

    Quel regard porte l’historien de la Grande Guerre que vous êtes sur la situation présente ?

    Stéphane Audoin-Rouzeau : J’ai le sentiment de me trouver plongé, soudainement et concrètement, dans mes objets d’étude ; de vivre, sur un mode évidemment très mineur, quelque chose de ce qu’a été la Grande Guerre – pour les civils naturellement, pas pour les combattants –, cette référence si présente aujourd’hui. La phrase la plus frappante d’Emmanuel Macron, lors de son second discours à Mulhouse, a été celle qui a été la moins relevée : « Ils ont des droits sur nous », pour parler des soignants. C’est le verbatim d’une phrase de Clemenceau pour parler des combattants français à la sortie de la guerre. La référence à la Grande Guerre est explicite, d’autant plus quand on sait que l’ancien directeur de la mission du Centenaire, Joseph Zimet, a rejoint l’équipe de communication de l’Élysée. De même, pour le « nous tiendrons ». « Tenir », c’est un mot de la Grande Guerre, il fallait que les civils « tiennent », que le front « tienne », il fallait « tenir » un quart d’heure de plus que l’adversaire…

    Ce référent 14-18 est pour moi fascinant. Comme historien, je ne peux pas approuver cette rhétorique parce que pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait combat et morts violentes, à moins de diluer totalement la notion. Mais ce qui me frappe comme historien de la guerre, c’est qu’on est en effet dans un temps de guerre. D’habitude, on ne fait guère attention au temps, alors que c’est une variable extrêmement importante de nos expériences sociales. Le week-end d’avant le confinement, avec la perception croissante de la gravité de la situation, le temps s’est comme épaissi et on ne s’est plus focalisé que sur un seul sujet, qui a balayé tous les autres. De même, entre le 31 juillet et le 1er août 1914, le temps a changé. Ce qui était inconcevable la veille est devenu possible le lendemain.

    Le propre du temps de guerre est aussi que ce temps devient infini. On ne sait pas quand cela va se terminer. On espère simplement – c’est vrai aujourd’hui comme pendant la Grande Guerre ou l’Occupation – que ce sera fini « bientôt ». Pour Noël 1914, après l’offensive de printemps de 1917, etc. C’est par une addition de courts termes qu’on entre en fait dans le long terme de la guerre. Si on nous avait dit, au début du confinement, que ce serait pour deux mois ou davantage, cela n’aurait pas été accepté de la même façon. Mais on nous a dit, comme pour la guerre, que c’était seulement un mauvais moment à passer. Pour la Grande Guerre, il me paraît évident que si l’on avait annoncé dès le départ aux acteurs sociaux que cela durerait quatre ans et demi et qu’il y aurait 1,4 million de morts, ils n’auraient pas agi de la même façon. Après la contraction du temps initiale, on est entré dans ce temps indéfini qui nous a fait passer dans une temporalité « autre », sans savoir quand elle trouvera son terme.

    On parle déjà de déconfinement, est-ce une illusion comparable à ce qu’a été l’idée que la guerre serait bientôt terminée ?

    Je suis fasciné par l’imaginaire de la « sortie » tel qu’il se manifeste aujourd’hui dans le cas du déconfinement, sur le même mode de déploiement déjà pendant la Grande Guerre. Face à une crise immense, ses contemporains ne semblent pas imaginer autre chose qu’une fermeture de la parenthèse temporelle. Cette fois, on imagine un retour aux normes et au « temps d’avant ». Alors, je sais bien que la valeur prédictive des sciences sociales est équivalente à zéro, mais l’histoire nous apprend quand même qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant. Je peux et je souhaite me tromper, mais je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois.

    Pourquoi concevoir une telle rupture alors que, précisément, on n’est pas dans un moment de brutalisation et de violence comparable à ce qu’a été la Grande Guerre ?

    Je le dis en tant qu’historien et avec une franchise qui peut paraître brutale : l’ampleur du choc économique et social, mais aussi politique et moral, me paraît nous mener vers une période tout autre. Sur le plan politique, le conservateur que je suis se sent un peu comme un pacifiste à la fin du mois de juillet 1914, qui croit encore aux progrès de l’humanité, à l’entente entre les peuples, à la bonne volonté du gouvernement. Qui pense que les diverses internationales (catholique, protestante, ouvrière…) empêcheront la guerre, perçue comme une absurdité anachronique.

    Aujourd’hui, peut-on croire comme avant à l’Union européenne, à la libre circulation des individus, des idées ou des biens, au recul continu des souverainetés nationales ? En une semaine, sont réapparus les Nations et leurs États, avec le sentiment que plus l’État-nation est puissant, mieux il s’en sort. C’est aussi l’heure des chefs : on écoutait de moins en moins les chefs d’État, me semble-t-il, et là, nous voici suspendus à leurs lèvres. Les germes d’une crise politique grave étaient déjà présents avant le Covid-19, mais je crains que demain, la crise politique soit terrible, avec une reddition des comptes potentiellement meurtrière pour la classe politique.

    Mais à cela, il faut ajouter, d’un point de vue plus anthropologique, les risques d’une crise morale comparable à celle qui s’est produite après chacune des deux guerres mondiales. La Première a été un choc pour l’idée de progrès, qui était consubstantielle à la République. La fameuse phrase de Paul Valéry, « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », dit quelque chose de très profond sur l’effondrement de la croyance en un monde meilleur : un effondrement sans lequel on ne peut pas comprendre le développement des totalitarismes au cours de l’entre-deux-guerres. La Seconde Guerre mondiale a constitué un second choc anthropologique, non pas tellement par la prise de conscience de l’extermination des juifs d’Europe, bien plus tardive, mais avec l’explosion de la bombe atomique qui ouvrait la possibilité d’une autodestruction des sociétés humaines.

    À mes yeux, nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier. Nous restons des homo sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques en regard de notre puissance technologique supposée : rester chez soi, sans médicament, sans vaccin… Est-ce très différent de ce qui se passait à Marseille pendant la peste de 1720 ?

    Ce rappel incroyable de notre substrat biologique se double d’un autre rappel, celui de l’importance de la chaîne d’approvisionnement, déficiente pour les médicaments, les masques ou les tests, mais qui fonctionne pour l’alimentation, sans quoi ce serait très vite la dislocation sociale et la mort de masse. C’est une leçon d’humilité dont sortiront peut-être, à terme, de bonnes choses, mais auparavant, il va falloir faire face à nos dénis.

    De même qu’on avait prévu la Grande Guerre, on avait prévu la possibilité d’une grande pandémie. Par exemple, le Livre blanc de la Défense de 2008 inscrivait déjà les pandémies comme une des menaces à envisager. Mais, comme pour la guerre, il existe toujours une dissonance cognitive entre l’événement imaginé et l’événement qui survient. Ce dernier ne correspond jamais à ce que l’on avait prévu. Ceci nous a rendu incapables de profiter des capacités d’anticipation dont nous pensions disposer.

    Même si, comme chercheur, je trouve que ce confinement généralisé et interminable constitue une expérience sociale du plus haut intérêt, je crains donc que nous devions nous préparer à une sortie de temps de guerre très difficile.

    De quoi dépendra que l’après soit plus difficile ou porteur d’espoir ?

    Cela dépendra sans doute des modalités de la « victoire ». Je pense qu’il y aura victoire, car le virus a vocation à s’éteindre, comme s’est éteint celui de la grippe espagnole en 1918-1919. Mais le virus disparaîtra-t-il « naturellement » ou sera-t-il vaincu par nos capacités techniques et organisationnelles ? Et quel sera le prix de la victoire ? Si le bilan est très lourd, je crains alors que l’après-coup ne soit terrible. À cela s’ajoute le fait que certaines régions du monde pourront avoir le sentiment d’avoir vaincu la maladie, tandis que d’autres seront défaites, je pense notamment aux pays les plus pauvres.

