• Des chercheurs revoient le seuil d’immunité collective à la baisse | Mediapart
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    Le seuil d’immunité collective face au Covid-19 pourrait se situer entre 10 et 20 % seulement, bien au-dessous des estimations initiales, d’après des publications scientifiques encore peu relayées en France. Une bonne nouvelle. À condition d’identifier les portes d’entrée du virus et de les maintenir fermées, précisent les chercheurs.

    Tant que 60 à 70 % de la population ne sera pas immunisée, l’épidémie poursuivra sa course morbide, peut-on lire dans les publications scientifiques et les articles de presse, d’un bout à l’autre de la planète. Depuis le début de l’épidémie, cet horizon semble faire consensus. Le problème, c’est que les modèles utilisés pour fixer ce seuil s’appuient sur une épidémie qui ressemblerait à la grippe, où nous aurions grosso modo tous la même probabilité d’infecter n’importe quel autre individu. Ce qui s’avère très loin de ce que nous observons actuellement. En s’appuyant sur de nouveaux modèles, des chercheurs revoient à la baisse ce seuil d’immunité collective. Ils le revoient tellement à la baisse que leurs publications font l’effet d’un pavé dans la mare.

    L’immunité collective, c’est l’idée qu’il existe une sorte de système immunitaire au sein d’une population. De même qu’il n’est pas nécessaire, à l’échelle individuelle, que la totalité de nos cellules ait rencontré un pathogène pour développer des anticorps qui protégeront l’ensemble de notre organisme, il en va de même à l’échelle d’une population : il n’est pas nécessaire que chaque individu rencontre ce microbe pour que l’ensemble du groupe soit protégé.

    En faisant l’hypothèse qu’une infection entraîne bel et bien une forme d’immunité durable (ce qui reste encore à démontrer), alors au fur et à mesure que l’épidémie progresse, le nombre d’individus immunisés augmente. Tant est si bien qu’il devient de plus en plus difficile pour une personne infectée de croiser la route d’une personne sensible, non encore immunisée, à qui refiler ses virus. Il arrivera fatalement un moment où, si le virus n’a pas d’autres hôtes que l’espèce humaine, il finira sa vie dans quelques « culs-de-sac » qui ne pourront plus l’amener vers d’autres individus dans lesquels se reproduire, signant ainsi la fin de l’épidémie.

    Toute la question est donc de savoir quel pourcentage d’individus immunisés il faut atteindre pour arriver à ce point d’inflexion et protéger ainsi l’ensemble d’une population. « La plupart des modèles utilisés en santé publique pour estimer ce seuil datent de plus de cinquante ans et se basent sur l’individu moyen. Mais nous savons aujourd’hui que nous ne pouvons pas considérer l’individu moyen pour ce genre de calculs, d’autant moins lorsqu’il existe autant d’hétérogénéités dans une épidémie », pointe Laurent Hébert-Dufresne, chercheur au laboratoire interdisciplinaire du Vermont Complex Systems Center, aux États-Unis, et spécialiste de l’« épidémiologie sur réseau ».

    De fait, l’hétérogénéité est sans doute le maître mot de l’épidémie actuelle. Hétérogénéité géographique (le virus se concentre sur certaines zones et en épargne d’autres), mais aussi hétérogénéité individuelle (certains individus sont plus susceptibles d’être infectés et de transmettre le virus que d’autres), les deux étant sans doute liées. En Chine, une recherche menée sur plus de 1 500 personnes montre que seulement 8,9 % des individus infectés sont responsables de 80 % des cas de contaminations secondaires. Une récente modélisation mathématique aboutit au même ordre de grandeur. Bref, très peu d’individus contribuent à l’expansion de l’épidémie. En outre, ces individus surnommés les « superspreaders » n’infectent pas « n’importe quel » individu : ils contaminent préférentiellement les personnes avec qui ils ont eu des contacts proches et prolongés, préférentiellement en lieu clos.
    Durant le confinement, il s’agit bien souvent de personnes qui partagent le même appartement ou de résidents d’une même maison de retraite. Hors période de confinement, il peut aussi s’agir de chanteurs d’une même chorale, de participants à un même cours de gym, de fidèles d’un même lieu de culte, de collègues de travail (abattoirs, usines de poisson…), de fêtards d’une même boîte de nuit, etc. Ainsi, l’épidémie progresse de manière saccadée et localisée, de cluster en cluster.

    Or, les modèles ne parviennent pas à rendre compte de ce mode de propagation non homogène. Ils se basent sur une contagiosité moyenne du virus, le fameux R₀ (également appelé taux de reproduction de base) qui représente le nombre d’individus qu’une personne infectée contamine en moyenne. Même les modèles plus sophistiqués, qui stratifient la population par catégories d’âge par exemple, supposent toujours une dissémination homogène du virus dans chacune des catégories. « Une de leur hypothèse sous-jacente est que la probabilité de se faire contaminer est la même que la probabilité d’infecter d’autres personnes, ce qui est forcément réducteur », commente Antoine Flahault, épidémiologiste, directeur de l’Institut de santé globale de l’Université de Genève.

    Légende : A gauche, une contagiosité homogène : chaque personne infectée en contamine deux autres (R0=2). A droite, une chaîne de transmission du virus Sars-Cov-2 reconstitué par le Département d’épidémiologie et de surveillance des infections (AGES) autrichien. Cette fois, seuls certains individus engendrent des nouveaux cas d’infection (en abscisse : la durée de la chaîne de transmission en jours).

