• Si quelqu’un du coin pouvait aller voir ça et nous le raconter, ce serait jubilatoire ...

    https://nanterre-amandiers.com/evenement/ouvrir-les-cahiers-de-doleances-penda-diouf-claudine-galea-chris

    Ouvrir les cahiers de doléances
    Avec
    Penda Diouf, Claudine Galea, Christophe Pellet, Constance de Saint Rémy et Noham Selcer
    Autrices et auteurs associés du Théâtre Nanterre-Amandiers
    16 novembre 2024 à 18h
    Réserver
    Tarifs
    Gratuit
    Horaires
    Samedi 16 novembre à 18h
    Lieu
    Au Théâtre
    Nanterre-Amandiers

    « Les archives s’ouvrent, se déplient, se racontent, témoins privilégiés d’une époque lointaine et peut-être déjà révolue »

    Penda Diouf, octobre 2024

    Et le texte de la pièce de théâtre en intégralité :
    https://justpaste.it/g9ais

    (Sous vos applaudissements)

    #Gilets_jaunes #cahiers_de_doléances #théâtre

  • Une approche « sensuelle » des mathématiques : voilà ce que David Bessis, mathématicien et actuellement à la tête de l’entreprise Tinyclues (développement d’algorithmes censés influencer le choix des consommateurs) nous dévoile. Il propose une approche pédagogique différente de leur enseignement qui, jusqu’alors, reposait sur le postulat que les bon·nes élèves en maths étaient né·es avec une configuration mentale adéquate pour performer dans cet apprentissage.
    On ne nait pas mathématicien, on le devient. Quoiqu’il en soit, le génie (mathématique) restera, à mon sens, composé de 10 % d’inspiration (intuition et imagination) et de 90 % de transpiration ...

    Pour une approche sensible des mathématiques - YouTube
    https://www.youtube.com/watch?v=P3-sU0Vl9wU

    David Bessis a également accordé une interview à Caroline Broué (pour AOC Média)

    Voir ci-après :

    • David Bessis : « Les maths peuvent offrir un chemin de réconciliation sociale »
      Par Caroline Broué
      Journaliste
      Face aux mobilisations d’enseignants et de chercheurs au sujet des inégalités croissantes dans le choix de la spécialité mathématiques au lycée, le ministre de l’Éducation nationale a concédé qu’il faudrait leur redonner une place dans le tronc commun. Avec son nouvel ouvrage Mathematica, David Bessis entend bouleverser les idées reçues sur cette discipline, perçue comme élitiste et excluante : faire des mathématiques, c’est à ses yeux voir et sentir, faire usage d’une créativité et d’un sens de l’observation accessibles à chacun d’entre nous.

      Mi-récit autobiographique, mi-ouvrage scientifique, Mathematica de David Bessis tombe à pic à l’heure où la place des mathématiques s’invite dans le débat politique. C’est un essai de science pour toustes aussi bien qu’un livre pratique qui démystifie les mathématiques, et qui montre, anecdotes et exemples à l’appui, combien à l’encontre d’une idée reçue, elles sont une expérience « sensuelle et charnelle », à condition qu’on veuille bien suivre son intuition et faire preuve d’imagination… David Bessis est mathématicien et entrepreneur. Après l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et un doctorat à l’université Paris 7, il a été professeur assistant à Yale puis chercheur au CNRS. En 2010, il a fondé Tinyclues, une entreprise en intelligence artificielle appliquée au marketing.
      Par ailleurs, il a écrit deux livres de littérature, Sprats en 2005 et Ars grammatica en 2006, tous deux édités chez Allia.

      C.B. Mathematica est un livre dans lequel il est autant question de vous que des mathématiques. Pourquoi avoir écrit un essai aussi personnel sur les maths ?
      Parce que les mathématiques sont une expérience personnelle. C’est le sujet central du livre. J’ai mis vingt ans à écrire ce livre. Il a fallu le décentrer pour parvenir à le coucher sur la feuille, et cela n’a pas été chose aisée parce que faire des mathématiques est une expérience tellement forte d’un point de vue émotionnel et sensuel qu’on a envie d’en parler d’une manière autocentrée ! Or, je voulais faire un récit qui ait du sens pour tout le monde. C’est la lecture de trois grands mathématiciens, René Descartes, Alexandre Grothendieck et William Thurston qui m’a permis de dépasser mon propre cas. Tous les trois, à des époques et dans des contextes très différents, ont raconté une même expérience de la compréhension du fonctionnement du cerveau humain.

