« Pourquoi l’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion », par Norbert Trenkle

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  • Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste

    La France en guerre ! Peut-être. Mais contre qui ou contre quoi ? Daech n’envoie pas des Syriens commettre des attentats en France pour dissuader le gouvernement français de le bombarder. Daech puise dans un réservoir de jeunes Français radicalisés qui, quoi qu’il arrive au Moyen-Orient, sont déjà entrés en dissidence et cherchent une cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur révolte personnelle. L’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte.

    Le ralliement de ces jeunes à Daech est opportuniste : hier, ils étaient avec Al-Qaida, avant-hier (1995), ils se faisaient sous-traitants du GIA algérien ou pratiquaient, de la Bosnie à l’Afghanistan en passant par la Tchétchénie, leur petit nomadisme du djihad individuel (comme le « gang de Roubaix »). Et demain, ils se battront sous une autre bannière, à moins que la mort en action, l’âge ou la désillusion ne vident leurs rangs comme ce fut le cas de l’ultragauche des années 1970.

    Il n’y a pas de troisième, quatrième ou énième génération de djihadistes. Depuis 1996, nous sommes confrontés à un phénomène très stable : la radicalisation de deux catégories de jeunes Français, à savoir des « deuxième génération » musulmans et des convertis « de souche ».

    Le problème essentiel pour la France n’est donc pas le califat du désert syrien, qui s’évaporera tôt ou tard comme un vieux mirage devenu cauchemar, le problème, c’est la révolte de ces jeunes. Et la vraie question est de savoir ce que représentent ces jeunes, s’ils sont l’avant-garde d’une guerre à venir ou au contraire les ratés d’un borborygme de l’Histoire.

    Quelques milliers sur plusieurs millions

    Deux lectures aujourd’hui dominent la scène et structurent les débats télévisés ou les pages opinions des journaux : en gros, l’explication culturaliste et l’explication tiers-mondiste. La première met en avant la récurrente et lancinante guerre des civilisations : la révolte de jeunes musulmans montre à quel point l’islam ne peut s’intégrer, du moins tant qu’une réforme théologique n’aura pas radié du Coran l’appel au djihad. La seconde évoque avec constance la souffrance postcoloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une société française raciste et islamophobe ; bref, la vieille antienne : tant qu’on n’aura pas résolu le conflit israélo-palestinien, nous connaîtrons la révolte.

    Mais les deux explications butent sur le même problème : si les causes de la radicalisation étaient structurelles, alors pourquoi ne touche-t-elle qu’une frange minime et très circonscrite de ceux qui peuvent se dire musulmans en France ? Quelques milliers sur plusieurs millions.

    [...]

    Islamisation de la radicalité

    Presque tous les djihadistes français appartiennent à deux catégories très précises : ils sont soit des « deuxième génération », nés ou venus enfants en France, soit des convertis (dont le nombre augmente avec le temps, mais qui constituaient déjà 25 % des radicaux à la fin des années 1990). Ce qui veut dire que, parmi les radicaux, il n’y a guère de « première génération » (même immigré récent), mais surtout pas de « troisième génération ». Or cette dernière catégorie existe et s’accroît : les immigrés marocains des années 1970 sont grands-pères et on ne trouve pas leurs petits-enfants parmi les terroristes. Et pourquoi des convertis qui n’ont jamais souffert du racisme veulent-ils brusquement venger l’humiliation subie par les musulmans ? Surtout que beaucoup de convertis viennent des campagnes françaises, comme Maxime Hauchard, et ont peu de raisons de s’identifier à une communauté musulmane qui n’a pour eux qu’une existence virtuelle. Bref, ce n’est pas la « révolte de l’islam » ou celle des « musulmans », mais un problème précis concernant deux catégories de jeunes, originaires de l’immigration en majorité, mais aussi Français « de souche ». Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité.

