• #Allemagne, une hégémonie fortuite, par Wolfgang Streeck (mai 2015)
    http://www.monde-diplomatique.fr/2015/05/STREECK/52917

    Après guerre, la République fédérale d’Allemagne n’a jamais nourri le projet de régir l’Europe. Tous ses responsables politiques, de quelque bord qu’ils soient, pensaient que leur pays avait un problème fondamental vis-à-vis de ses voisins : il était trop grand pour susciter l’amour et trop petit pour inspirer la crainte. Il lui fallait donc se fondre dans une entité européenne plus vaste, qu’il dirigerait de concert avec d’autres nations comme la France. Tant que l’Allemagne disposait d’un accès sûr aux marchés étrangers, tant qu’elle pouvait s’approvisionner en matières premières et exporter ses produits manufacturés, elle ne se souciait guère d’acquérir une place sur la scène internationale. L’intégrité du cocon européen revêtait une telle importance aux yeux du chancelier Helmut Kohl (1982-1998) qu’il s’empressait, chaque fois que des frictions se produisaient entre partenaires, de fournir les moyens matériels pour sauver l’unité européenne, ou du moins son apparence.

    Le gouvernement de Mme Angela Merkel doit aujourd’hui faire face à une tout autre situation. Sept ans après le début d’une crise financière dont on ne voit toujours pas la fin, tous les pays d’Europe et même au-delà se tournent vers l’Allemagne pour qu’elle trouve une solution, et, bien souvent, une solution à la Kohl. Or les problèmes actuels sont bien trop lourds pour qu’elle les résolve en mettant la main à la poche. La différence entre Mme Merkel et son prédécesseur n’est pas que la première aspire à devenir la Führerin de l’Europe : c’est que l’époque l’oblige, qu’elle le veuille ou non, à sortir des coulisses pour occuper le devant de la scène européenne. [#st]

    http://zinc.mondediplo.net/messages/4513 via Le Monde diplomatique

    • lmd 2015

      [...]

      L’#euro était, dans sa conception même, une construction contradictoire. La France et d’autres pays européens, comme l’Italie, ne supportaient plus de devoir se plier à la rigueur monétaire imposée par la #Bundesbank, qui fonctionnait de facto comme la banque centrale de l’#Europe. Avec la création d’une authentique Banque centrale européenne (#BCE), ils espéraient reconquérir en partie leur souveraineté monétaire : l’assouplissement de la politique monétaire et la rupture avec l’obsession de la stabilité permettraient d’atteindre des objectifs politiques comme le plein-emploi. En même temps, le président François Mitterrand et son ministre des finances, M. Jacques Delors, mais aussi la Banque d’Italie, voulaient un régime monétaire plus rigoureux pour porter un coup sévère à leurs partis communistes et à leurs syndicats : en rendant impossibles les dévaluations externes, ils contraindraient la gauche à renoncer à ses ambitions politiques et économiques.

      En #Allemagne, la Bundesbank et le milieu économique — dominé par des ordolibéraux et des adversaires du keynésianisme — étaient absolument opposés à l’union monétaire, craignant qu’elle ne mette en cause la « culture de la stabilité » de leur pays. Helmut Kohl lui-même aurait préféré qu’une union politique soit mise en place avant la monnaie unique. Mais comme ses partenaires européens ne l’entendaient pas ainsi, et pour ne pas mettre en péril l’unification allemande, le chancelier accepta cette solution, dans l’espoir que l’union politique en découlerait plus tard. Dans son propre camp politique, des acteurs de poids hésitaient à le suivre ; pour vaincre leurs résistances, il leur assura que le régime monétaire commun aurait pour modèle l’Allemagne et sa Bundesbank.

      Le gouvernement allemand promut l’euro auprès de son électorat en le disant « aussi stable que le mark ». Comme les partenaires de l’Allemagne avaient besoin d’une solution, ils signèrent le traité, espérant sans doute que les réalités économiques obligeraient à l’amender. Mais, dans les années 1990, les différents pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (#OCDE), Etats-Unis en tête, s’accordaient sur l’objectif de consolidation budgétaire, dans un contexte de financiarisation et de transition vers un régime monétaire néolibéral. L’esprit de l’époque était à la limitation de l’endettement public à 60 % du produit intérieur brut (PIB) et des déficits publics à 3 %. De toute façon, les marchés financiers auraient regardé avec méfiance tout pays refusant de s’aligner.

      Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui, avec les Pays-Bas, l’Autriche ou la Finlande, récolte les bénéfices de l’#UEM. N’oublions pas, toutefois, que ce succès remonte seulement à l’effondrement financier de 2008. Car, dans les années qui suivirent son entrée en vigueur, l’Allemagne fut le « malade de l’Europe », en grande partie à cause de l’union monétaire. Le taux d’intérêt unique fixé par la BCE en tenant compte de la situation économique de l’ensemble des Etats membres était trop élevé pour l’économie politique allemande, fondée sur un faible niveau d’inflation. Des syndicats combatifs auraient pu tenter d’imposer des augmentations de salaire ; mais, dans un pays aussi industrialisé et dépendant des exportations, cette solution aurait entraîné une baisse des exportations et, dans un contexte de forte volatilité des capitaux, des délocalisations. Voilà qui explique la modération salariale des syndicats allemands depuis le début des années 2000, qui semble si mystérieuse à nombre d’observateurs extérieurs.

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