    Pendant la Première Guerre mondiale en France, on n’imaginait pas vraiment le monde de l’après-guerre. Il fallait gagner, refermer la parenthèse, et puis « l’Allemagne paierait ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, les choses ont été différentes puisque la construction de la société d’après-guerre a commencé bien avant que les combats ne se terminent.

    Cette fois, on a le plus grand mal à penser « l’après », même si on s’y essaie, parce qu’on sait qu’on ne sera pas débarrassés de ce type de pandémie, même une fois la vague passée. On redoutera la suivante. Or, rappelons que le Covid-19 a jusqu’ici une létalité faible par rapport au Sras ou à Ebola. Mais imaginons qu’au lieu de frapper particulièrement les plus âgés, il ait atteint en priorité les enfants ?… Nos sociétés se trouveraient déjà en situation de dislocation sociale majeure.

    Je suis, au fond, frappé par la prégnance de la dimension tragique de la vie sociale telle qu’elle nous rattrape aujourd’hui, comme jamais elle ne nous avait rattrapés jusqu’ici en Europe depuis 1945. Cette confrontation à la part d’ombre, on ne peut savoir comment les sociétés et leurs acteurs vont y répondre. Ils peuvent s’y adapter tant bien que mal, mieux qu’on ne le pense en tout cas, ou bien l’inverse.

    Je reste sidéré, d’un point de vue anthropologique, par l’acceptation, sans beaucoup de protestations me semble-t-il, des modalités d’accompagnement des mourants du Covid-19 dans les Ehpad. L’obligation d’accompagnement des mourants, puis des morts, constitue en effet une caractéristique fondamentale de toutes les sociétés humaines. Or, il a été décidé que des personnes mourraient sans l’assistance de leurs proches, et que ce non-accompagnement se poursuivrait pour partie lors des enterrements, réduits au minimum. Pour moi, c’est une transgression anthropologique majeure qui s’est produite quasiment « toute seule ». Alors que si on nous avait proposé cela il y a deux mois, on se serait récriés en désignant de telles pratiques comme inhumaines et inacceptables. Je ne m’insurge pas davantage que les autres. Je dis simplement que devant le péril, en très peu de temps, les seuils de tolérance se sont modifiés à une vitesse très impressionnante, au rythme de ce qu’on a connu pendant les guerres. Cela semble indiquer que quelque chose de très profond se joue en ce moment dans le corps social.

    L’ouvrage que vous aviez dirigé avec Christophe Prochasson en 2008, intitulé Sortir de la Grande Guerre (Tallandier), montrait notamment que la sortie de guerre n’avait pas le même sens dans chaque pays. Pensez-vous que dans un monde confronté au coronavirus, la sortie du confinement sera très différente selon les pays ?

    Nous ne sommes pas dans le même type d’événement. En 1918, il y avait des vainqueurs et des vaincus, des nations humiliées et d’autres triomphantes. Mais la gestion différentielle de la crise peut entraîner une dissociation qu’on voit déjà se profiler en pointillé. Entre les États qui s’en seront relativement bien sortis, comme peut-être l’Allemagne, et ceux qui auront été touchés de plein fouet, à l’instar de l’Italie. Entre les États qui se seront organisés en supprimant les libertés publiques, comme la Hongrie, et ceux qui auront essayé de les maintenir au moins en partie.

    Peut-on aussi imaginer des changements de statut selon les professions confrontées très inégalement à la crise ?

    La reprise de la phrase de Georges Clemenceau par Emmanuel Macron était discutable, mais elle dit quelque chose de vrai : les soignants vont sortir de là un peu comme les poilus en 1918-1919, avec une aura d’autant plus forte que les pertes seront là pour attester leur sacrifice. Le sacrifice, par définition, c’est ce qui rend sacré. On peut donc tout à fait imaginer la sacralisation de certaines professions très exposées, et une démonétisation de beaucoup d’autres (les métiers universitaires, par exemple ?). En termes de capital symbolique, comme aurait dit Bourdieu, les statuts sociaux vont se trouver modifiés. Pour parler de mon domaine, les sciences sociales, il se peut que des domaines entiers se trouvent démonétisés et que d’autres émergent, avec une nouvelle hiérarchie des centres d’intérêt et des priorités. Il n’est malheureusement guère possible de donner des exemples, car les sciences sociales sont dénuées de toute capacité prédictive y compris dans le champ qui leur est propre !

    Peut-on déterminer la durée d’une sortie de crise ou d’une sortie de guerre ?

    Il ne me semble pas. La notion d’après-guerre suggérait une date déterminant un avant et un après : l’armistice du 11 novembre par exemple ou le traité de Versailles de juin 1919. Mais la notion de « sortie de guerre », plus riche, suggère en réalité un glissement. À la limite, on peut ne jamais sortir complètement d’un événement guerrier… Certaines en sortent, d’autres pas. On peut faire l’hypothèse que les sociétés française et britannique, par exemple, ne sont jamais sorties complètement de la mort de masse du premier conflit mondial. La notion de sortie de guerre suggère une direction, pas un segment chronologique avec un début et une fin. N’en sera-t-il pas de même pour une « sortie de pandémie » dont on ne peut connaître ni les effets ni la durée ?

    Est-ce que, dès le début de la Grande Guerre, les responsabilités ont été recherchées, comme elles le sont aujourd’hui ?

    Pas vraiment. En raison de l’Union sacrée, l’inventaire des erreurs commises a été remis à plus tard. Cette fois, on sent bien qu’il y aura inventaire, mais on s’accorde globalement pour estimer qu’il n’est pas temps de le dresser au cœur de l’action. Mais « l’Union sacrée », selon l’expression du président Poincaré, le 4 août 1914, n’est qu’une suspension du combat politique. Elle ne consiste pas à dire qu’il n’existe plus d’affrontement, mais que chaque acteur a intérêt à y renoncer momentanément tout en pensant, plus tard, ramasser la mise.

    De ce point de vue, les accusations actuelles me semblent n’être rien par rapport à ce qui va suivre. À la sortie, le combat politique a de bonnes chances d’être plus impitoyable que jamais, d’autant qu’on ne manquera pas de déclarations imprudentes et de décisions malvenues pour alimenter la machine. Rappelons au passage qu’en France, les unions sacrées s’achèvent en général en profitant aux droites, voire à l’extrême droite. Cette seconde hypothèse, je la redoute beaucoup pour notre pays.

    Une couche du palimpseste de la chefferie nationale, la photo qui ouvre l’article


    Georges Clemenceau en 1904. © Paul Nadar

    #histoire #temporalité #communication #temps_de_guerre #heure_des_ chefs #soignants (aura des) #tragique #anthoropologie #solitude_des_mourants (augmentée) #société_d'abandon #droite

    • C’est la première fois que je vois apparaitre un peu de cette question qui me hante sur la remise en cause de notre rapport (déni) à la mort et à notre temporalité.

      La fameuse phrase de Paul Valéry, « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », dit quelque chose de très profond sur l’effondrement de la croyance en un monde meilleur : un effondrement sans lequel on ne peut pas comprendre le développement des totalitarismes au cours de l’entre-deux-guerres. La Seconde Guerre mondiale a constitué un second choc anthropologique, non pas tellement par la prise de conscience de l’extermination des juifs d’Europe, bien plus tardive, mais avec l’explosion de la bombe atomique qui ouvrait la possibilité d’une autodestruction des sociétés humaines.