    Qu’y a-t-il de commun entre les « deuxième génération » et les convertis ? Il s’agit d’abord d’une révolte générationnelle : les deux rompent avec leurs parents, ou plus exactement avec ce que leurs parents représentent en termes de culture et de religion. Les « deuxième génération » n’adhèrent jamais à l’islam de leurs parents, ils ne représentent jamais une tradition qui se révolterait contre l’occidentalisation. Ils sont occidentalisés, ils parlent mieux le français que leurs parents. Tous ont partagé la culture « jeune » de leur génération, ils ont bu de l’alcool, fumé du shit, dragué les filles en boîte de nuit. Une grande partie d’entre eux a fait un passage en prison. Et puis un beau matin, ils se sont (re)convertis, en choisissant l’islam salafiste, c’est-à-dire un islam qui rejette le concept de culture, un islam de la norme qui leur permet de se reconstruire tout seuls. Car ils ne veulent ni de la culture de leurs parents ni d’une culture « occidentale », devenues symboles de leur haine de soi.

    La clé de la révolte, c’est d’abord l’absence de transmission d’une religion insérée culturellement. C’est un problème qui ne concerne ni les « première génération », porteurs de l’islam culturel du pays d’origine, mais qui n’ont pas su le transmettre, ni les « troisième génération », qui parlent français avec leurs parents et ont grâce à eux une familiarité avec les modes d’expression de l’islam dans la société française : même si cela peut être conflictuel, c’est « dicible ».

    [...]

    Des jeunes en rupture de ban

    Les jeunes convertis par définition adhèrent, quant à eux, à la « pure » religion, le compromis culturel ne les intéresse pas (rien à voir avec les générations antérieures qui se convertissaient au soufisme) ; ils retrouvent ici la deuxième génération dans l’adhésion à un « islam de rupture », rupture générationnelle, rupture culturelle, et enfin rupture politique. Bref, rien ne sert de leur offrir un « islam modéré », c’est la radicalité qui les attire par définition. Le salafisme n’est pas seulement une question de prédication financée par l’Arabie saoudite, c’est bien le produit qui convient à des jeunes en rupture de ban.

    [...]

    En rupture avec leur famille, les djihadistes sont aussi en marge des communautés musulmanes : ils n’ont presque jamais un passé de piété et de pratique religieuse, au contraire. Les articles des journalistes se ressemblent étonnamment : après chaque attentat, on va enquêter dans l’entourage du meurtrier, et partout c’est « l’effet surprise : « On ne comprend pas, c’était un gentil garçon (variante : “Un simple petit délinquant”), il ne pratiquait pas, il buvait, il fumait des joints, il fréquentait les filles… Ah oui, c’est vrai, il y a quelques mois il a bizarrement changé, il s’est laissé pousser la barbe et a commencé à nous saouler avec la religion. » Pour la version féminine, voir la pléthore d’articles concernant Hasna Aït Boulahcen, « Miss Djihad Frivole ».

    [...]

    La violence à laquelle ils adhèrent est une violence moderne, ils tuent comme les tueurs de masse le font en Amérique ou Breivik en Norvège, froidement et tranquillement. Nihilisme et orgueil sont ici profondément liés.

    Cet individualisme forcené se retrouve dans leur isolement par rapport aux communautés musulmanes. Peu d’entre eux fréquentaient une mosquée. Leurs éventuels imams sont souvent autoproclamés. Leur radicalisation se fait autour d’un imaginaire du héros, de la violence et de la mort, pas de la charia ou de l’utopie. En Syrie, ils ne font que la guerre : aucun ne s’intègre ou ne s’intéresse à la société civile. Et s’ils s’attribuent des esclaves sexuelles ou recrutent de jeunes femmes sur Internet pour en faire des épouses de futurs martyrs, c’est bien qu’ils n’ont aucune intégration sociale dans les sociétés musulmanes qu’ils prétendent défendre. Ils sont plus nihilistes qu’utopistes.

    Aucun ne s’intéresse à la théologie

    Si certains sont passés par le Tabligh (société de prédication fondamentaliste musulmane), aucun n’a fréquenté les Frères musulmans (Union des organistions islamiques de France), aucun n’a milité dans un mouvement politique, à commencer par les mouvements propalestiniens. Aucun n’a eu de pratiques « communautaires » : assurer des repas de fin de ramadan, prêcher dans les mosquées, dans la rue en faisant du porte-à-porte. Aucun n’a fait de sérieuses études religieuses. Aucun ne s’intéresse à la théologie, ni même à la nature du djihad ou à celle de l’Etat islamique.