      William Thurston (1946-2012) est le moins connu des trois. Pouvez-vous nous le présenter et nous dire ce qu’il a apporté aux mathématiques selon vous ?
      Des trois c’est celui dont l’histoire me touche le plus, c’est le vrai héros du livre. Il est né avec un strabisme qui l’empêchait de percevoir les objets dans l’espace, en dimension 3, et il a dû travailler très dur, avec l’aide de sa mère, pour arriver à assembler mentalement des images de dimension 2 et les voir en dimension 3. Puis il a continué, et il a fini par être capable de voir en dimension 4 et 5, ce qui parait complètement fou ! (En dimension 3, pour décrire un point sur terre il faut donner sa latitude, sa longitude et son altitude, ou bien ses coordonnées x, y, z ou bien largeur, longueur, hauteur. En dimension 5, les points ont cinq coordonnées.) Thurston raconte qu’en entrant à l’école primaire, il a pris la résolution de développer chaque jour un peu plus sa capacité de visualisation, comme un jeu. Ce qu’il ne savait pas, c’est que cet exercice quotidien allait faire de lui le plus grand géomètre du XXe siècle. C’est une histoire bouleversante.

      En quoi l’histoire et l’expérience de Thurston rejoint-elle celle de Descartes, qu’on lit plutôt comme philosophe, et de Grothendieck, considéré comme l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps ?
      Malgré leurs différences, les trois décrivent la même expérience et se sentent porteurs d’un message universel sur le fonctionnement du cerveau humain, de la pensée, du langage. C’est une histoire qui n’a jamais été articulée de manière cohérente. En quelque sorte, j’ai essayé avec ce livre d’être leur porte-parole.
      Le discours de la méthode a été lu comme le livre d’un philosophe et non d’un mathématicien. Je pense que c’est un contresens. Récoltes et semailles, le livre monstre de Grothendieck (qui, par un pur hasard, est édité en même temps que le mien), a quant à lui été perçu comme le livre d’un ermite un peu mystique. Or, il y a des thèmes communs entre Descartes et Grothendieck. Quand Descartes écrit que l’esprit est d’essence divine, il rejoint Grothendieck dans La clé des songes affirmant que Dieu rêve à l’intérieur de lui. Dans un cas on parle de philosophie, dans l’autre de folie, mais ils parlent de la même chose. On n’a pas lu correctement ces textes, on ne les a pas mis en regard. Le troisième, celui de Thurston, est très estimé dans la communauté mathématique, beaucoup de mathématiciens le trouvent génial et profond, mais c’est un texte d’une vingtaine de pages paru dans une revue assez confidentielle et difficilement lisible par un non-mathématicien, hormis quelques fulgurances. Je m’efforce donc de traduire ces réflexions pour les rendre concrètes et accessibles, parce que je crois qu’au fond elles concernent tout le monde.

