• « On a vécu une tragédie » : pourquoi les Ehpad payent un si lourd tribut à l’épidémie due au coronavirus
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/06/on-a-vecu-une-tragedie-pourquoi-les-ehpad-payent-un-lourd-tribut-a-l-epidemi

    Plus de 12 700 résidents sont morts du Covid-19. « Le Monde » a enquêté sur les dessous de cette tragédie, résultat d’un manque de masques et de tests disponibles.

    Depuis le début l’épidémie, plus de la moitié des 25 531 victimes du Covid-19 vivaient en maison de retraite. Au total, quelque 12 769 résidents en Etablissements pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) sont morts depuis le 1er mars, selon le dernier bilan de Santé publique France. Parmi eux, 3 298 sont décédés à l’hôpital.

    Alors que les portes de leurs établissements s’ouvrent de nouveau aux familles, directeurs, soignants, médecins estiment avoir mené « une guerre sans arme », sur « un front sous-estimé » par le gouvernement avec des « directives ministérielles peu claires, inadaptées » et « corrigées » trop tard. Pour ces sentinelles du grand âge, des vies auraient pu être épargnées. « On a vécu une tragédie » , s’afflige Malika Belarbi, déléguée nationale CGT et aide-soignante dans les Hauts-de-Seine.

    Alors que les premières plaintes en justice de proches de résidents décédés visent l’Etat mais aussi des Ehpad privés lucratifs, « il n’est pas question que l’on paye l’addition pour tout le monde », prévient Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa). De bonne guerre ; elle braque les projeteurs sur les tutelles.
    « Force est de constater que quand Olivier Véran [ministre des solidarités et de la santé] a repris nombre de nos demandes, l’administration a déroulé derrière. Mais on a perdu un mois et demi. Un retard à l’allumage sans lequel, affirme-t-elle, on peut penser qu’il y aurait eu moins de morts. »

    Le secteur des Ehpad privés non lucratifs est tout aussi sévère contre l’exécutif. « Il y a eu un retard coupable de la prise en compte de la situation dans les Ehpad », lance Marie-Sophie Desaulle, présidente de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés (Fehap). Le gouvernement n’est toutefois pas le seul fautif, à ses yeux : « A chaque crise sanitaire, la France a pour réflexe de protéger la filière des soins, donc l’hôpital. A l’inverse, les pays nordiques, de culture anglo-saxonne, l’Allemagne notamment, prennent d’abord en compte la situation des personnes vulnérables. »

    Au sein de l’Etat, « la gestion de crise s’est faite, comme souvent en pareilles circonstances, de façon séquencée, observe l’ancienne secrétaire d’Etat, aujourd’hui présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, Marie-Anne Montchamp. La surchauffe à l’hôpital a fait qu’on a manqué de cerveau disponible pour piloter les Ehpad sans, pour autant, laisser suffisamment la capacité aux acteurs de s’organiser sur le terrain ».

    Au ministère de la santé, on préfère voir dans ces mises en cause un « jeu d’acteurs » et l’on balaie les reproches. « Il n’y a eu aucun décalage entre la gestion de la crise à l’hôpital et dans les Ehpad. Elles ont été menées en même temps. La prise de conscience des problèmes a été simultanée. C’est irréfutable ! » , riposte-t-on dans l’entourage d’Olivier Véran. Preuve en est que « beaucoup de décisions ont été prises début mars pour le secteur médicosocial » : les visites en Ehpad ont ainsi été interdites dès le 6 mars, bien avant le confinement national.

    L’Etat a beau réfuter tout manquement, les Ehpad n’en ont pas moins livré bataille à armes inégales selon les territoires, notamment en Bourgogne-Franche-Comté et dans le Grand Est. Si le virus a décimé plus de résidents à l’est qu’à l’ouest, le Covid-19 est entré partout : pas moins de 66 % des établissements ont déclaré un cas de contamination. Ouvrir la boîte noire de cette catastrophe permet d’en mesurer les ressorts.

    Des carences en masques

    Ce premier constat est unanime. Le manque de masques a conduit les soignants à transmettre le virus à des résidents qui l’ont payé de leur vie. La peur de la pénurie à tous les étages – au niveau de l’Etat, des Agences régionales de santé (ARS) et des directeurs d’Ehpad – a, de fait, conduit à un engrenage funeste.
    Depuis le début, assure le ministère, les Ehpad ont été « prioritaires ». Pourtant, la distribution de masques à large échelle n’a démarré que le 22 mars. Entre-temps, malgré un approvisionnement au gré des demandes, les Ehpad ont manqué de visibilité sur l’accès à de nouveaux stocks.

