• Tutos partout, santé publique nulle part !


    Quel point commun entre apprendre à coudre son propre masque sur Internet, aider à l’accueil des migrants ou donner au Téléthon ? C’est le règne du « do it yourself », qui révèle l’incurie de l’Etat.

    Vous avez remarqué ? Ils sont partout. Les « tutos ». A chaque moment de la crise et du confinement. Tutos partout et masques, surblouses, respirateurs nulle part. D’abord, il y eut le « comment se laver les mains ». Et ses variations infinies : étatiques, musicales, illustrées, dessinées, en réalité augmentée, décalées.

    Puis vînt le temps du « comment fabriquer des masques ». Avec ou sans élastique, avec ou sans couture, avec ou sans tissu. Des tutos délivrés par tout ce que l’humanité compte de diversité : femmes de ménage mexicaines, couturières espagnoles, adolescentes youtubeuses beauté, médecin chef des armées, ancien soldat des forces spéciales, survivalistes ayant enfin trouvé l’utilité sociale qu’ils briguaient.

    Nous entrons désormais dans le temps où s’avancent en cohorte les « comment laver son masque ». En tissu. A 60 degrés. Avec de vieux draps. Sans avoir besoin de faire une machine à laver pour trois masques toutes les quatre heures. Avec un fer à repasser. Au savon de Marseille. Au vinaigre blanc. Sans détériorer les fibres. Chaque étape est un vertige. Chaque question un abîme. Chaque vertige et chaque abîme conduisant à d’autres tutos, forums et pages Wikipédia (au mieux) ou Doctissimo (au pire). Sur les tutos toujours à tâtons, nous avançons.

    Face à ces tutos du « démerdez-vous braves gens » se dressent à l’opposé, les postures dominantes du « laissez-nous faire et ayez confiance » dès qu’il s’agit de techno-surveillance ou de solutionnisme bon teint masquant opportunément les carences de l’Etat.

    Notre société a vu depuis longtemps émerger la figure du hacker, qui est aussi celle du maker. Makers qui sont d’ailleurs bien plus anciens sociologiquement et techniquement que les hackers (qui sont liés à la contemporanéité de l’informatique), puisque les makers, eux, renvoient aussi à « l’ouvriérisation » de l’agir social et technique précédant le fordisme et la première révolution industrielle ; un temps où chaque foyer comportait ses makers détenteurs de savoirs opérationnels aujourd’hui souvent générationnellement oubliés ou délaissés : couture, tricot, jardinage, et tant d’autres. Tant de savoirs transmis hier par héritage social et aujourd’hui par tutoriel capital.

    Une société de makers donc. Et l’avènement concomitant du Do It Yourself. Le DIY – prononcez « Di aïe waï ». Et sa question souvent oubliée ou refusant d’être frontalement posée : Do It ? Why ? Le faire ? Nous-mêmes ? Pourquoi ?

    Faites-le vous-mêmes : secourir des migrants en Méditerranée

    Pourquoi se retrouve-t-on dans la situation d’accepter de faire nous-mêmes, dans l’urgence, ce que d’autres auraient dû faire pour nous dans la prévoyance ? D’autres que nous finançons par nos impôts, par exemple. D’autres qui pourraient l’être par une politique fiscale plus juste et redistributive, autre exemple.

    Car le DIY, le « faites-le vous-mêmes », dépasse naturellement le seul cadre du bricolage pour s’étendre, dans nos Etats libéraux, à des secteurs entiers de l’accompagnement social et humanitaire : pensons ici aux associations seules en charge de l’accueil des migrants, pensons ici aux Restos du cœur, pensons ici à tout ce que faute de le « faire » nous-mêmes nous « finançons » nous-mêmes : du Téléthon aux innombrables appels aux dons se substituant à des financements publics pérennes et à des choix budgétaires impensés ou impensables pour la doxa libérale.

    Faites-le vous-mêmes. Secourir des migrants en Méditerranée. Faites-le vous-mêmes. Loger des exilés mineurs à la rue. Faites-le vous-mêmes. Offrir des repas chauds à des gens dans la misère. Faites-le vous-mêmes. Financer la recherche publique sur les maladies génétiques. Faites-le vous-mêmes.