      À mes yeux, nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente , elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier.

      (…)

      Je reste sidéré, d’un point de vue anthropologique, par l’acceptation, sans beaucoup de protestations me semble-t-il, des modalités d’accompagnement des mourants du Covid-19 dans les Ehpad. L’obligation d’accompagnement des mourants, puis des morts, constitue en effet une caractéristique fondamentale de toutes les sociétés humaines.

  • « Les leçons du Sras n’ont pas été tirées » | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/060420/les-lecons-du-sras-n-ont-pas-ete-tirees?onglet=full

    Corée ou à Taïwan, qui ont tiré les leçons de 2003 et du Sras. Taïwan a commencé à faire des tests à partir du 11 janvier dernier, dès que la Chine a livré le séquençage du Sras-2. Certes, ces pays ont sans doute des capacités plus grandes que les nôtres à remonter les itinéraires des gens contaminés et à suivre leurs déplacements, mais notre manque d’humilité et notre méconnaissance du reste du monde nous rendent imperméables à ce que font ces pays considérés comme des démocraties imparfaites et des lieux exotiques. Si on avait été plus attentifs début janvier à ce qui se passait en Chine et aux mensonges des années Sras, on aurait certainement aujourd’hui beaucoup moins de morts, de gens confinés et une économie qui pourrait fonctionner.

    Une autre leçon importante est que même si on sait beaucoup de choses sur les liens entre santé animale et santé humaine, nous n’en avons pas tiré toutes les conséquences. Les pays frontaliers de la Chine ont, eux, bien compris qu’il y avait là un véritable sujet, que l’urbanisation galopante, la destruction des écosystèmes et l’ouverture des routes de la soie qui détruisent les jungles nous rapprochent des chauves-souris et des virus qu’elles abritent. En outre, la Chine n’a pas régulé les marchés d’animaux sauvages comme elle était censée le faire en 2004 et n’a pas ratifié la Convention de Washington de 1973 sur le commerce des espèces menacées d’extinction, dont le pangolin, suspecté d’être l’hôte du virus, fait partie. Le 24 février, elle vient d’interdire tout commerce et consommation d’animaux sauvages mais elle ne dit rien de leur usage en médecine traditionnelle. Ce non-respect des conventions internationales est peut-être une des raisons pour lesquelles nous n’arrivons pas à avoir de données exactes sur le point de départ de l’épidémie et sur ce fameux marché de Wuhan.

    Les pays frontaliers de la Chine ont aussi conscience que celle-ci n’est pas transparente. On a commencé par dire que, contrairement à l’épidémie de Sras, la Chine avait joué la transparence, mais en réalité on voit bien que le chiffre des morts du Covid-19 est sans doute complètement sous-estimé. Une différence importante par rapport à 2003 est que la Chine est aujourd’hui toute-puissante et que personne n’ose la contredire, même quand elle fait de la propagande. Nous sommes éblouis par la puissance chinoise, et cela nous fait perdre notre sens critique. Quand les autorités ont annoncé qu’elles construisaient, à Wuhan, deux hôpitaux supplémentaires, tout en expliquant n’avoir que quelques centaines de cas de coronavirus, cela aurait dû nous alerter.

    Quelles différences faites-vous entre 2003 et aujourd’hui concernant le rôle de l’OMS ?

    Gro Harlem Brundtland en 2009. © DR Gro Harlem Brundtland en 2009. © DR
    Énormes. Il y a eu un véritable affaiblissement du système des Nations unies et du multilatéralisme, et la capacité d’action des agences onusiennes a beaucoup diminué en dépit du renforcement des règlements internationaux. Il faut aussi constater que la carrure du directeur général de l’OMS est importante. À l’époque du Sras, la Dr Gro Harle Brundtland, qui avait été première ministre de Norvège et également à l’origine de la Conférence de Rio de 1992 sur l’environnement et le développement, était extrêmement qualifiée et capable de mobiliser ses troupes et le monde entier. Elle parlait directement et frontalement aux chefs d’État et savait taper du poing sur la table, même face à une Chine récalcitrante mais moins puissante qu’aujourd’hui.

    Ce qu’on peut dire, c’est que le succès obtenu sur le Sras est dû à l’incroyable coopération de presque tous les gouvernements, des organisations internationales, des bailleurs de fonds, et ce sous le leadership et la neutralité de l’OMS. Aujourd’hui, l’OMS n’a émis qu’une seule recommandation fin février sur le trafic international, recommandation qui n’a été suivie d’aucun effet et je ne vois aucune équipe internationale qui se rende en Chine pour mieux comprendre ce qui s’est passé. La mission conjointe OMS-Chine qui a passé quelques jours en Chine en février, dont un seul à Wuhan, n’a certainement pu voir que la surface des choses et ce que les autorités chinoises voulaient bien montrer. Je ne pense pas qu’en 2003, la Chine aurait pu ainsi imposer sa version de l’histoire. Mais l’OMS est aussi ce que les États en font, les États ont repris la main, et c’est le chacun pour soi.

    Comment jugez-vous le calendrier des mesures adoptées par la France pour contrer l’épidémie ?

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    J’ai passé peu de ma carrière en France, mais je suis effarée par la manière dont les dispositifs de santé publique ont dysfonctionné, alors qu’on a déjà connu des épidémies importantes. Lorsque l’OMS a sorti fin janvier la liste de l’augmentation des cas pays par pays, il était encore temps de réagir. Il y a vraiment eu des signaux qui n’ont pas été entendus. Qu’il s’agisse du premier foyer d’épidémie en Haute-Savoie, de celui de Creil ou de Mulhouse, dépister à grande échelle, comme en Corée, aurait été la solution raisonnable, mais nous n’avions pas assez de tests, de masques et autres matériels de protection, c’est révoltant.

    Maintenant, il n’y a plus qu’à rester confinés et j’espère que les politiques et les scientifiques collaborent au niveau international et avec l’OMS pour décider des prochaines stratégies, et mettre au point des médicaments et des vaccins qui devraient être traités comme des biens communs hors du profit, mais peut-être est-ce un rêve…

    Je me souviens qu’au moment du Sras, beaucoup d’équipes sont venues au Viêtnam nous aider et apprendre de notre gestion de la crise. J’ai vu passer beaucoup de gens très qualifiés, mais quasiment personne de France, je ne sais pas vraiment pourquoi. Les intérêts nationaux ? Les intérêts économiques et la volonté de découvrir le virus et le vaccin les premiers ? Ou le sentiment qu’on peut faire mieux tout seul… Peut-être que le moment difficile que nous traversons pourra nous faire réfléchir à nos déterminismes. Car si les émergences de virus sont inévitables, les épidémies ne le sont pas.

    #Coronavirus #SRAS #OMS #Epidémie

  • Didier Fassin : « Ce n’est pas d’en haut qu’il faut espérer du changement » - Page 1 | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/220320/didier-fassin-ce-n-est-pas-d-en-haut-qu-il-faut-esperer-du-changement

    #Didier_Fassin, #médecin et #sociologue, professeur à Princeton et au Collège de France, compare la situation en France et aux États-Unis face à l’épidémie de coronavirus. La #crise actuelle peut-elle faire espérer un changement réel ?

    Didier Fassin est médecin, sociologue et anthropologue. Il est professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton et titulaire de la chaire annuelle de Santé publique du Collège de France, également directeur d’études à l’#EHESS. Il est notamment l’auteur de La Vie – Mode d’emploi critique et de Mort d’un voyageur – Une contre-enquête, tous deux publiés au Seuil. Entretien sur la #gouvernementalité par temps de crise, la situation comparée des deux côtés de l’Atlantique et ce que pourrait être le monde d’après.