    L’Etat ayant réquisitionné la production nationale et les importations de masques jusqu’au 21 mars, il leur était quasi impossible de s’en procurer sur le marché. La peur du manque s’est répandue. Des directeurs les ont distribués au compte-gouttes. D’autant que protocole du ministère les y encourageait puisqu’il préconisait le port de masques en cas de Covid avéré ou suspecté. Et non de manière préventive. Certains directeurs ont même été jusqu’à les mettre sous clé.

    Le 22 mars, Olivier Véran annonce la distribution de 500 000 masques par jour. Dès lors, la doctrine évolue : tout Ehpad devra recevoir des masques à raison de deux par résident, « même s’il n’a pas de cas de Covid », précise le ministère.

    Malgré de multiples consignes envoyées aux ARS pour clarifier la ligne auprès des Ehpad, « un cafouillage » sur les règles de distribution a perduré, selon un acteur le dossier. Aide-soignante dans un Ehpad associatif à Montreuil, Maya (le prénom a été modifié) a vécu des situations qui l’ont révoltée : « J’ai vu des collègues, faute de masque et de surblouse, refuser de rentrer dans les chambres de malades du Covid. Des résidents sont alors restés sans médicament et sans manger. Les infirmières n’ont pas voulu aller non plus à leur chevet pour leur prodiguer leur traitement. Certaines avaient pourtant accès aux masques, contrairement aux soignants. »

    « Il y a eu une sous-estimation initiale des besoins des Ehpad parce que l’attention des pouvoirs publics a été concentrée uniquement sur ce qui se passait en réanimation, confirme Marc Bourquin, conseiller stratégique de la Fédération hospitalière de France (FHF). On peut le comprendre mais c’était une erreur, la suite l’a prouvée. Ce n’est pas faute d’avoir alerté sur la nécessité de traiter les Ehpad comme on a traité l’hôpital. »

    Un manque de tests

    A Chichilianne en Isère, le maire a déposé un bouquet de jonquilles sur la tombe de Georges Joubert au début du printemps. Le médecin urgentiste, venu pour tenter de réanimer l’ancien enseignant, dans sa chambre à la maison de retraite à Marseille, a obtenu qu’il soit testé in extremis, raconte sa fille, Catherine Duba Joubert. « Il l’a été sur son lit de mort alors que je demandais depuis des jours à la direction de l’établissement qu’il soit dépisté. » Le résultat indiquant qu’il était porteur du Covid-19 est arrivé après son décès… « Un test réalisé plus tôt aurait permis qu’il soit soigné », soupire celle qui a enterré son père le 8 avril au pied du mont Aiguille.

    Au sujet des tests, la critique des acteurs est presque aussi virulente. La ligne initiale du ministère a d’abord été restrictive : à partir de trois cas testés positif en Ehpad, il leur a été recommandé de cesser le dépistage, considérant que le foyer infectieux était identifié. Quand, le 30 mars, le Conseil scientifique chargé du suivi de l’épidémie indique « que les nouvelles capacités de tests diagnostiques devraient être prioritairement orientées vers les établissements médico-sociaux » , rappelle le ministère, il a « été alors décidé de flécher une immense majorité de ces nouvelles capacités de tests vers les Ehpad » .

    La doctrine a failli être fatale pour Jeanne Simon. Sur la foi d’une petite fièvre, cette résidente d’un Ehpad privé à Marseille a été placée dans l’aile des résidents qui montraient des symptômes du Covid. Trois tests consécutifs ont établi après coup qu’elle n’avait pas contracté la maladie. Jeanne a retrouvé sa chambre mais, regroupée une dizaine de jours avec des malades, elle a couru le risque d’être contaminée faute de test préalable.

    Comme la fille de Georges Joubert, Marina ne peut s’empêcher de penser que son père aurait pu être sauvé s’il avait été testé plus tôt. En convalescence dans un établissement privé à Sartrouville (Yvelines), « mon père n’a été testé que parce que l’hôpital où il devait être transféré a exigé qu’il le soit » . C’est seulement au lendemain de son décès que le test a révélé qu’il était positif.

    Certains Ehpad et quelques ARS se sont toutefois affranchis de la consigne des « trois tests maximum » pour dépister largement les résidents avant le 6 avril. L’ARS de la Nouvelle-Aquitaine a initié dès la fin mars un dépistage systématique des résidents et des personnels de tous les Ehpad dès la première suspicion de Covid. En Provence-Alpes-Côté d’Azur, le dépistage généralisé des résidents de l’Ehpad de Mauguio (Hérault) a permis de détecter des symptômes de la maladie jusque-là inconnus (diarrhée, chutes).