      De fait, votre livre s’adresse au grand public, aussi bien dans sa structure que dans sa forme. C’est un récit à tiroirs qui fourmille d’exemples, d’anecdotes. Dans quel but : renverser l’image des mathématiques dans la société ? Changer notre façon de voir le monde ?
      Mon point de départ est le malentendu à propos des mathématiques, entre les mathématiciens et la société. Du côté des mathématiciens, ils sont nombreux à éprouver un malaise par rapport à la façon dont leur activité est perçue. On s’adresse souvent à eux en pensant qu’ils sont « bons en calcul », « logiques », « rationnels », qu’ils « aiment les chiffres ». Tout cela repose sur des préjugés. Beaucoup de mathématiciens détestent le calcul ! On les perçoit comme psychorigides, eux se vivent comme sensuels. Et du côté de la société, combien d’élèves et d’anciens élèves ont traversé les cours de mathématiques dans la souffrance, combien ont éprouvé de l’injustice ou se sont sentis bêtes en ne les comprenant pas ?
      Il y a une rumeur tenace dans la société selon laquelle le cerveau mathématique est inné. J’ai moi-même probablement cédé à ce préjugé biologique quand j’ai commencé. J’étais bon, mais certains étaient meilleurs que moi et je pensais que c’était dans l’ordre des choses. Or, si on pense comme cela, on ne va pas très loin en maths. Ce préjugé est une fabrique à complexes. Et mon livre vise à le faire tomber.
      Par ailleurs, chez tous les auteurs auxquels je me réfère, Einstein en premier, il y a cette idée qu’ils ne sont pas plus doués que les autres. Einstein dit : « Je n’ai aucun don particulier, je suis juste passionnément curieux ». C’est une phrase que l’on peut juger démagogique, comme je l’ai fait dans un premier temps, et c’est aussi la remarque que me font les détracteurs de mon livre. Or, cette idée que « je ne suis pas plus doué que les autres, je m’y prends juste différemment et je vais vous expliquer comment », est littéralement le propos du Discours de la méthode de Descartes. Cette « méthode », subjective, ressemble vraiment à une thématique de développement personnel. Dans sa version initiale cartésienne, la subjectivité est au cœur de l’argumentation.
      On retrouve cette réflexion chez Alexandre Grothendieck, l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Grothendieck écrit que la sagesse populaire veut qu’il y ait une différence entre un cancre et Einstein, mais qu’il va démontrer le contraire, et que lui-même n’est pas un génie, il ne fait que s’y prendre d’une certaine manière.
      Par conséquent, l’un des moteurs de tous ces récits, c’est cette impression qu’il y a quelque chose dans l’expérience mathématique qui leur a permis de transcender les limites de ce qu’ils pensaient être leur intelligence. La société leur renvoie l’image qu’ils sont des extraterrestres, eux savent comment ils sont arrivés où ils sont. Au fond, ils disent « On ne naît pas intelligent, on le devient », par une méthode. Alors pourquoi ce malentendu perdure-t-il ? Parce que cette méthode est par nature secrète. Non qu’il y ait un complot pour ne pas la révéler. Cette méthode est secrète parce qu’elle concerne des gestes invisibles qu’on fait dans sa tête.

      Ces gestes invisibles relèvent de l’intuition et de l’imagination, que vous placez au cœur de l’expérience mathématique…
      Je distingue l’intuition de l’imagination. L’intuition, c’est l’état de nos associations d’esprit non verbales. L’imagination, elle, est l’activité physique principale de la pratique mathématique. Elle répond à une méthodologie complexe (doute cartésien, logique, esprit ouvert à la contradiction), et elle permet de modifier l’intuition. C’est à cet endroit que l’on rate le virage. Les gens n’arrivent pas à croire que cette activité, l’imagination, puisse les mener aussi loin. Ils s’arrêtent à l’incompréhension initiale d’un problème, vivent mal le fait de ne pas comprendre, refoulent les images mentales en se disant que c’est trop compliqué, et passent donc à autre chose. Or, il faut franchir ce cap. Au lieu de détourner la tête, il faut affronter la difficulté avec l’esprit ludique et curieux d’un enfant pour tenter de comprendre ce qui coince et comment percer le mystère. Ce n’est pas immédiat, évidemment, ça prend du temps. C’est comme apprendre à faire du skateboard ou de la planche à voile. Le problème avec les mathématiques, contrairement au skate, c’est qu’on ne voit pas les autres se casser la figure pour progresser. On ne voit pas comment ils font et donc on a l’impression qu’ils sont des magiciens. Je montre dans mon livre que l’activité mathématique n’a rien de magique et que les mathématiciens acceptent juste de se casser la gueule mentalement. Ils se trompent, se reprennent, permettent à leur imagination d’apporter de la contradiction à leur première intuition, ils essayent de résoudre les énigmes par itération, par tâtonnements.
      J’ai la conviction intime, et c’est ce qu’on retrouve dans tous les récits qui m’ont inspiré, que cette activité de l’imagination influence notre apprentissage neuronal tout autant, peut-être même plus, que ce que nous vivons dans la vraie vie.