    Comment le médecin et sociologue ayant étudié les manières de gouverner regarde la réaction gouvernementale à l’épidémie de coronavirus ?

    Didier Fassin : L’épidémie de Covid-19 n’a pas d’équivalent dans l’histoire mondiale depuis plus d’un siècle, et les récentes épidémies d’autres coronavirus, notamment le SRAS en 2002 et le MERS en 2012, avaient été très limitées, ne laissant pas entrevoir la diffusion actuelle du Covid-19. Dans ces conditions, il n’est pas complètement étonnant qu’on n’ait pas immédiatement pris la mesure du problème.

    Didier Fassin en 2016. © DR
    Néanmoins, de nombreux spécialistes des maladies émergentes avaient prévu qu’après les alertes des grippes aviaire et porcine et des infections aux virus Zika et Ebola, une pandémie de grande ampleur finirait par se produire, et les experts de santé publique travaillent depuis longtemps sur ce qu’on appelle en anglais « health preparedness », c’est-à-dire la réponse à une crise sanitaire majeure en contexte d’incertitude.
    Or, il faut se rendre à l’évidence avec le sociologue Andrew Lakoff, qui a étudié plusieurs crises de ce type aux États-Unis : ce qui caractérise les dispositifs en place pour faire face à ces menaces, c’est d’être, comme l’indique le titre de son livre, « unprepared ». Les réactions disparates et désordonnées de la plupart des gouvernements au niveau mondial, de même que l’absence de tests et de masques dans la quasi-totalité des pays, montrent qu’il y a une grande impréparation.

    De plus, les modèles mathématiques fournissent des projections tellement variées qu’elles ne sont que d’une aide limitée – on parlait d’un million de cas de fièvre Ebola, il y en a eu 29 000 – et les solutions proposées par la santé publique ne diffèrent guère de celles mises en œuvre contre la peste au XIVe siècle et contre le choléra au XIXe siècle. Au moins en attendant un éventuel traitement ou vaccin.

    En résumé, il est finalement remarquable que la réponse des États à la crise du Covid-19 se résume aujourd’hui à une police sanitaire appliquée avec plus ou moins de rigueur dans un contexte de pénurie de moyens.

    En situation de crise et de peur, on voit une tension se développer entre sécurité et liberté. L’équilibre vous semble-t-il aujourd’hui respecté ? Et que vous inspire cette notion d’« état d’urgence sanitaire » ?

    Du point de vue du rapport entre sécurité et liberté, le vrai basculement est intervenu il y a quelques années avec l’état d’urgence mis en place après les attentats de Paris en 2015, puis sans cesse renouvelé pendant deux ans. Le basculement a eu deux composantes.

    La première dimension, émotionnelle, correspond à la phase initiale, en novembre 2015 : le peuple et ses représentants ont ressenti un profond désir d’état d’urgence en pensant qu’il était normal de sacrifier la liberté pour plus de sécurité. En fait, les enquêtes parlementaires ont montré que rien n’avait été gagné en sécurité, mais qu’on avait beaucoup perdu en liberté.

    La seconde dimension, légale, correspond paradoxalement à la fin de l’état d’urgence, le 1er novembre 2017 : deux jours avant, le président de la République a en effet fait voter une loi qui a inscrit dans le droit ordinaire les principales prérogatives de l’état d’urgence. Cette loi s’ajoute à d’autres votées avant et après elle qui donnent plus de pouvoirs et moins de limites aux forces de l’ordre, et on en a vu les conséquences avec la violence de la répression des manifestations depuis lors, notamment contre les « gilets jaunes ».

    L’état d’urgence sanitaire me semble, dans ces conditions, relever plutôt d’un geste performatif, destiné à montrer que le gouvernement veut se donner tous les moyens d’agir. Ce n’est évidemment pas exclusif d’abus de pouvoir et d’excès d’usage de la force par la police contre certains publics qui sont sa cible habituelle, mais je ne crois pas que cela change beaucoup la donne du point de vue de la santé publique. Cela étant, il importe de rester collectivement vigilants sur les atteintes possibles, voire durables, aux libertés publiques.

    Vous êtes professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton et au Collège de France. Comment regardez-vous les façons de réagir au coronavirus des deux côtés de l’Atlantique ?

    Si la France a réagi lentement à l’#épidémie, en ne tirant pas profit de ce qui s’était passé en Chine et de ce qui s’annonçait en Italie, elle a fini par prendre le problème à bras-le-corps, alors que les États-Unis n’ont toujours pas pris la mesure de la situation deux mois après leurs premiers cas. Il y a au moins deux grandes différences entre les deux pays.

    La première tient à la confiance dans la #science, qui est affirmée dans le cas français, même si cette affirmation vient après des années de coupes budgétaires dans le domaine de la recherche, alors qu’elle est contestée et dénigrée par le gouvernement états-unien, qui s’est illustré par un déni presque systématique des grands problèmes de notre temps, à commencer par le #réchauffement_climatique.

    Le président des États-Unis a d’abord affirmé que la gravité du Covid-19 était une invention des démocrates pour le déstabiliser, puis a déclaré que des cas existaient bien mais que l’infection était bénigne, que l’épidémie était sous contrôle et qu’elle allait même disparaître comme par miracle, selon ses termes. Il a ensuite répété que les tests et les masques étaient disponibles quand les médecins ne disposaient ni des uns pour confirmer les cas ni des autres pour se protéger, et il essaie maintenant de faire croire au public qu’un traitement efficace a été découvert et va être distribué, en référence à l’hydroxychloroquine, pour laquelle n’existe aucun essai clinique reconnu. Le chef de l’État français s’est au contraire maintes fois réclamé des scientifiques pour prendre ses décisions, y compris celle, très controversée, de maintenir le premier tour des élections municipales.
    Dans les deux pays, cependant, on observe les mêmes stratagèmes de dissimulation de la vérité. Ainsi, on prétend que les tests sont nécessaires seulement pour les patients les plus graves, alors qu’il serait essentiel de pouvoir tester tous les cas suspects pour d’évidentes raisons épidémiologiques et médicales, et on affirme que les masques doivent être réservés à certains professionnels, quand toutes celles et tous ceux qui sont en contact avec des malades devraient pouvoir en bénéficier.

    La seconde différence importante concerne l’organisation politique et administrative de chaque pays. Les États-Unis ont une multitude de niveaux de décision – État fédéral, États, comtés, municipalités –, sans autorité hiérarchique. Par exemple, le maire de Los Angeles a décrété il y a quelques jours le confinement non autoritaire de ses administrés. Puis le gouverneur de la Californie en a fait de même pour ses 40 millions de résidents. Il a été suivi le lendemain par le gouverneur de l’État de New York. Mais à la date du 20 mars, aucun autre État n’a pris cette décision. Quant au président, il continue de diffuser des nouvelles inexactes, de faire des déclarations sans lien avec la réalité et de s’abstenir de toute injonction forte. Dans une certaine mesure, compte tenu de l’impéritie catastrophique des autorités fédérales, il est probablement préférable qu’elles ne soient pas en charge, mais on comprend que ce système génère une hétérogénéité complète des décisions.

    À l’opposé, la France jacobine et centralisée peut mettre en place une réponse plus homogène sur l’ensemble du territoire, et ce que décide le gouvernement peut être appliqué partout. Cela ne garantit évidemment pas que cela le soit de la même façon sur l’ensemble du territoire. Les forces de l’ordre manifestent plus de zèle dans les quartiers populaires que dans les quartiers résidentiels. On peut faire son jogging ou promener son chien dans le centre de Paris où elles sont absentes, mais on se fait contrôler et sanctionner si on est dehors en Seine-Saint-Denis, où elles patrouillent régulièrement.