    Une prise en charge à l’hôpital inégale

    Tous les Ehpad touchés par le Covid ont été confrontés à la difficulté de la prise en charge des malades. D’une région à l’autre, les chances de pouvoir les hospitaliser quand leur état le permettait ont été très inégales. En Bourgogne-Franche-Comté, « nous avons eu beaucoup de refus de transferts de la part du SAMU ou des hôpitaux au début de la crise » , rapporte la patronne du Synerpa.

    Des refus liés à la saturation des hôpitaux, mais qui ont « été une perte de chance pour certains résidents, poursuit Mme Arnaiz-Maumé. Il a fallu attendre le 23 mars pour que le ministère installe une ligne directe permettant aux Ehpad de joindre le SAMU sans composer le 15, trop souvent saturé. » A partir de fin mars, rappelle de son côté le ministère, des lits ont été mis à disposition des Ehpad dans des hôpitaux de proximité.

    « Les chiffres montrent que les personnes âgées et même très âgées ont été, au final, très nombreuses à avoir été hospitalisées », fait-on valoir dans l’entourage d’Olivier Véran. De fait, un peu plus de 43 % des personnes hospitalisées pour Covid ont plus de 80 ans. Avec toutefois d’importants écarts régionaux. En Ile-de-France, 20 % des résidents d’Ehpad victimes du Covid sont morts à l’hôpital. Soit 1 000 sur environ 5 000, depuis le 1er mars. Dans les Hauts-de-France, ils sont environ 40 %.

    Un modèle à revoir

    La crise a aussi révélé les forces et des faiblesses des Ehpad. « Les établissements intégrés dans les filières gériatriques , relève M. Bourquin de la FHF, ont pu bénéficier de moyens supplémentaires : équipes mobiles de gériatrie, appel à des personnels hospitaliers, télé-expertise. »

    A l’inverse, un grand nombre d’Ehpad n’étaient pas préparés au choc. C’est le cas de petites structures communales démunies de tout matériel médical. Une partie de leurs résidents auraient eu sans doute plus de chances d’être sauvés s’ils avaient disposé d’appareil à oxygène mural, mais aussi d’aides-soignants ou de médecins généralistes alentours prêts à venir en renfort. « Ce constat ne fait qu’accréditer l’idée qu’il faut renforcer les liens des Ehpad avec l’ensemble des hôpitaux publics sur une même zone » , affirme M. Bourquin.

    Le bilan humain de la pandémie « surligne qu’on ne peut plus reproduire le modèle de l’Ehpad tel qu’il existe aujourd’hui » , abonde Jérôme Guedj, ex-député (PS) de l’Essonnne, missionné par Olivier Véran sur la protection des plus âgés pendant la crise.
    D’ores et déjà, à marche forcée, en traversant la tourmente, les Ehpad ont dû acquérir de nouveaux réflexes. « Nous avons fortement avancé, en quelques semaines, dans le traitement de difficultés que l’on essayait de surmonter depuis des années », se félicite l’entourage du ministre de la santé. La présence médicale a été renforcée, la téléconsultation déployée, des solutions de renforts en personnels ont été trouvées.

    La perspective du déconfinement et des effets du dépistage massif dans les Ehpad donnent toutefois déjà des sueurs froides à l’équipe d’Olivier Véran. Où trouver les nouveaux bénévoles qui suppléeront les soignants dépistés malades du Covid, qui ne pourront plus travailler ? Jérôme Guedj suggère la création d’une « réserve de volontaires pour le secteur médicosocial » que les départements, au titre du grand âge dans leurs compétences, pourraient organiser. « Certains ont été proactifs pendant la crise. Mais la plupart ont raté le coche » , assène l’ancien élu.

    Entre l’Etat et les départements qui cofinancent les Ehpad, un autre dossier brûlant est sur la table. Les Ehpad réclament plusieurs centaines de millions d’euros, « d’ici à l’été » , pour compenser leurs dépenses majorées par la crise et le manque à gagner du fait de l’arrêt des admissions. Emmanuel Maron a promis une prime pour tous les soignants. Les négociations commencent à peine pour savoir ce que chacun mettra de sa poche.