      Vous prenez l’exemple de la batte et de la balle du psychologue Daniel Kahneman (lauréat du prix de la Banque de Suède, l’équivalent pour l’économie du prix Nobel en 2002 pour ses travaux sur les biais cognitifs) pour montrer comment le cerveau doit s’exercer…
      Cette histoire de la batte et de la balle est intéressante à plusieurs niveaux. Elle révèle à quel point l’idée que notre intuition est structurellement fausse et que nous ne pouvons rien y changer est ancrée dans la société. Daniel Kahneman utilise systématiquement cet exemple pour expliquer ce que sont les biais cognitifs devant une assemblée.
      Une balle et une batte coûtent ensemble 1,10 dollar. La batte coûte 1 dollar de plus que la balle. Combien coûte la balle ? Kahneman remarque que la plupart des gens répondent 10 centimes, ce qui est une réponse fausse. Si la balle coûtait 10 centimes, la batte (qui coûte un dollar de plus) coûterait 1,10 $, et ensemble, elles reviendraient à 1, 20 $. Selon Kahneman, nous avons deux systèmes de pensée. Le système 1, la pensée intuitive, immédiate qu’on a envie d’utiliser tout le temps, qui vous dit (à tort en l’occurrence) que la réponse est 10 centimes. Et le système 2, qu’il assimile à la rationalité, la capacité de poser un calcul, de suivre une méthode, de faire un raisonnement rigoureux, lent, fatigant, qu’on n’a pas envie de faire mais qui donne les bons résultats, en l’occurrence 5 centimes. Il dit que même les étudiants de Harvard et de Princeton se trompent en faisant confiance à leur intuition. Et c’est là qu’on voit l’ampleur du préjugé : ce grand chercheur, lauréat du plus grand prix d’économie, affirme que pour donner la bonne réponse il faut rejeter son intuition et faire un calcul que personne ne veut pas faire. Or il existe des gens (j’en fais partie) qui répondent 5 centimes sans poser de calcul, simplement parce que ça leur paraît visuellement évident. Kahneman oublie que nous pouvons « reprogrammer » notre intuition.

      Qu’est-ce que cette « représentation visuelle » du mathématicien, ces images mentales ?
      Parler d’« images mentales » est une simplification car l’intuition est parfois musculaire ou émotionnelle. Mais ces intuitions non visuelles sont encore plus difficiles à partager, parce qu’on ne peut pas faire de dessin. Dans mon livre, je fournis quelques diagrammes qui tentent de traduire les images dans ma tête. L’enjeu est surtout de partager la méthode qui permet de corriger ces images, quand c’est nécessaire. Si on croit que notre intuition est fausse et va le rester, on se met dans un rapport de soumission inhibant. C’est peut-être une raison pour laquelle certaines personnes rejettent la rationalité : elles n’acceptent pas de se débarrasser de leur intuition. Moi non plus je n’ai pas envie de jeter mon intuition à la poubelle ! De ce point de vue, je partage ce trait psychologique avec ceux qui croient aux pseudosciences et aux théories du complot. Mais ne pas vouloir jeter son intuition à la poubelle ne veut pas dire que je crois mon intuition forcément vraie. Cela signifie que je vais essayer de réconcilier mon intuition avec la logique. Je ne veux pas abandonner mon intuition parce que je serai beaucoup plus fort si je trouve la réponse intuitivement (comme pour le prix de la balle), j’accepte que mon intuition est fausse dans un premier temps, mais je ne fais pas le deuil de la possibilité de la faire progresser, en apprenant de ses erreurs. Cette tension entre intuition et logique est la véritable force motrice qui fait progresser en mathématiques et qui est à l’origine du plaisir des mathématiciens.