    Vous affirmez dans une récente tribune pour le site AOC que les États-Unis produisent les conditions de possibilité d’une progression massive de l’épidémie parmi les plus vulnérables. En quoi ?

    Il y a 2,2 millions de personnes dans l’ensemble du #système_carcéral, ce qui inclut les prisons fédérales, les prisons des 50 États et les prisons locales, qu’on appelle des jails. Dans ces dernières, qui regroupent des prévenus en attente de leur jugement qui n’ont pas pu payer leur caution et des condamnés à de courtes peines pour des délits mineurs, les détenus sont regroupés dans des dortoirs de taille variable, pouvant compter jusqu’à une soixantaine de prisonniers, avec des lits superposés séparés par moins d’un mètre. Sachant que plus de 10 millions de personnes entrent dans ces jails chaque année, il est facile d’imaginer combien le coronavirus peut y pénétrer facilement et se disséminer rapidement. Les prisonniers de longue peine sont bien sûr eux aussi exposés à ce risque.

    51dj-ppzsslIl y a également en moyenne, quotidiennement, 50 000 étrangers dans les centres de rétention. Le nombre de celles et ceux qui passent dans ces centres est de 500 000. Les conditions d’enfermement et d’entassement ont été maintes fois dénoncées par les organisations de droits humains. S’ajoutent à ces chiffres les milliers de demandeurs d’asile qui se trouvent dans des camps de fortune de l’autre côté de la frontière sud du pays, au Mexique, interdits d’entrer pour déposer leur dossier, en violation de la Convention de Genève de 1951.
    Quant aux 11 millions de personnes en situation irrégulière dans le pays, on devine aisément que les rafles qui se sont multipliées depuis trois ans ne les inciteront pas à se rendre à l’hôpital pour demander des tests ou des soins si elles sont malades, ce qui facilitera l’extension de l’épidémie.

    Il faudrait aussi considérer les 500 000 personnes sans domicile fixe, plus ou moins abritées dans des refuges où les risques de contamination sont élevés.

    Est-ce si différent en France quand on voit le sort aujourd’hui réservé aux détenus et aux retenus ?

    Évidemment, les ordres de grandeur sont totalement différents. Avec 70 000 personnes détenues, la France a 30 fois moins de prisonniers, qui sont à deux ou trois dans des cellules de neuf mètres carrés prévues pour une personne. Avec 45 000 étrangers passant dans des centres de rétention chaque année, elle enferme 11 fois moins de personnes considérées comme en situation irrégulière, mais dans des conditions souvent médiocres. Les chiffres sont donc différents, mais les risques sont identiques, quoique avec une gravité moindre. Et ces risques portent non seulement sur les détenus et les retenus, mais aussi sur les personnels.

    Une différence importante entre les deux pays est toutefois qu’en France une mobilisation s’est faite pour demander la libération des détenus en surnombre, puisque l’État ne respecte pas la loi concernant l’encellulement individuel, et exiger l’évacuation totale des centres de rétention, puisque l’arrêt des vols empêche les reconduites à la frontière. Des syndicats de magistrats et d’avocats, des organisations non gouvernementales, des chercheurs en sciences sociales, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté et d’autres se sont manifestés par des tribunes, des pétitions et des communiqués de presse, que les médias ont relayés. Le résultat est que des mesures, certes encore limitées, ont été prises pour libérer des détenus et des retenus. Rien de tout cela aux États-Unis. C’est comme si ces millions de personnes ne comptaient pas, malgré le danger que les autorités leur font courir.

    À cet égard, le chef de l’État et le gouvernement français devront être tenus comptables de leur passivité dans ce domaine et de ses conséquences. Il est choquant d’entendre le ministre de l’intérieur s’indigner que certains Français sortent de leur domicile, en les traitant d’imbéciles, ce qui est au demeurant un langage indigne de sa fonction, et en les menaçant de poursuites, quand ni lui ni ses collègues ne font le nécessaire pour protéger les populations exposées. Le plus absurde étant de voir les forces de l’ordre verbaliser des sans domicile fixe parce qu’ils sont dans la rue. On ne peut pas en appeler à la responsabilité des Français alors que le chef de l’État et le gouvernement n’assument pas les leurs.

    Même si on a du mal à y penser alors que le pic n’est pas passé, le propre d’une épidémie est d’avoir une fin. Comment cela se passe-t-il après en général ? Y a-t-il retour à la normale, au business as usual ? Peut-on espérer des évolutions sociales allant dans le bon sens ou doit-on craindre de nouveaux raidissements politiques ou des fuites en avant économiques ?

    C’est le vrai défi de l’après-crise, mais la manière dont les États y feront face est vraiment difficile à prévoir. De nombreux pays, dont la France, ont montré des insuffisances dans leur réponse à la situation, même s’il faut reconnaître la difficulté à agir dans un tel contexte d’incertitude. Le manque de tests a fait prendre un retard important dans le contrôle de la progression. La déficience de protection pour les personnes exposées a favorisé les contaminations, y compris dans le personnel soignant. Les mesures de police sanitaire ont été mises en œuvre tardivement et contradictoirement.

    De manière plus structurelle, la réduction des lits dans les hôpitaux qui, tous les ans au moment de la grippe saisonnière, mais aussi à l’occasion de chaque situation critique comme les fortes canicules, met les urgences et les services de médecine en difficulté, s’avère particulièrement dommageable en raison de la gravité du Covid-19 chez certains malades. Quant aux restrictions imposées aux budgets de recherche, et surtout leur déplacement d’une logique de laboratoire vers une logique de projets, privant les chercheurs d’une continuité de leurs travaux, il est difficile de penser qu’ils ne retentissent pas sur la production des chercheurs.
    Le président de la République a juré qu’on ne l’y prendrait plus, qu’il avait compris que certains biens étaient communs, et qu’il donnerait dorénavant des moyens aux hôpitaux et à la recherche. Nous verrons si les leçons du Covid-19 ont été retenues. Ce qui s’est produit après la crise financière de 2008 au plan international ne rend pas très optimiste sur la manière dont les promesses faites au plus fort d’une crise sont tenues une fois qu’elle est passée.

    Mais il est possible que le caractère inattendu de la crise présente et ses conséquences sans précédent du point de vue de la vie en société aient un effet plus profond et plus durable que cela n’a été le cas pour d’autres, et ce bien au-delà de la seule dimension sanitaire. Dans cette hypothèse, ce n’est cependant pas d’en haut, c’est-à-dire du chef de l’État ou du gouvernement, qu’il faut espérer du changement, car on a déjà l’expérience des discours sans lendemain. C’est de la société elle-même, de toutes celles et de tous ceux qui se rendent compte que le monde qu’on leur fait n’est pas celui qu’elles et ils veulent laisser à leurs enfants.

  • Didier Fassin : « Ce n’est pas d’en haut qu’il faut espérer du changement » | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/220320/didier-fassin-ce-n-est-pas-d-en-haut-qu-il-faut-esperer-du-changement

    Didier Fassin, médecin et sociologue, professeur à Princeton et au Collège de France, compare la situation en France et aux États-Unis face à l’épidémie de coronavirus. La crise actuelle peut-elle faire espérer un changement réel ?

    En situation de crise et de peur, on voit une tension se développer entre sécurité et liberté. L’équilibre vous semble-t-il aujourd’hui respecté ? Et que vous inspire cette notion d’« état d’urgence sanitaire » ?