    #Ehpad

    • Ehpad : dans quelles conditions sont morts les résidents atteints du Covid-19 ?
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      La plupart des personnes âgées emportées par la maladie n’ont pas connu de détresse respiratoire aiguë, assurent les soignants. Mais il a été globalement compliqué de mettre en œuvre les soins palliatifs.
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      Comment sont-ils morts ? Ont-ils été accompagnés aux derniers moments de leur vie ? Ont-ils bénéficié de soins antidouleur lorsqu’ils en avaient besoin ? Telles sont les questions, lancinantes, que se posent les familles de ceux – et ils sont des milliers – auxquels le Covid-19, ces dernières semaines, a ôté la vie dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) où ils résidaient. Sans que leurs proches, le plus souvent, puissent venir leur dire adieu, ni même assister à leur mise en bière.

      Dans leur infortune, ces établissements ont eu une chance : la première vague de l’épidémie est survenue dans le Grand-Est, région plutôt bien dotée en matière de prise en charge du grand âge et d’organisation des soins palliatifs. Présent dans le Haut-Rhin dès début mars, le coronavirus atteint rapidement le Bas-Rhin. Le 15 mars, la barre du millier de cas déclarés est franchie dans le Grand-Est. Les hôpitaux sont au bord de la saturation. Dans les Ehpad, les premiers décès surviennent.
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      « Dès ce moment-là, notre ARS [agence régionale de santé] nous a saisis pour répondre à la crainte que les résidents développent des symptômes insupportables et que personne ne s’en occupe », relate Véronique Legrain, médecin au Réseau alsacien de soins palliatifs. Très vite, cette structure de coordination appelle la dizaine d’équipes mobiles de soins palliatifs du territoire pour que chacune signale aux médecins coordinateurs des Ehpad de son secteur qu’elle est à leur disposition.

      Le réseau établit une liste de médicaments et de matériels nécessaires, puis propose un « protocole simplifié pour la prise en charge symptomatique de la dyspnée sans intention de sédation et de la détresse respiratoire avec sédation profonde chez un patient âgé “Covid +” en Ehpad » – protocole qui sera par la suite amplement relayé sur tout le territoire français. Enfin, il organise une astreinte d’infirmières libérales susceptibles de venir en renfort, la nuit, dans les Ehpad. A partir du 30 mars, une astreinte téléphonique avec numéro vert est mise en place, pour laquelle gériatres et experts en soins palliatifs se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept pour répondre aux sollicitations des Ehpad. Environ quinze appels sont reçus par jour. Avec toujours les mêmes questions : « Est-ce que je demande un transfert à l’hôpital ? » ; « Est-ce que je limite les soins ? », « Si oui, avec quels médicaments ? »

      « Fantasme collectif »

      « A partir de là, la situation est devenue à peu près contrôlable », résume Brigitte Klinkert. La présidente du conseil départemental ne le cache pas : le Haut-Rhin n’était pas préparé à l’augmentation subite des décès survenue dans la deuxième quinzaine de mars. « On parle souvent de vague, mais chez nous cela a été un véritable tsunami, rappelle-t-elle. Dans les Ehpad, la question de l’accompagnement en fin de vie s’est alors posée de manière cruciale. Et la situation a entraîné des situations difficiles, avec parfois un accompagnement insatisfaisant. » Le Haut-Rhin compte 74 Ehpad, soit 7 183 places. Au total, 2 088 résidents y ont été suspectés ou confirmés « Covid + ». Le 28 avril, 630 d’entre eux étaient morts, dont 578 sur le lieu de vie et 52 à l’hôpital.

      Morts comment ? Moins mal, semble-t-il, que ce que l’on a pu craindre. Tous les soignants que nous avons interrogés le répètent : les personnes âgées emportées par le Covid n’ont pas toutes connu une détresse respiratoire aiguë, tant s’en faut. « Les équipes du Grand-Est nous avaient avertis que certains patients mourraient en s’étouffant. C’est ce que nous voulions absolument éviter, et nos propositions thérapeutiques sont allées dans ce sens-là. Mais en fait, heureusement, ces décès difficiles ne sont pas la majorité », affirme Claire Fourcade, vice-présidence de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP). « On est dans un fantasme collectif d’asphyxie, on imagine toutes ces personnes âgées, seules dans leur chambre, en train de s’étouffer. La réalité est beaucoup plus nuancée. On peut mourir du coronavirus par épuisement, sans passer par la détresse respiratoire », confirme Véronique Legrain.