      Comment expliquez-vous ce fossé entre les mathématiques à l’école et, disons, les « vraies » mathématiques ?
      C’est une question fondamentale à laquelle je n’ai pas toutes les réponses. L’enseignement des mathématiques est foncièrement difficile parce que l’activité mathématique implique des gestes invisibles, donc par nature compliqués à traduire et à transmettre. C’est comme vouloir expliquer par téléphone à quelqu’un qui n’a jamais vu de chaussures comment il doit faire ses lacets ! De ce point de vue, je ne pense pas qu’on puisse faire un enseignement des mathématiques radicalement différent de celui qui existe aujourd’hui, d’autant que le formalisme, notamment le formalisme des définitions, est indispensable. Un cours de mathématiques qui n’est pas formel dans ses définitions est une imposture…

      Par conséquent, on ne se trompe pas quand on dit aux enfants ou aux adolescents que les mathématiques, c’est ce qui apprend à raisonner de manière organisée, systématique et rationnelle ?
      On ne se trompe pas. Il faut apprendre à manipuler des symboles, car cela fait partie de l’outillage mathématique, tout comme pour apprendre la musique il faut apprendre le solfège. Autrement dit, je ne dis pas qu’il faut rejeter le formalisme, je dis qu’il faut prendre en considération l’intuition. En somme, il faut ajouter à l’enseignement des mathématiques, pas retrancher : ajouter l’intuition sans retirer le formalisme.
      Alors comment ? La première chose, certains enseignants le font déjà, consiste à expliquer pourquoi on va apprendre tel théorème, d’où il vient, comment on en est venu à l’inventer. D’une certaine manière, contextualiser les mathématiques, les historiciser, pour motiver l’apprentissage avec des histoires. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire au cours de mes enseignements. Cela permet de donner des idées, des pistes, des indices aux élèves pour la compréhension des problèmes.
      Ensuite, l’élève ou l’étudiant doit pouvoir poser toutes les questions qui lui traversent l’esprit sans avoir honte ni de se les poser à lui-même ni de les poser devant tout le monde. Même au niveau doctoral, les étudiants sortent souvent de cours avec l’impression de n’avoir rien compris ! Mais ils n’ont pas peur de le dire, en tout cas il est important qu’ils apprennent à se débarrasser de cette peur inhibante. Quand ils sont confrontés à des choses trop dures pour eux, les mathématiciens discutent entre eux, ils n’ont pas honte d’avouer qu’ils ne comprennent pas. Il faudrait arriver à susciter ce type d’échanges en classe de façon systématique, en créant des temps et des espaces de dialogues entre les élèves, des espaces d’entraide en binôme dans lesquels celui qui a compris expliquerait à celui qui n’a pas compris, et celui qui n’a pas compris pourrait poser des questions à celui qui a compris, sans témoin, sans personne pour juger.
      Il y a un trait vraiment singulier de la personnalité des mathématiciens, c’est l’acceptation de la contradiction. Un grand professeur peut, lors d’un exposé au tableau, être contredit par un étudiant qui lui dit que ce qu’il écrit n’est pas vrai. Et le prof s’arrête, curieux. Il n’y a pas d’argument d’autorité en mathématiques, ni d’enjeu identitaire, le mathématicien peut changer d’avis pour se ranger derrière celui qui a raison, il est ravi qu’on lui montre qu’il a tort. Il n’y a pas d’attachement névrotique à une position fausse qu’on a défendue par le passé.
      J’ai essayé d’écrire mon livre comme un compagnon de l’enseignement, dans la mesure où je raconte ce qui se passe dans notre tête quand nous faisons des mathématiques, pour faire évoluer l’image qu’on s’en fait et montrer comment chacun peut progresser. Prenez la natation. S’il existait une croyance commune selon laquelle le corps est fait de pierres et qu’il coule dans l’eau, les cours de natation se passeraient très mal. En mathématiques, si vous pensez que c’est inné, qu’on a des cerveaux différents, que certains vont y arriver et d’autres rester sur le carreau, vous n’y arriverez pas. Je cherche juste à faire comprendre qu’il y a un chemin pour y arriver, que c’est une expérience personnelle et sensible qui suppose de faire face à ce qu’on ne comprend pas. Et cela nécessite de briser les clichés sur le fonctionnement du cerveau ou sur la rationalité. Pour y parvenir, il suffirait d’un petit socle commun de psychologie mathématique et d’épistémologie du langage débarrassé de ce côté spiritualiste où la pensée est traitée de façon magique. L’enjeu, c’est de changer la représentation des mathématiques dans la société. Cela pourrait se traduire dans l’enseignement par un premier cours d’introduction aux mathématiques qui dirait en substance « Ce n’est pas ce que vous croyez, et rassurez-vous, vous pouvez y arriver ». Pour filer la métaphore de la natation, si le maître-nageur commence par dire aux enfants que leur corps flotte et ne coule pas, ils apprendront sans doute mieux à nager.
      Sans vouloir devenir Descartes, Grothendieck ou Thurston, tout le monde est à même de comprendre les mathématiques du lycée, voire des deux premières années universitaires, et elles devraient faire partie du socle culturel commun.