    Ils se radicalisent autour d’un petit groupe de « copains » qui se sont rencontrés dans un lieu particulier (quartier, prison, club de sport) ; ils recréent une « famille », une fraternité. Il y a un schéma important que personne n’a étudié : la fraternité est souvent biologique. On trouve très régulièrement une paire de « frangins », qui passent à l’action ensemble (les frères Kouachi et Abdeslam, Abdelhamid Abaaoud qui « kidnappe » son petit frère, les frères Clain qui se sont convertis ensemble, sans parler des frères Tsarnaev, auteurs de l’attentat de Boston en avril 2013). Comme si radicaliser la fratrie (sœurs incluses) était un moyen de souligner la dimension générationnelle et la rupture avec les parents. La cellule s’efforce de créer des liens affectifs entre ses membres : on épouse souvent la sœur de son frère d’armes. [...]

    Les terroristes ne sont donc pas l’expression d’une radicalisation de la population musulmane, mais reflètent une révolte générationnelle qui touche une catégorie précise de jeunes.

    Pourquoi l’islam ? Pour la deuxième génération, c’est évident : ils reprennent à leur compte une identité que leurs parents ont, à leurs yeux, galvaudée : ils sont « plus musulmans que les musulmans » et en particulier que leurs parents. L’énergie qu’ils mettent à reconvertir leurs parents (en vain) est significative, mais montre à quel point ils sont sur une autre planète (tous les parents ont un récit à faire de ces échanges). Quant aux convertis, ils choisissent l’islam parce qu’il n’y a que ça sur le marché de la révolte radicale. Rejoindre Daech, c’est la certitude de terroriser.

    Olivier Roy

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/24/le-djihadisme-une-revolte-generationnelle-et-nihiliste_4815992_3232.html

    • Deux petites questions :

      1) « Daech n’envoie pas des Syriens commettre des attentats en France pour dissuader le gouvernement français de le bombarder ». Même si j’apprécie beaucoup le reste de l’article, je ne vois pas en quoi le fait que Daech envoie des Français plutôt que des Syriens rend cette hypothèse ("pour dissuader le gouvernement français de le bombarder") fausse ?

      2) Quelles sont les différences fondamentales (autres que politiques ou religieuses bien sûr, plutôt du côté psychologique ou social entre autres) entre un jeune qui aujourd’hui s’engage dans Daech et un jeune qui dans les années 1970 s’engageait dans la bande à Baader ?

    • Quelles sont les différences fondamentales (autres que politiques ou religieuses bien sûr, plutôt du côté psychologique ou social entre autres) entre un jeune qui aujourd’hui s’engage dans Daech et un jeune qui dans les années 1970 s’engageait dans la bande à Baader ?

      Le niveau de décomposition de la synthèse sociale capitaliste.

      Au-delà et en-deçà des phénomènes « économiques » (chômage de masse, crise environnementale, démantèlement de l’état-providence...) la synthèse sociale capitaliste produit aussi une certaine forme de sujet qui lui est propre et dont les évolutions sont liées à sa décomposition.

      Historiquement, le capitalisme a d’abord forgé le sujet autoritaire, dans lequel des dimensions pré-capitalistes ont été reprises et re-déterminées par les nécessites de la valorisation du capital (c’est le capitalisme de caserne vécu, subi, mais aussi souvent promu aussi bien par l’État, les patrons que par les organisations ouvrières)

      Et puis, au tournant des années 1970, le capitalisme ne peut plus reproduire sa forme de vie sur ses propres base. Le travail productif, pfuitt, disparait à un rythme qui ne peut plus être contré par des tendances compensatrices. Sous les coups de butoir du capitalisme lui-même, sa course à la productivité le mine, contradiction interne qui l’anime et le condamne tout à la fois.

      Du coup, le noyau profond du sujet capitaliste émerge, raboté par l’éviction des dernières scories pré-capitalistes. C’est le règne explicite, au grand jour, du sujet narcissique, du sujet évidé, sans contenu propre (et par là bien conforme aux besoins du capitalisme qui a besoin de personnalités fluides, mais par là-même fragile, prête à s’effondrer à tout moment)

    • Peut-être aussi des parallèles à faire avec la politisation des skinheads dans les années 80... Lumpenproletariat flirtant avec la délinquance et embrigadé comme milice... Et plus loin on peut penser à une partie du vivier de recrutement des Sturmabteilungen.