    « Dans l’urgence, on fait souvent au plus simple, pour être rapide et utile. Or le plus simple, c’est de considérer une contagiosité homogène, explique Gabriela Gomes, mathématicienne à l’École de médecine tropicale de Liverpool. Mais plus l’épidémie dure, plus on a le temps d’affiner nos calculs et d’incorporer les différentes sources d’hétérogénéité dans nos modèles. » En procédant de la sorte, cette experte des modélisations en épidémiologie et ses coauteurs ont déterminé un seuil d’immunité collective entre 10 et 20 % (lire leur publication ici). Soit jusqu’à six fois moins que le chiffre couramment admis de 65 %.

    « Nous obtenons un résultat similaire de notre côté, avec un seuil autour de 14 % dès lors que nous tenons compte de ces fortes hétérogénéités », renchérit Laurent Hébert-Dufresne (lire les publications ici et là).

    La logique est la suivante : de manière naturelle, le virus va frapper en premier les individus les plus à risque d’être infectés. Or dès que ces personnes deviennent immunisées, alors le virus perd ses portes d’entrée possible et l’épidémie entame alors sa décrue. En effet, la plupart des cas secondaires ne transmettront pas aussi efficacement le virus, voire ne le transmettront pas du tout. Tout se passe finalement comme si le virus brûlait ses principales cartouches en début d’épidémie. Et la plupart des étincelles produites durant ces premières flambées ne parviennent pas à allumer d’autres foyers.

    « Notre étude ne conclut pas en l’inutilité du confinement »

    Dans ce contexte, la question est donc moins de savoir quel pourcentage de la population sera infecté avant d’atteindre l’immunité collective que de comprendre quelles sont ces portes d’entrée favorites du virus. Or, pour l’heure, on manque encore cruellement de données pour les identifier. Ces portes d’entrée sont-elles la propriété de certains individus, qui seraient des « superspreaders » par nature ? Une étude a par exemple montré que certains individus émettaient beaucoup plus de postillons en parlant que d’autres : ils seraient donc plus susceptibles d’infecter leur entourage.

    De nombreuses publications (comme celle-ci) révèlent également que la durée de contagiosité n’est pas la même chez tous les malades. Un autre article scientifique suggère que l’infection pourrait s’établir préférentiellement dans les voies respiratoires supérieures chez certains individus, les rendant ainsi plus contagieux.

    Plus récemment, une étude suggère aussi que certains individus déjà exposés à d’autres coronavirus seraient partiellement immunisés contre le SARS-Cov-2, contrairement à ceux qui n’auraient jamais croisé d’autres pathogènes de cette famille de virus. Autre hypothèse : cette variabilité individuelle dépendrait de la souche du virus, certaines mutations pouvant entraîner une meilleure réplication du virus à l’intérieur des voies respiratoires.

    Toutefois, il se pourrait bien que les propriétés des individus ou des virus n’y soient finalement pas pour grand-chose dans cette hétérogénéité. « Les données actuelles mettent surtout en avant l’importance du contexte de l’infection et le rôle de chacun dans notre société », souligne Laurent Hébert-Dufresne. Ainsi, plus un individu reçoit une forte dose virale, plus il pourrait lui-même devenir contaminant. Et plus cet individu est en contact étroit avec de nombreuses personnes, dans des lieux confinés, plus son pouvoir contaminant fera des victimes.

    On pense évidemment aux personnels soignants, mais aussi à ceux qui travaillent dans les transports publics, dans les salles de fitness, aux barmans, aux caissiers, aux hôtesses de l’air… Ce qui pose un vrai problème organisationnel, car si l’on remplace ces individus dès qu’ils tombent malades, on laisse les portes d’entrée du virus grandes ouvertes en continu, remarque le chercheur québécois.

    Autre grande inconnue : l’évolution dans le temps de cette inégale transmission du risque. « Notre réseau est peut-être hétérogène actuellement parce que les travailleurs essentiels sont au front alors que la plupart d’entre nous sont à la maison », souligne Nathalie Dean, biostatisticienne à l’Université de Floride. Mais que se passe-t-il en « temps de paix » ? « Notre structure en réseau ne tendrait-elle pas à devenir plus homogène ? » Ce serait pour le coup une très mauvaise nouvelle. Chacun de nous deviendrait une porte ouverte au virus, qui pourrait alors entrer de toute part dans l’organisme géant de la population. Ce qui se traduirait par une deuxième vague catastrophique.

    En admettant que la distanciation physique diminue progressivement pour retrouver un niveau normal d’ici l’automne, les modèles homogènes appliqués à la France donnent une deuxième vague très importante à l’automne, alors que le modèle hétérogène de l’étude de Gabriela Gomes (ligne continue orange) prévoit une deuxième vague beaucoup plus plate. © Gabriela Gomes

    « Le résultat de nos modèles est conditionné par la distanciation physique, reconnaît Caetano Souto-Maior, coauteur avec Gabriela Gomes de l’étude annonçant un seuil d’immunité collective à 10 %. En ce sens, notre étude ne conclut pas en l’inutilité du confinement », insiste ce chercheur du National Institutes of Health, à Bethesda, dans l’État du Maryland, coupant court à la polémique qui a suivi leur publication, certains y voyant la confirmation du bien-fondé des approches consistant à laisser le virus faire son œuvre et à tout miser sur l’immunité collective.

    En outre, ce fameux seuil d’immunité collective correspond au moment à partir duquel l’épidémie ralentit. « Sans mesure de prévention, les chaînes de transmission se poursuivent encore quelque temps et le pourcentage final de la population qui sera infectée dépasse ce seuil », précise Gabriela Gomes. Avec un taux moyen de létalité du virus qui tourne autour de 0,7 %, même si l’épidémie n’infectait que 20 % de la population, cela se traduirait inévitablement par de nombreux morts…

    #immunité_collective