      C’est peut-être d’autant plus urgent de faire cette révolution dans l’enseignement que, à l’autre bout du spectre, depuis la réforme du lycée, les mathématiques, avec la technologie et les sciences économiques et sociales, font partie des disciplines qui ont perdu le plus d’heures d’enseignement. À la rentrée 2021, selon les études, 37 % d’étudiants seulement suivaient leur enseignement, sorti du tronc commun pour devenir une spécialité. Le débat est monté ces dernières semaines au point que Jean-Michel Blanquer a reconnu dimanche dernier qu’il faudrait « probablement » ajouter des mathématiques dans le tronc commun en classe de première et de terminale, pour que « l’ensemble des élèves » aient davantage de « culture mathématique ». Qu’en pensez-vous ?
      Priver les gens de mathématiques, c’est les priver de quelque chose d’essentiel. Je crois que l’un des moteurs principaux de cette réforme de la place des mathématiques au lycée, c’est la pénurie d’enseignants. Mais gérer une pénurie par un rationnement des cours ne me semble pas la bonne solution. S’il y a un manque d’enseignants, c’est sans doute le signe que les mathématiques ont une valeur sociale économique croissante et qu’il faut rendre les carrières enseignantes plus attractives. On a profondément besoin des mathématiques, et de plus en plus dans notre monde où les technologies numériques, basées sur les maths, prennent une place croissante. C’est un savoir fondamental. C’est cruel à dire parce que je sais que beaucoup de gens n’ont pas accès aux mathématiques, mais je crois qu’on est handicapé si on n’a pas fait la rencontre des mathématiques. Il manque quelque chose, même à un niveau émotionnel. Et je vais même plus loin : je pense que les maths peuvent offrir un chemin de réconciliation sociale si on arrive à enseigner le rapport à la contradiction et son acceptation, à donner confiance en notre capacité à élever notre compréhension, à faire progresser notre intuition.

      Pourquoi avez-vous arrêté votre activité de mathématicien ?
      Je ne voulais pas être mathématicien. J’aimais les mathématiques, mais je me les représentais comme un voyage. Ce qui m’intéressait quand j’avais quinze ans, c’était la littérature. Je m’étais toujours dit qu’avant une cinquantaine d’années, on n’arrivait pas à écrire des choses bien, et qu’il fallait expérimenter avant de se lancer dans l’écriture. J’avais eu un choc en lisant Les fleurs du mal, et j’avais lu que Baudelaire s’était engagé à vingt ans sur un bateau. Les maths ont été mon voyage. Et puis j’avais aussi fini un grand cycle dans ma recherche en démontrant un théorème qui représentait l’aboutissement de mon travail. J’ai saisi l’opportunité de partir sur un succès.

      Un énoncé mathématique commence par « soit… », comme s’il s’agissait d’une fiction. Vous qui avez écrit des livres de littérature, quel lien faites-vous entre les mathématiques et la littérature, ou plus largement l’art, via l’imagination ?
      La pulsion mathématique ressemble à la pulsion littéraire et à la pulsion poétique, mais leur fonctionnement est très différent. On dit souvent que les mathématiques sont belles ou poétiques pour les revaloriser, pour les présenter sous un jour humain. Mais au fond c’est réducteur. Les mathématiques n’ont pas besoin de ces comparaisons. On doit les aimer pour ce qu’elles sont, et pas en parler comme un succédané de la poésie ou de la littérature.