    • Effectivement, il répond en partie... alors que cette interview date d’il y a un an !!! Merci ! (bon, sauf qu’à l’époque, Olivier Roy différencie Al Qaida de Daech, par le fait que Daech n’intervient pas en occident, tout en reconnaissant que ça peut encore dégénérer, ce en quoi il n’avait pas tort, et en donnant des pistes pour l’éviter, mais il n’a pas été écouté...)

      http://www.franceinter.fr/emission-le-79-olivier-roy-les-jeunes-djihadistes-sont-fascines-par-la-v

    • Effectivement, on ne peut pas mettre la R.A.F. et Daesh dans le même sac d’une « radicalité en soi », se fourvoyant ad nauseam dans une violence nihiliste et non interrogée. C’est la limite de l’analyse de Roy, de faire de la radicalité une catégorie stable à promener d’une époque à l’autre en la rhabillant avec les frusques du moment. Le sujet « radical » est ajusté à chacune des phases et, loin d’être un sujet inchangé dans le fond, qui ferait juste le choix opportuniste de telle ou telle « cause », il exprime l’état courant de la synthèse sociale. A ce titre, le terroriste du 13 novembre est plus proche d’un Andreas Lubitz que d’une Ulrike Meinhof

    • je plussoies sur l’intervention de @ktche
      et ajoute, oui, il y a islamisation, mais il n’y a aucune radicalité dans cette affaire, le soit disant retour aux soit disant racines de l’islam n’est pas une #radicalité, sauf pour les journalistes et autres pense mou, selon eux, ce qui est violent serait radical, voilà ce qui tient pour eux lieu de définition, comme si un #attentat_massacre se devait d’être radical, comme si une bastonnade de babas par la FNSEA était radicale, et les coups de matraques de gazeuses, de flash ball de la police sont-ils radicaux ? ah ben non, c’est les forces de l’odre. Au prie c’est un mauvais emploi de la force.
      ces tueurs ne prennent rien à la racine, ils retournent à la racine pour se chosifier et chosifier, le soit retour aux origines est pas radical, il est conservateur.

    • Des meurtres de masse, Alain Badiou
      http://la-bas.org/la-bas-magazine/textes-a-l-appui/alain-badiou-penser-les-meurtres-de-masse-du-13-novembre-version-texte#III-L

      Ces jeunes se voient donc à la marge à la fois du salariat, de la consommation et de l’avenir. Ce qu’alors leur propose la #fascisation (qu’on appelle stupidement, dans la propagande, une « radicalisation », alors que c’est une pure et simple régression) est un mélange d’héroïsme sacrificiel et criminel et de satisfaction « occidentale ». D’un côté, le jeune va devenir quelqu’un comme un mafieux fier de l’être, capable d’un héroïsme sacrificiel et criminel : tuer des occidentaux, vaincre les tueurs des autres bandes, pratiquer une cruauté spectaculaire, conquérir des territoires, etc Cela d’un côté, et de l’autre, des touches de « belle vie », des satisfactions diverses. Daech paye assez bien l’ensemble de ses hommes de main, beaucoup mieux que ce qu’ils pourraient gagner « normalement » dans les zones où ils vivent. Il y a un peu d’argent, il y a des femmes, il y a des voitures, etc. C’est donc un mélange de propositions héroïques mortifères et, en même temps, de corruption occidentale par les produits. (...) Disons que c’est la fascisation qui islamise, et non l’Islam qui fascine.

    • Réponse à Olivier Roy : les non-dits de « l’islamisation de la radicalité », François Burgat
      http://rue89.nouvelobs.com/2015/12/01/reponse-a-olivier-roy-les-non-dits-lislamisation-radicalite-262320

      Dans les rangs de Daech, après avoir annoncé par deux fois leur disparition, Roy ne pouvait donc logiquement plus accepter de voir des islamistes, ni même des acteurs politiques. Il botta donc en touche en déclarant n’y voir que des « fous » à qui il ne donna... « pas un an ».

      Aujourd’hui, j’ai pour ma part beaucoup de difficulté à ranger les frères Kouachi, fort construits dans l’expression de leurs motivations, dans la catégorie de simples paumés dépolitisés – et de reconnaître chez Coulibally (auteur de l’attaque contre l’Hyper Cacher) quelqu’un qui, entre autres, « ne s’intéresse[nt] pas aux luttes concrètes du monde musulman (Palestine) ».

