Visite guidée. Alarmes infra-rouge anti-intrusions. Entrée dans les locaux par lecteur d’empreinte digitale avec le malheureux avertissement de la CNIL dans le corridor. Le même dispositif sépare deux zones à l’intérieur même de l’entreprise. Caméras de surveillance à foison. Locaux aseptisé. Propreté clinique. Port de la blouse obligatoire. Disposition du parc de machines - outils de façon à rendre impossible tout échange verbal à distance. Ça, c’est pour les 60 autres pitres qui investissent les lieux quotidiennement.
En ce qui me concerne, j’ai accès - malheureusement - au joyau, au nec plus ultra : la cellule (on ne rigole pas, c’est ainsi que se dénomme l’endroit au sein de l’atelier). Le grillage est là pour en
attester. De l’autre coté de la grille, la machine : le robot de marque Fanuc (dont le cours des actions en bourse ne cesse d’exploser). De part et d’autre du robot deux centres de fraisage à « alimenter » en pièces. Pour stocker les pièces enattente d’usinage, deux magasins. Pour mettre les pièces dans le magasin, on les fixe sur des palettes. Lesquelles palettes sont « robotentionnées » jusqu’aux machines.
Et pour connaître la position exacte des pièces afin qu’elles soient usinées, les palettes doivent passer sur un banc de palpage pour en faire le pré-réglage. Pour superviser le tout, gérer le flux de production, un attirail informatique hors du commun est à disposition. Aucune erreur possible, chaque intervenant peut contrôler les autres ; chaque « bug », pouvant arriver à n’importe quel moment, retarde irrémédiablement le déroulé de la journée de façon dramatique. Le tout avec des séquences de travail (préparation des pièces, palpage, ajout de programmes dans le logiciel dédié, usinage, recherche et montage d’outils) très rapides, de l’ordre de quelques secondes à quelques minutes et avec des cotes très précises à tenir (de l’ordre de 0.01mm, parfois moins).
Alors que le climat interdit implicitement de sourire, espérer échanger un mot est vain.
Au bout d’un moment, l’ouvrier, le technicien ne se sent pas seulement esclave mais bel et bien partie intégrante du dispositif technico-informatique. L’humain n’existe plus. Les ordres semblent tomber du ciel (il y aurait un « on » qui a décidé de quelque chose) et le terme « urgent » se décline entre « très urgent » et « très très très très très urgent ». Le travail en binôme est un cauchemar car les consignes ressemblent à des injonctions et à des ordres militaires. Le bruit ambiant n’aide pas la communication orale et la rapidité de l’exécution multiplie le stress. Il faut venir voir (de préférence le vendredi vers 15h) dans quel état psychique se trouve l’ouvrier chargé du lancement de la production pour le week-end. Comme le flux ne doit être arrêté sous aucun prétexte : travailler de 7h30 à 16h30 (en théorie, plus souvent 17h ou 17h30) n’est pas suffisant. La nuit, la machine et le robot bossent, eux. D’où la cerise sur le gâteau : un Blackberry - fourni par l’entreprise - est là en cas de « plantage ». Un système d’alarme à distance permet au Blackberry d’émettre une jolie sonnerie auprès de l’employé alors « en astreinte » (une semaine sur trois !). Qui gagne le droit de retourner à l’usine jusqu’à 20h pour remettre en route le dispositif sans savoir s’il en aura pour 15 minutes ou trois heures. Et même le week-end. À ce stade, l’ouvrier n’est plus esclave, il n’est plus humain, il n’est peut-être même plus animal ni vivant mais simple particule. Comme une particule d’ADN permettant à l’entreprise de vivre.