    Du point de vue du rapport entre #sécurité et #liberté, le vrai basculement est intervenu il y a quelques années avec l’état d’urgence mis en place après les attentats de Paris en 2015, puis sans cesse renouvelé pendant deux ans. Le basculement a eu deux composantes.

    La première dimension, émotionnelle, correspond à la phase initiale, en novembre 2015 : le peuple et ses représentants ont ressenti un profond désir d’état d’urgence en pensant qu’il était normal de sacrifier la liberté pour plus de sécurité. En fait, les enquêtes parlementaires ont montré que rien n’avait été gagné en sécurité, mais qu’on avait beaucoup perdu en liberté.

    La seconde dimension, légale, correspond paradoxalement à la fin de l’état d’urgence, le 1er novembre 2017 : deux jours avant, le président de la République a en effet fait voter une loi qui a inscrit dans le droit ordinaire les principales prérogatives de l’état d’urgence. Cette loi s’ajoute à d’autres votées avant et après elle qui donnent plus de pouvoirs et moins de limites aux forces de l’ordre, et on en a vu les conséquences avec la violence de la répression des manifestations depuis lors, notamment contre les « gilets jaunes ».

    #Coronavirus

  • Carnet d’un confiné, #Coronavirus 2020
    http://www.davduf.net/carnet-d-un-confine-coronavirus-2020

    MARDI 17 MARS 2020, Jour 1 MATIN Ce matin, en boucle, les speakers télé et radio se repaissent du mot guerre. Ils le répètent, à l’envi, en faisant des ronds, comme un grand mot, trop gros pour eux, comme le Président hier, et son second, Castaner. On dirait des gamins qui attendent l’enrôlement. Ces journalistes frémissent à l’idée d’avoir enfin quelque chose d’important à faire. La fonction créé l’uniforme. Guerre. Guerre. Guerre. Il y a quelque chose de touchant dans ces rouages de la propagande. LUNDI (...) #Coronavirus

    / Une

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/150320/les-epidemies-sont-marquees-par-un-accroissement-du-pouvoir-militaire

    #Coronavirus #CarnetDunConfiné

  • La colère monte aux Beaux-Arts de Paris
    1 mars 2020 Par Antoine Perraud
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/010320/la-colere-monte-aux-beaux-arts-de-paris
    L’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, avant de rejoindre le mouvement de grève prévu le 5 mars dans l’enseignement supérieur, s’est livrée à une performance protestataire symptomatique, ce dimanche 1er mars.

    Pour ceux qui ont la faiblesse de ne pas être au courant, Paris accueille – depuis le 24 février et jusqu’au 3 mars – la semaine de la mode (« Fashion Week », dit forcément ce petit monde franglaisant). Ça défile à tout-va (le matraquage n’est que publicitaire) dans la capitale française, après des présentations déjà menées dollar battant à New York, Londres et Milan : 70 marques et 5 000 visiteurs d’un milieu où le paraître a supplanté l’être, du berceau à la tombe.

    Dimanche 1er mars à 14 heures, le styliste américain Thom Browne envahissait l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (Ensba), écrin dévolu à ses collections automne-hiver 2020-2021. Mais voilà, certains étudiants ne l’entendaient pas de cette oreille et ont proposé, sous la pluie, une performance devant leur établissement fermé à la canaille pour accueillir les déesses et les dieux de la mode.

    Déjà mardi 25 février, à l’occasion d’un « événement Louboutin » très talon rouge, des étudiants et quelques professeurs s’étaient manifestés pour protester contre cette privatisation à outrance de l’espace public, menée par les Beaux-Arts et son directeur, Jean de Loisy.

    Pour ceux qui occupent une position de pouvoir avec pour tout bagage leur vision comptable – en notre Ve République où tout semble à louer ou à vendre –, la tentation est grande de rentabiliser un site si prestigieux : entre le quai Malaquais et les rues Bonaparte, Jacob et des Saints-Pères, en cette partie du VIe arrondissement de Paris où les appartements se négocient 30 000 € du mètre carré.

    Que font encore là ces chenapans d’étudiants – pourquoi ne pas les envoyer au-delà du périphérique, comme naguère les salariés voisins de La Documentation française, qui avaient l’outrecuidance de travailler face à la Seine ?

    Jérôme Espitalier, l’un des porte-parole du mouvement, explique à Mediapart que la direction a tenté de diviser les étudiants qui se partagent le site : les artistes d’une part, les architectes de l’autre. La réponse fut une triple revendication commune. Les étudiants, unis, réclament d’avoir leur mot à dire sur la pédagogie, l’avenir du site et ses privatisations intempestives.

    Le site des Beaux-Arts, où tout le monde est à l’étroit, est menacé d’une amputation de locaux à la suite de l’action menée par François Pinault contre un bâtiment qui fait de l’ombre à son hôtel particulier de la rue des Saint-Pères. Le Conseil d’État a donné raison au milliardaire en décembre 2019 et ledit bâtiment doit être rasé d’ici la fin de l’année, privant les étudiants en architecture d’infrastructures essentielles (laboratoires de recherche des doctorants, salles de cours et ateliers de fabrication).

    « Nous ne sommes pas contre la destruction de ce bâtiment provisoire installé en 2001, à condition qu’il soit remplacé par un autre, qui témoigne de la vitalité architecturale contemporaine dans un site en évolution, tout en dotant étudiants et enseignants de locaux dignes de ce nom et cessant donc de perpétuer la précarité dans laquelle nous vivons », précise Jérôme Espitalier.

    Se sentant défiée, humiliée, négligée, l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris entend donc se joindre au mouvement général de grève lancé pour le 5 mars dans l’enseignement supérieur et la recherche.

    • L’Ecole des beaux-arts aimerait se libérer du fait du prince
      9 juillet 2015 Par Antoine Perraud
      https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/090715/lecole-des-beaux-arts-aimerait-se-liberer-du-fait-du-prince?onglet=full
      Les étudiants de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris entendent profiter du limogeage de Nicolas Bourriaud pour négocier une nomination de leur prochain directeur, en vertu d’un processus enfin transparent et participatif consenti par le ministère de la culture : pas gagné d’avance !

      L’étudiante peste : « Regardez le bazar du démontage d’une soirée Dassault ! » Le pandémonium est patent : caisses noires et chromées regorgeant de matériel, au milieu de débris verriers, de détritus et autres reliefs festifs jonchant le sol de la cour vitrée du Palais des études. Nous sommes à Paris, au cœur de l’École nationale supérieure des beaux-arts, qu’un acronyme idiot désigne parfois comme l’Ensba.

      Le désordre ne résulte pas du bal des Quat’z’Arts – remis au goût du jour en 2012 par l’établissement, après de mémorables éditions entre 1892 et 1966. La dégradation du lieu, éphémère mais violente, résulte d’un processus qui reste en travers de la gorge de l’étudiante : « Le désengagement de l’État oblige notre école, sous-financée, à s’offrir comme un écrin. De gros intérêts sont prêts à verser leur obole pour bénéficier d’une enclave patrimoniale à deux pas de la Seine, là où déjà le luxe colonise à tour de bras : la Samaritaine, l’hôtel de la Monnaie, la grande poste de la rue du Louvre… »

      Ce mercredi 8 juillet 2015 au matin, l’étudiante se rend à une petite assemblée générale inopinée dans l’amphithéâtre d’honneur. Elle fait partie des délégués de l’an dernier, qui ont demandé à rencontrer ceux de cette année. Les aînés reprochent à leurs puînés d’avoir inconsidérément pris la défense du directeur de l’École, Nicolas Bourriaud, mis à pied le 2 juillet par Fleur Pellerin.