      Disculper nos politiques étrangères

      Si une telle hypothèse permet à Roy de demeurer cohérent avec la ligne de ses fragiles prédictions passées, elle n’apporte en fait qu’une nouvelle pierre (celle de la pathologie sociale, voire mentale) à une construction qui reproduit le même biais que l’approche culturaliste qu’elle prétend dépasser : elle déconnecte d’une façon dangereusement volontariste les théâtres politiques européen et proche-oriental.

      La thèse qui disculpe nos politiques étrangères a donc tout pour séduire tant elle est agréable à entendre.

    • du même texte de Burgat :

      cette thèse de « l’islamisation de la radicalité » ne s’en prend pas principalement à la lecture culturaliste. Elle condamne surtout, avec dédain, en la qualifiant de « vieille antienne » « tiers-mondiste », une approche dont – sans en reprendre la désignation péjorative – nous sommes nombreux à considérer que, bien au contraire, elle constitue l’alpha et l’oméga de toute approche scientifique du phénomène djihadiste.

      Le discrédit du « tiers-mondisme » consiste ici ni plus ni moins qu’à refuser de corréler – si peu que ce soit – les conduites radicales émergentes en France ou ailleurs avec... selon les termes mêmes de Roy, « la souffrance post-coloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe ».

    • S’il faut mettre en lumière les corrélations, comme le propose Burgat, il faut aussi être en mesure d’expliquer les différences d’une façon qui soit ni contingente, ni déterministe.

      Si Burgat esquisse parfois un lien avec l’économie (L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida , p.29), il n’y voit qu’un effet « adjuvant » (op. cit. p.83). Mais l’économie n’est pas une sphère juxtaposée à celles de la politique ou de la culture, c’est une forme sociale totale. La « troisième temporalité de l’islamisme » proposée par Burgat peut alors être aussi bien interprétée comme une réaction à la modernisation (une tentative de freiner ou de retourner en arrière) qu’une sorte d’accompagnement de la décomposition de la synthèse sociale capitaliste (sans perspective d’émancipation), avec des variations résultant des stades différenciés dans lesquels cette synthèse sociale s’est trouvée au moment où cette décomposition devient manifeste.

      http://seenthis.net/messages/328965

  • « Pourquoi l’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion », par Norbert Trenkle - 16 Novembre 2015

    http://www.palim-psao.fr/2015/05/pourquoi-l-islamisme-ne-peut-pas-etre-explique-a-partir-de-la-religion-pa

    Une confrontation sérieuse avec le phénomène du fondamentalisme islamique requiert un changement de point de vue et une critique conséquente des spéculations culturalistes. Pour aller à l’essentiel, vouloir expliquer l’islamisme à partir de l’islam est à peu près aussi insensé que tenter de faire dériver le national-socialisme de l’épopée des Nibelungen ou de l’Edda poétique. Évidemment, les islamistes fanatiques se réclament avec une insistance aussi provocante que lassante du Coran et du prophète, mais en réalité ils se moquent totalement des discussions et spéculations théologiques ; pour eux, l’islam, c’est ce qu’ils en font, c’est-à-dire exactement ce qui correspond à leur besoin identitaire et subjectif. Les récits religieux transmis ne sont rien d’autre pour eux que des chiffres et des codes culturels dont ils se servent pour consolider leur statut-sujet précaire. Les islamistes sont tout sauf des religieux traditionalistes qui auraient manqué le train de la modernité ou refuseraient de sauter dedans. Il s’agit bien plus d’individus tout à fait modernes, marqués par le capitalisme, qui en tant que tels cherchent un appui dans un collectif en apparence puissant, auquel ils puissent s’identifier.