      « Sur les 29 résidents de notre Ehpad, 27 ont été atteints du Covid, et douze en sont morts, détaille Xavier Mattelaer, médecin de soins palliatifs à la clinique de la Toussaint, grosse structure médicale située au cœur de Strasbourg (Bas-Rhin) dont l’Ehpad a dû gérer un cluster. « Au départ, on se disait : “Ils sont tous âgés, ils ont tous des comorbidités, donc ils vont tous mourir d’une détresse respiratoire horrible.” Mais, finalement, on a eu onze patients asymptomatiques – dont une résidente qui va fêter mercredi prochain ses 100 ans est qui est en pleine forme. Et sur les douze résidents que nous avons perdus, il y a eu des détresses respiratoires, mais ça n’a pas été la règle. »

      A La Roselière (Kunheim, Haut-Rhin), Ehpad doté d’un médecin et de huit infirmières, on déplore douze morts sur 115 résidents. Mais aucun cas de détresse respiratoire aiguë. « La plupart sont morts durant la journée, quasiment d’un instant à l’autre. Comme si l’infection avait accéléré leur dégradation générale avant qu’ils n’arrivent à des complications pathologiques extrêmes », avance le docteur Marc Bouché, président du conseil d’administration de l’établissement. Au centre départemental de repos et de soins (CDRS) de Colmar (Haut-Rhin), le bilan que donne le chef du pôle médical, Stéphane Carnein, est plus contrasté : sur la trentaine de résidents (sur 340) décédés ces dernières semaines, « certains sont clairement morts du Covid et l’on a mis en place, quand il le fallait, les protocoles de fin de vie qui avaient été prévus ». Autrement dit : beaucoup d’oxygène pour les aider à respirer le mieux possible et, si cela ne suffisait pas, une sédation profonde et continue.

      Dans ces trois Ehpad du Grand-Est, pourtant relativement privilégiés sur le plan médical, le personnel n’en a pas moins été démuni devant l’ampleur et la brutalité des événements. Comment, dès lors, s’étonner que les structures défavorisées aient été débordées ? Partout, les remontées sont les mêmes : dans les établissements en difficulté, ce ne sont pas tant les produits sédatifs qui ont manqué que le manque de personnel, et de personnel formé. « Le plus souvent, les Ehpad sont en lien conventionnel avec une équipe de gériatrie hospitalière et une équipe de soins palliatifs. Mais, dans une crise aiguë comme celle-là, lorsqu’il n’y a la nuit qu’une aide-soignante pour l’ensemble des résidents, les conseils par téléphone ne suffisent pas », souligne la docteure Véronique Fournier, présidente du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie. Une réalité qu’a vécue de près la docteure Pauline Rabier, de l’équipe mobile de gériatrie de l’hôpital AP-HP du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), qui participe depuis le début de l’épidémie à la régulation d’une vingtaine d’Ehpad dans ce secteur de la région parisienne, soit environ un millier de résidents.

      « Morts brutales »

      « Dans 70 % de ces établissements, j’ai vu des médecins coordinateurs et des médecins prescripteurs extraordinaires, qui ont géré les fins de vie quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, raconte-t-elle. Mais quand il n’y avait ni médecin ni infirmière de nuit, la prise en charge des détresses respiratoires a parfois été extrêmement compliquée. Certains malades ont pu être transférés d’urgence à l’hôpital, mais, le plus souvent, ça n’a pas été possible. Et le personnel s’est retrouvé seul pour accompagner des patients qui sont morts de manière parfois extrêmement brutale. Quand il y a 30 décès en quinze jours dans de telles conditions, comment parler de soins palliatifs ? Il y a des soignants qui ont vu des morts franchement pas confortables. »

      En Normandie, zone relativement épargnée par l’épidémie, la cellule éthique régionale mise en œuvre au début de la crise sanitaire est pilotée par le professeur Grégoire Moutel, chef du service de médecine légale et droit de la santé au CHU de Caen. « Nous venons d’avoir une réunion de toutes les cellules régionales, et le constat est le même partout : même si de très bonnes choses ont été faites dans certains Ehpad, les soins palliatifs n’ont globalement pas pu être mis en œuvre correctement », estime-t-il.

      Car l’accompagnement de fin de vie, ce n’est pas seulement des médicaments, ni même un personnel soignant attentif et aidant. La présence des proches, elle aussi, en est un élément essentiel. Or, les proches étaient interdits de visites. Certains n’ont même été prévenus qu’après le décès, d’autres se sont vu refuser l’accès au dossier médical. « Il y a donc légitimement des gens dans le doute, qui ne savent pas si leurs proches ont bénéficié d’un accompagnement de qualité avant de mourir », conclut M. Moutel.