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      Beaux-Arts : encore un sale tour de la monarchie culturelle ? Par Joseph Confavreux

      Les représentants actuels ont en effet écrit à la ministre de la culture, le 6 juillet, pour exiger le maintien du limogé à son poste, avec la phrase de trop, selon les représentants d’antan : « Les objectifs que vous fixez à l’éventuel nouveau directeur sont déjà des priorités pour Nicolas Bourriaud et ont tous été réalisés ou sont en cours de résolution en accord avec les différents corps actifs à l’école, donnant un bilan positif à l’institution. » Voilà des arguments martelés dans la presse, de Télérama à Mediapart, par le remercié soi-même, qui s’est livré à une campagne éclair d’interviews.

      Les contempteurs de Nicolas Bourriaud le condamneraient-ils à une double peine : être viré puis réduit au silence ? Marc Pataut, professeur notoirement opposé au directeur congédié, relativise pour Mediapart, d’une formule cinglante : « Bourriaud est parti comme il est arrivé. » Traduction : en bénéficiant de l’arbitraire puis en le subissant ; il fut un ayant droit du fait du prince, avant que de s’en retrouver la victime…

      La nomination de Nicolas Bourriaud à la direction des Beaux-Arts intervint au déclin de l’ère Sarkozy, en octobre 2011. Frédéric Mitterrand et son cabinet de la rue de Valois cherchaient quelqu’un de plus pimpant que l’excellent Henry-Claude Cousseau, dandy policé, en place depuis onze ans à l’Ensba. M. Cousseau faisait preuve d’une retenue rare. Il avait été échaudé par l’affaire de l’exposition « Présumés innocents », accueillie au musée de Bordeaux qu’il dirigeait. C’était en 2000. Le maire, Alain Juppé, avait refusé d’inaugurer cet événement culturel qu’une campagne dénonçait comme « pédophile » et « pornographique », avant qu’une association, La Mouette, n’estât en justice contre le conservateur, exfiltré vers les Beaux-Arts à Paris.

      Le circonspect Cousseau n’a pas démérité, comme en témoigne le catalogue d’une exposition récapitulative de 2011 : « Soudain déjà ». Mais le vibrionnant Nicolas Bourriaud a profité de la discrétion décennale qui précéda son surgissement sur place, pour se poser en lumière après les ténèbres. À l’entendre, il aurait réveillé une École aux allures de belle endormie : discours que serait en droit de tenir le philosophe Yves Michaud, nommé directeur des Beaux-Arts par Jack Lang en 1984, qui, lui, releva une institution véritablement vétuste et nécrosée.

      Cependant Nicolas Bourriaud s’est posé, avec un culot d’acier, en réformateur signalé, singulier et suprême. Il prétend avoir ouvert l’École à des professeurs étrangers : l’ancienne direction a beau jeu de nous rappeler que des enseignants venus du Japon, d’Italie, ou de Cuba avaient été recrutés avant 2011. Il se pose en créateur d’une cafétéria pour les étudiants, mais un ancien délégué, Clément Boudin, le récuse pour Mediapart : « Bourriaud voulait à l’origine créer un restaurant de luxe donnant sur la rue Bonaparte, où nous aurions eu quelques facilités. Nous avons refusé un tel schéma en exigeant un lieu qui nous soit dévolu et non un endroit où nous aurions été tolérés. Il a cédé, transformant ensuite sa défaite en initiative et défendant à contrecœur notre idée, tout en ayant l’habileté de se l’approprier ! Surtout, il n’a jamais été capable de présenter un projet, à part une liste de mécènes pour épater la galerie. »

      Charlotte Novaresio, déléguée des étudiants élue cette année, ne l’entend pas de cette oreille et nous confie son exaspération : « Nos représentants de l’an dernier n’avaient qu’une idée en tête : virer le directeur. Ils refusaient le dialogue, opposaient un non de principe à tout ce qui venait d’en haut, au nom de leur conviction idéologique que l’art et le marché ne vont pas de pair et que la seule place des artistes est la place du Tertre ! Moi, je pense qu’il faut construire plutôt que de faire continuellement la guerre : accepter le dialogue, passer des compromis, savoir se montrer diplomate… »
      Tralala bling-bling

      Comment, d’une année sur l’autre, les vues estudiantines peuvent-elles se montrer si diamétralement opposées ? Les anciens déléguées, combatifs, ont été élus par plus de 120 étudiants sur les quelque 500 que comptent les Beaux-Arts – une participation apparemment faible mais exceptionnelle dans une école où prime l’individualisme légendaire d’artistes en herbe souvent déjà sur leur Aventin, qui se double d’une inquiétude quant à l’avenir virant à l’angoisse démobilisatrice.

      Un événement s’était montré fédérateur à l’automne 2013 : la façon qu’avait eu Ralph Lauren de s’accaparer le site en mécène un rien prédateur, évinçant les étudiants de leurs ateliers pour les besoins de son tralala bling-bling : défilé de mode, dîner fin, autosatisfaction à tous les étages. Avec Nicolas Bourriaud en bateleur et passe-plats…

      La magie du défilé aux Beaux-Arts de Ralph Lauren © Paris Match

      À l’époque, Paris-Match vantait l’événement dans un déchaînement de crinolines, tandis que regards.fr, site propre à la gauche alternative, critiquait ce raout déraisonnable, relayant la colère étudiante avec des vidéos probantes. En janvier 2014, l’élection des délégués, dans la foulée de la lutte contre l’invasion de Ralph Lauren, avait poussé sur le devant de la scène les éléments les plus politisés : des contestataires au verbe haut, capables de mener la vie dure à Nicolas Bourriaud.

      Celui-ci sut faire profil bas. Il opéra un recul tactique passant pour reconnaissance de ses torts. Puis il sut diviser pour régner. Résultats : en janvier 2015 de nouveaux délégués étudiants sont désignés par une vingtaine de votants seulement, tant l’amertume et le découragement avaient gagné les rangs.

      Et voici donc qu’après le renvoi du directeur, en ce 8 juillet 2015, se retrouvent face à face les élus de l’année, qui s’estiment raisonnables, et ceux de l’an dernier, qui les jugent manipulés. Dans l’amphithéâtre d’honneur bien défraîchi – Ralph Lauren avait promis de le rénover mais retira ses billes après son fiasco événementiel de l’automne 2013 –, sous la peinture à la cire de Paul Delaroche représentant soixante-quinze figures dominantes de l’art grec, romain, gothique et renaissant, une douzaine d’étudiants tentent de trouver un terrain d’entente. Quelles revendications présenter au ministère de la culture, dont des représentants ont promis de les recevoir, rue de Valois, en fin d’après-midi ?

      La petite troupe traversée d’antagonismes décide de ne pas se focaliser sur Nicolas Bourriaud, pomme de discorde toujours vive, qui revient néanmoins par inadvertance sur le tapis : il savait nous écouter, geignent les nouveaux délégués ; non, grognent les anciens, il n’obéissait qu’aux rapports de force que nous parvenions à instaurer. Il a été chassé comme un malpropre, plaident les uns ; nenni rétorquent les autres, il avait été reconduit pour un an seulement par Aurélie Filippetti l’été dernier.

      Le groupe convient toutefois que ceux qui s’offusquent du dégommage du directeur comme ceux qui s’en réjouissent, doivent nouer un pacte quant à la suite des événements : plus question d’accepter une nomination opaque conduisant au parachutage d’un copain ou d’un affidé du pouvoir, forcément accueilli dans la défiance, quelles que soient ses possibles qualités.