    Cette soif d’identification à un sujet collectif n’a rien de nouveau. Il fait partie de l’équipement de base constitutif de l’individu moderne formaté pour la société marchande et accompagne l’histoire de la modernisation depuis le début du XIXe siècle. Cela ne peut guère surprendre. Car la gageure de devoir se rendre socialement actif comme sujet particulier isolé, toujours soucieux de défendre ses intérêts privés et de ne considérer finalement les autres membres de la société que comme des instruments pour atteindre ce but, cette gageure engendre le besoin pressant de se fondre dans une communauté imaginaire, au sein de laquelle cet isolement et cette instrumentalisation réciproque seraient abolis en apparence. Cette identification à un grand sujet apaise en même temps le sentiment d’impuissance devant son propre rapport à la société, qui fait face à l’individu comme contrainte collective chosifiée, car cela offre la surface de projection idéale pour des fantasmes compensatoires de toute puissance. Si au cours de l’histoire de la constitution du capitalisme ce sont en premier lieu les grands sujets classiques comme la nation, le peuple et les classes qui se sont trouvés sur le devant de la scène, ce sont pourtant les communautés religieuses qui ont depuis bien trois décennies le vent en poupe – et certainement pas seulement dans l’espace estampillé islamique mais également sous la forme du fondamentalisme protestant, des sectes évangéliques en Amérique Latine et en Afrique ou du nationalisme hindou. Au macro niveau de la société, les causes de cette « mégatendance » globale se trouvent certainement dans le déclin des grandes religions séculières de l’époque bourgeoise, avant tout du socialisme et du nationalisme. Car dans la foulée de la mondialisation engluée dans la crise, soit l’État est largement privé de son pouvoir de contrepoids régulateur face aux impératifs du marché, soit – comme dans de nombreuses régions de l’ancien tiers monde – il a été complètement broyé, tandis que dans le même temps la croyance quasi religieuse dans le progrès qui régnait au début tout comme au moment culminant du capitalisme se voit démentie tous les jours par les catastrophes écologiques de plus en plus aigues ainsi que l’exclusion sociale grandissante.

    • Très intéressant, l’article comme le site de manière plus générale.
      Deux petites réserves : le terme générique d’islamisme manque un peu de précision, à mon avis : on y subsume habituellement trop de choses pour que tout ce que dit l’article sur l’islamisme soit valable.
      Par ailleurs cette assertion me semble très fausse et être une erreur très commune dans une certaine gauche radicale européenne :

      S’ajouta à cela le conflit israélo-palestinien, qui a été chargé, au sein du monde arabe et de l’idéologie anti-impérialiste, d’une énorme signification symbolique largement au-delà de son véritable caractère de problème territorial limité et relativement mineur, et transformé en une surface de projection du ressentiment antisémite, dont l’islamisme recueillit également l’héritage.

      Sans partir dans de grands développements, je pense que l’auteur sous-estime grandement d’une part la projection de puissance israélienne dans le monde qui va bien au-delà des territoires occupés voire de son environnement proche-oriental immédiat, d’autre part sa capacité d’influence sur les politiques étrangères au Moyen-Orient de plusieurs Etats occidentaux. J’ajoute que la singularité radicale d’Israël, qui n’est ni un classique Etat-nation, ni une puissance coloniale, ni même un régime d’apartheid, semble échapper à l’auteur. J’en veux pour illustration ce que dit l’auteur du thème du choc des civilisations, popularisé par Huntington, phénomène perçu par l’auteur comme symptôme du fait que l’Occident en général avait besoin de se trouver un nouvel ennemi à la fin de la guerre froide. Ce à quoi je veux bien souscrire. Mais l’auteur semble ignorer qu’en même temps ce thème n’a pas été inventé par Huntington mais par son mentor l’orientaliste Bernard Lewis (double national américano-israélien) qui a été une des référence principale des néo-conservateurs pour dépeindre le Proche-Orient.
      De plus ce passage reprend une représentation commune des Arabes, panarabistes ou islamistes, obsédé par Israël et les complots, et donc antisémites. Ce n’est pas entièrement faux mais il faut voir aussi qu’en « Occident » il y a une doxa officielle qui agit dans les médias et le champ universitaire (par intimidation/répétition) qui consiste à minorer tout cela et à écarter d’un revers de main toute explication historique recourant à la thèse du complot comme si l’histoire politique au vingtième siècle de cette région n’en était pas remplie...

      Bref, quelqu’un qui s’y connaît pourrait-il me dire s’il existe un ouvrage clair et accessible en français qui permette de s’initier aux enjeux théoriques de la critique de la valeur ? Perso je n’ai lu que le « Debord » de Jappe (qui n’aborde pas la question) et le bouquin de Kurz « les Habits neufs de l’empire ».