    Alors nous l’avons fait. Certains en tout cas. Et c’est pour cela que ce monde a tenu et tient encore. Le courage et l’humanité de quelques-uns permettent à tous les autres de ne pas se vomir au visage en se croisant dans un miroir.

    Le chef de la start-up nation aime d’ailleurs à le rappeler avec son ton compassé de mauvais acteur de théâtre : « Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour le pays. » Et faites-le vous-mêmes. Mais qu’a fait le pays pour les témoignages incessants, insistants, invitants, des soignants, des enseignants, des avocats et de tant d’autres ?

    Le tutoriel comme injonction politique

    Pour taire ces questions, il n’y a que cette musique lancinante : demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour le pays. Lavez-vous les mains. Fabriquez des masques. Lavez vos masques. Recommencez.

    Le tutoriel comme injonction politique. Puisqu’il y en a, des tutoriels, alors qu’attendez-vous pour vous mettre au travail ? Et le DIY comme politique de santé publique. Fabriquez vos masques, vos respirateurs. Et demain vos lits d’hôpitaux et vos médicaments. Nous sommes passés à deux doigts d’un tuto chloroquine aux effets dévastateurs.

    Il est bien sûr des initiatives remarquables. Chacun en connaît dans son environnement proche. A La Roche-sur-Yon, des bénévoles fabriquent et assemblent chaque jour des visières imprimées en 3D dans le fablab local. A Nantes, des équipes de chercheurs issus du monde de la robotique et de la santé, alliées à des entrepreneurs, des industriels et des agences gouvernementales, ont développé en quelques semaines un projet remarquable de respirateur artificiel à bas coût et open source : le Makair. Des actions et des projets littéralement vitaux. Car, sans ces gens-là, d’autres seraient morts aujourd’hui et d’autres mourraient demain.

    Mais cette réalité même interroge. Non pour en dénigrer les acteurs. Ni même pour opportunément en faire le prétexte à une stigmatisation des manquements de l’Etat. Cette réalité interroge car cette réalité s’installe. Et s’installant, elle nous installe aussi dans la croyance que l’incurie manifeste d’un Etat pourrait être compensée par les efforts de chacun. Et que cela suffirait à résoudre le nœud gordien du manque « d’argent magique » et du « quoiqu’il en coûte ». Cette idée est aussi toxique que celle affirmant que l’Etat peut tout. L’Etat ne peut pas tout. Nous ne le pouvons pas non plus. Mais au-delà de l’Etat et des citoyens qui en sont à la fois et le grain et l’ivraie, il est des politiques. De santé publique notamment. D’accès aux soins. De prise en charge des plus faibles. De droit au logement. Et tant d’autres.

    Pour ces politiques-là, et pour celles et ceux qui en sont actuellement les garants gouvernementaux, l’environnement linguistico-managérial de « l’Etat plateforme » et de la « start-up nation » légitiment un ensemble de dérives des fonctions sociales premières de l’altruisme qui devient un simple Do It Yourself mais For Others. Fais-le toi-même pour les autres. Injonction aussi commode qu’à tiroirs. Car ce Do It Yourself For Others est une énième forme de techno-exploitation : des formes classiques du digital labor (qui est un « faites-le vous-même à la place de l’algorithme ») aux formes circonstancielles visant à pallier l’incurie des Etats et des politiques de santé publique comme avec ces couturières (des femmes, encore…) se réunissant en collectif (« Bas les masques ») pour dénoncer le systématisme des demandes de bénévolat qui leur sont adressées.

    C’est la suite logique et surtout tragique du discours macronien des vœux à la jeunesse, du « demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour le pays ». Une suite non dite parce qu’indicible publiquement. Mais que chacun comprend, entend, et intègre par résignation, pas assimilation, par contagion, par imposition de la main invisible du marché libéral, la main du capitalisme qui, quoiqu’il en coûte, reverse aux actionnaires leur quote-part d’argent magique : « demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour le pays ». Et si vous ne faites rien, alors ne venez surtout pas vous plaindre. Mais il est des plaintes légitimes. Continuons de les faire entendre.

    Olivier Ertzscheid enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes

    https://www.liberation.fr/debats/2020/05/03/tutos-partout-sante-publique-nulle-part_1786984