      Urbain Gonzalez, leader historique de la contestation d’octobre 2013 contre Ralph Lauren, donne le la : « Le ministère de la culture a un scandale médiatique à répétition dans les pattes. Les journalistes ne s’intéressent qu’aux intrigues de sérail : Nicolas Bourriaud sera-t-il remplacé par Éric de Chassey, poussé par Julie Gayet ? Ne cédons pas à de tels leurres et battons-nous pour que notre parole soit entendue. La parole des étudiants a beaucoup plus de poids que celle des professeurs, qui défendent leur bout de gras et tournent pour la plupart comme des girouettes selon le vent. Or c’est à nous tous de choisir qui prendra la tête de l’École, en concertation avec le personnel administratif qui a aussi son mot à dire. Exigeons la concertation et la transparence pour que les préférés du pouvoir ne puissent plus débouler. Que la ministre comprenne que si elle nous colle encore une fois un directeur selon les vieilles méthodes, ça va être la merde dans l’École ! À l’heure où l’eau fuit dans les ateliers, ne nous bernons plus sur la capacité de Nicolas Bourriaud à lever des fonds de façon magistrale. Si nous nous battions pour sauver la tête du directeur, nous serions infantilisés par le ministère. En revanche si nous nous battons pour sauver l’École, c’est pas désespéré ! »

      Faux nez du marché

      Le groupe dépasse ses divisions et se soude, jusqu’à trouver une résolution à faire valoir auprès du ministère : suspendre le processus de nomination du successeur de Nicolas Bourriaud tant que n’est pas réécrit le décret de 1984, qui fixe dans le plus grand flou la désignation du directeur des Beaux-Arts – aucune durée de mandat n’est par exemple précisée. « Nous exigeons que tous les acteurs de l’École soient partie prenante de cette réécriture », affirme ainsi la petite assemblée dans une note qu’elle remettra dans quelques heures rue de Valois.

      Faut-il du reste un directeur ? Les discussions reprennent de plus belle, entre ceux qui ont un besoin d’incarnation et ceux qui croient en un modèle collectif et collégial, à l’allemande, ayant notamment prévalu à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf. Là encore, le cénacle estudiantin trouve une façon de transformer ses divergences en proposition, prenant au mot l’humeur délibérative affichée par Fleur Pellerin. L’AG pose ainsi ses exigences : « Conformément à la volonté exprimée par la ministre de mettre en place une gouvernance plus collaborative de l’école, nous demandons que celle-ci soit dirigée par un conseil ad hoc composé en nombre égal de membres du personnel, des professeurs et des étudiants, ainsi que de l’équipe administrative, jusqu’à la validation du décret écrit dans ces conditions de concertation. »

      Dans l’amphithéâtre d’honneur, impression d’assister à l’an I de la démocratie aux Beaux-Arts de Paris. Avec ces fusées ou ces ornières qui, depuis 1789, caractérisent de telles sessions où se mêlent l’action, la réflexion, le possible et l’utopie. Tout cela va-t-il se fracasser, rue de Valois, sur quelques cerveaux reptiliens de la bureaucratie française autoproclamés « serviteurs de l’État » ?

      En attendant ce choc de l’idéal démocratique et de la raison administrative, finalement prévu à 18 heures au ministère de la culture le mercredi 8 juillet 2015, nous interrogeons l’un des rares enseignants qui ose s’exprimer en ces temps incertains : Jean-François Chevrier. Il a tenté de s’engager dans la vie des Beaux-Arts avant de comprendre qu’il s’était trompé sur Nicolas Bourriaud. Celui-ci, selon lui, envisageait la transparence et la concertation telles de simples concessions tactiques entre deux nominations de suppôts – tel Jean-Luc Vilmouth, dont il fit son bras droit et qui n’a pas donné suite à notre demande d’entretien.

      Pour Jean-François Chevrier, l’ancien directeur pratiquait une sorte de bonneteau qui mystifiait son monde : il délaissait la mission pédagogique de l’École au profit d’un prétendu « centre d’art », qui n’était en définitive que le faux nez du marché. Le marché, qui soudoie déjà certains étudiants inquiets pour leur avenir et qui pensaient trouver en Nicolas Bourriaud un futur facilitateur en raison de ses liens avec le milieu. Le marché, qui menace, l’air de rien et même l’air de se poser en vecteur de modernité, le pluralisme de l’art actuel.

      Chez les étudiants activistes de l’automne 2013 contre Ralph Lauren, Jean-François Chevrier a trouvé des pionniers « en avance sur le corps enseignant » : « Cette minorité d’étudiants est consciente de la menace qui pèse sur leur liberté de pensée, donc sur leur créativité. Cette minorité protège ses instruments, y compris l’institution publique des Beaux-Arts. Les bonnes idées viennent toujours de peu de gens et je regarde leur lutte comme très encourageante dans la misère ambiante. Cette nouvelle génération sait qu’il y a place pour autre chose que ce que propose le marché. Mais cet autre chose que Jeff Koons, pour dire vite, cet affranchissement précaire, doit être défendu bec et ongles, fût-ce avec ce que d’aucuns considèrent comme des naïvetés déplacées. Pour ma part, je tiens simplement à dire que je trouve ces jeunes gens remarquables. »

      Une telle impression n’a sans doute pas même effleuré, de 18 heures à 18 h 30, ceux qui reçurent la délégation de douze étudiants des Beaux-Arts rue de Valois : Pierre Oudart, directeur adjoint chargé des arts plastiques à la Direction générale de la création artistique, flanqué d’Arthur Toscan du Plantier, ancien conseiller en communication de Bertrand Delanoë puis d’Aurélie Filippetti, devenu auprès de Fleur Pellerin « conseiller chargé des relations avec les acteurs culturels et institutionnels ».

      La même étudiante qui pestait contre le bazar du démontage de la soirée Dassault, le matin aux Beaux-Arts, rive gauche, soupire en fin de journée, au ministère de la culture, rive droite : « Ils nous ont dit qu’ils n’avaient pas pour mandat de débattre mais de transmettre. »

    • Merci pour le rappel de l’enfarinage de ce gros misogyne de Bustamente. Pour Nicole Esterolle c’est drole de savoir qu’il dit pique-pendre sur les étudiantes des beaux arts mais pourtant il a selectionner mon travail d’ex étudiante des beaux-arts pour le montrer sur son site comme art Esterollo-compatible.

  • Sarah T. Roberts : « La liberté d’expression sur Internet n’a jamais existé »
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/050120/sarah-t-roberts-la-liberte-d-expression-sur-internet-n-jamais-existe

    Si les réseaux sociaux sont devenus si populaires, explique la chercheuse américaine Sarah T. Roberts, c’est en se posant en supports d’une liberté d’expression sans limite. Cette promesse n’a jamais été tenue et la modération est devenue une industrie mondialisée. C’est une activité qui doit souvent « rester aussi discrète et indétectable que possible ». Sarah T. Roberts, chercheuse et enseignante à UCLA (université de Californie à Los Angeles), l’appelle la modération commerciale du contenu. Elle l’étudie (...)

    #Facebook #Twitter #algorithme #manipulation #censure #haine #modération

  • « L’#élan_créateur » intact de la philosophe centenaire #Simone_Debout

    « La #sexualité, c’est un humus sur lequel poussent toutes les grandes idées. » Voilà le credo d’une sacrée philosophe, née en 1919, résistante au nazisme, spécialiste de #Charles_Fourier dont elle a décapé la #modernité_radicale : Simone Debout. Les éditions Claire Paulhan ont eu la riche idée de réunir sa #correspondance avec #André_Breton dans un ouvrage somptueusement illustré, qui vient d’être publiée.


    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/010120/lelan-createur-intact-de-la-philosophe-centenaire-simone-debout?onglet=ful
    #philosophie #féminisme