    • Texte intéressant trouvé sur le site signalé et écrit par le petit groupe post-situ des Amis de Némésis :
      http://www.palim-psao.fr/2015/03/etat-islamique-inc-par-les-amis-de-nenemis.html

      Une fois de plus, la Maison Blanche veut rassembler une coalition mondiale contre l’Axe du Mal. Trois années de guerre devaient suffire, et la première campagne inclut des frappes aériennes en Syrie, ainsi qu’un budget exceptionnel de 500 millions USD. Il s’agit à présent d’aider les « rebelles syriens modérés », après avoir aidé avec les monarchies du Golfe une opposition syrienne comprenant toute une série de milices islamistes, dont l’EI. Ces prétendus « modérés » sont en réalité eux-mêmes dirigés par des islamistes concurrents de l’EI, comme l’alliance baptisée Front Islamique, fortement liée au groupe djihadiste Al-Nosra. Ces groupes islamistes issus d’Al-Qaida essaient de se différencier de l’EI, qui les a défaits militairement, et s’entraînent désormais en Arabie saoudite. En résumé, l’Occident est à nouveau en train d’armer des islamistes contre d’autres islamistes, en espérant servir ainsi ses intérêts géostratégiques et abattre le régime d’elAssad. La radicalisation successive des groupes instrumentalisés n’est qu’une affaire de temps. La personnalité autoritaire est le profil commun entre le fascisme et l’islamisme. Dans les deux cas, il s’agit de se soumettre à un destin inamovible, atemporel, dans les deux cas la haine de celui qui ne se soumet pas (l’infidèle, le chômeur, le marginal, le librepenseur) exprime la souffrance de celui qui a décidé de se soumettre mais ne veut pas avouer que son fétichisme consenti le mutile, dans les deux cas (le lecteur est renvoyé à Psychologie de masse du fascisme de Wilhelm Reich). Les nombreuses et terribles exactions sexuelles au Proche-Orient en sont un exemple pesant. Une vie sexuelle libre y est aussi impossible que la fondation d’une famille tant la misère l’interdit. En même temps, l’imposition du voile et d’autres rituels aux femmes traduit l’échec complet des tentatives d’occidentalisation de ces pays. Rappel de la théorie de l’Abspaltung et du fait que la dégradation capitaliste de l’ordre patriarcal et agricole, qui avait pris des siècles en Europe, se présente brutalement dans les pays arabes et y engendre une peur terrible des femmes, et donc une haine décuplée contre elles. Les autres points sont identiques avec l’article précédent.

      Notes :

      [1] http://www.konicz.info/?p=2929

      [2] http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=aktuelles&index=9&posnr=622

      [3] [1. L’expansion par la conquête est une constante dans l’histoire, à commencer par la guerre menée par le Prophète aux débuts de l’Islam. De même, la guerre a toujours été une entreprise rationnelle et son succès dépend largement de cette qualité. Ce n’est donc pas en cela que l’EI se singularise forcément. Note des Amis de Némésis]

      [4] [2. Samuel Laurent, dans son livre hâtivement concocté L’Etat islamique, s’étend à juste titre sur la présence massive de l’Etat islamique sur les réseaux sociaux, Twitter et Facebook, qui leur assure une visibilité mondiale, mais ne mentionne même pas la publication des bilans « al-Naba ». Note des Amis de Némésis]

      [5] [3. Chiffres qui pour l’occasion semblent assez ridicules. Note des Amis de Némésis]

      [6] [4. Cette différence semble moins évidente que cela : d’une part l’EI ne se livre à ses horribles destructions que pour mieux accumuler et dominer des pays à exploiter, tout comme l’avait fait le nazisme, et d’autre part sa mainmise sur les ressources (notamment pétrolières) peut très bien produire un return on equity, direct ou indirect, pour ses commanditaires et sponsors. Note des Amis de Némésis]

      [7] [5. Ce qui est sûr, c’est que dans les deux cas, ces massacres génocidaires ont effectivement lieu et sont proclamés comme des objectifs supérieurs à tout le reste : les deux aspects paraissant du coup parfaitement cohérents ; il n’en reste pas moins que, 4 dans un cas comme dans l’autre, ces massacres répondent au souci de s’accaparer les richesses des étrangers ainsi dépossédés (les juifs étant considérés comme des étrangers de l’intérieur) et la « politique » nazie (ou islamiste) traduisant ainsi une « économie » de pillage. Note des Amis de Némésis]

      [8] [6. La formule reste elliptique. Nous supposons qu’il s’agit d’une récession à l’échelle mondiale de la socialisation par le travail, à laquelle répondent des formes de socialisation barbares. Dans ce cas, la formule s’applique aussi bien aux pays condamnés à une guerre civile ininterrompue, comme l’Iraq, la Syrie, la Libye, le Liban, l’Afghanistan, le Yémen, et aux zones « de non-droit » dans les pays occidentaux. Note des Amis de Némésis]

      [9] [7. Cette nouvelle armée en expansion permanente, prête à exécuter les basses œuvres un peu partout où ses chefs, connus ou cachés, lui disent d’aller semer la destruction, est dirigée comme on sait par un certain Abou Bakr al-Baghdadi, de son vrai nom Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri, natif de Samarra (d’autres sources disent Fallujah ou Diyala) en Iraq. Selon certaines sources (Samuel Laurent, op. cit., Seuil 2014, p. 121 à 124), qui sont contredites par d’autres, lui ainsi que l’Etat-Major qui l’entoure (une dizaine d’hommes), aurait été faits prisonniers par les Américains en 2004, en raison de nombreux crimes déjà commis à cette époque. Ce qui leur était reproché justifiait donc de très longues périodes de détention. Or, ces hommes auraient tous été libérés en bloc quelques mois plus tard, sans aucun motif visible. Donc, avec des motifs invisibles. De là à imaginer que se répète ici la politique secrète et absurde qui avait déjà présidé à la création d’Al-Qaida, il n’y a pas très loin : mettre en place des organisations criminelles pour les utiliser contre un ennemi commun (à l’époque les Soviétiques en Afghanistan, aujourd’hui les régimes iranien, iraquien et syrien) et pour s’assurer d’une main mise directe sur les champs pétrolifères. Laisser une armée de criminels détruire des pays entiers en se disant que le moment venu, on les remettra dans leur boîte. Pour d’autres sources, comme Wikipedia, les dates ne sont pas les mêmes – arrestation en 2005 et libération en 2009 – et il est avancé qu’al-Baghdadi aurait été arrêté par erreur, et donc relâché sans problème au bout de quatre ans. Note des Amis de Némésis

    • @souriyam en français, c’est surtout Jappe du coup, donc il y a Les aventures de la marchandise, en 2003. Je ne crois pas qu’il y ait de brochure plus courte avec uniquement les trucs de base, sans rentrer dans les détails. @ktche une idée d’un ouvrage ?

      M’est-avis que les participants aux groupes de critique de la valeur feraient bien de s’associer avec des spécialistes de l’éducation populaire, pour vulgariser les théories dans un langage commun, avec des exemples, des schémas, ou que sais-je encore…

    • M’est-avis que les participants aux groupes de critique de la valeur feraient bien de s’associer avec des spécialistes de l’éducation populaire, pour vulgariser les théories dans un langage commun, avec des exemples, des schémas, ou que sais-je encore…

      Oui surtout Clément :-p

  • Pourquoi l’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion, par Norbert Trenkle
    http://www.palim-psao.fr/2015/05/pourquoi-l-islamisme-ne-peut-pas-etre-explique-a-partir-de-la-religion-pa

    Face à la terreur islamiste, il faut donc se poser la question, non pas de ce que cela à voir avec « l’islam », mais de savoir pourquoi, parmi tous les religionnismes qui ont éclos et grandi au cours des dernières décennies, l’islamisme a pris la forme particulièrement agressive face aux dites valeurs occidentales et pourquoi il a fait émerger une aile terroriste aussi puissante. On ne pourra trouver une réponse à cette question que si nous l’arrachons au ciel des spéculations théologiques fumeuses pour la ramener sur le terrain de l’analyse et de la critique sociale, et si nous étudions de plus près les conditions politiques et sociales spécifiques qui ont favorisé la naissance et le déploiement de l’islamisme.

    #religion #religionnisme #islamisme #islam #identité #capitalisme #critique_sociale #Krisis #Norbert_Trenkle