      Vous avez créé une société d’intelligence artificielle, Tinyclues, en 2010. Cette entreprise est basée sur des techniques d’apprentissage profond (Deep Learning). Quel lien avec les mathématiques ?
      Ma rencontre avec le Deep Learning m’a enfin permis de mettre des mots sur ce que j’avais vécu en tant que mathématicien. Ces techniques s’inspirent du fonctionnement du cerveau et éclairent les débats philosophiques les plus anciens, tels que la querelle des universaux qui date du XIIe siècle : est-ce que les concepts existent en dehors de nous ou est-ce que nous les fabriquons ? L’IA montre de façon expérimentale comment on peut fabriquer des concepts avec des neurones. Si on récupère des millions d’images sur Internet et qu’on les donne à un ordinateur, comment lui apprendre à reconnaître ce qu’il y a sur les photos ? Aujourd’hui, on est capable de décrire une méthode qui permet de savoir si, par exemple, c’est une photo d’éléphant. On est capable de programmer un ordinateur pour exécuter cette méthode, efficiente. C’est une percée gigantesque. Ce qui est fascinant dans ces algorithmes d’apprentissage profond, c’est que si on les soumet à un flot d’images, chaque neurone va se spécialiser dans la détection de concepts qui « émergent » spontanément, comme si le système les « inventait ». On peut par exemple voir émerger un « neurone de l’éléphant », qui s’active en présence d’un éléphant. C’est à la fois une métaphore de la pensée intuitive et une explication de l’émergence des concepts de manière démonstrative, concrète et expérimentale. Et cela permet aussi de comprendre des choses qui sont les plus ineffables dans l’expérience mathématique, comme pourquoi c’est important d’imaginer les choses qu’on n’arrive pas à imaginer. À l’époque de Descartes et de Grothendieck, et c’était encore vrai pour Thurston, on ne savait pas sur quoi reposaient les mécanismes de compréhension du fonctionnement du cerveau humain. Les progrès des neurosciences et de l’intelligence artificielle nous permettent de combler les trous. L’apprentissage profond est le chaînon manquant.
      Qu’est-ce que le doute cartésien sinon une technique mentale d’entraînement neuronal de notre imagination ? Les techniques utilisées en apprentissage profond sont similaires : il s’agit de renforcer l’apprentissage là où ça coince, là où ça résiste.

      Mathematica est à la fois un récit de votre aventure avec les mathématiques, de votre expérience avec les mathématiques, un manuel à l’usage de néophytes désireux de progresser en mathématiques et une méthode d’apprentissage. Est-ce que, compte tenu du fait de son caractère hybride, vous aimeriez que ce livre soit rangé au rayon « Développement personnel » des librairies, comme vous auriez rangé Le discours de la méthode de Descartes ?
      C’est une très bonne question. Je pense malheureusement que s’il était rangé au rayon « Développement personnel », on ne le prendrait pas au sérieux, d’où ma réserve. Je regrette d’ailleurs ce snobisme et ce mépris des intellectuels à l’égard des enjeux du développement personnel, d’autant que quand on mène une carrière académique, on est confronté aux problèmes de son propre développement personnel !
      On peut dire aussi que c’est un livre de Popular Science, avec une dimension personnelle. C’est un genre moderne, les bons livres de science que j’ai lus récemment avaient cette dimension-là, tel Neandertal de Svante Pääbo, qui raconte à la fois comment il a séquencé le génome de Neandertal et comment il a progressé dans sa carrière. C’est de la Creative Non Fiction, un genre très anglo-saxon, qui aurait tout à gagner à se développer en France.

      Par curiosité, vous êtes allé voir en librairie où est rangé le livre ?
      l est rangé n’importe comment, selon les librairies, tantôt en littérature française, tantôt en politique, tantôt en sciences. Il pourrait aussi être en « récit ». C’est un récit autobiographique, et j’espère que je serai lu par des gens qui ne lisent pas de la science, mais du récit.

      David Bessis, Mathematica. Une aventure au cœur de nous-mêmes, Seuil, janvier 2022, 368 pages.

      Caroline Broué https://aoc.media/auteur/broue-caroline

    • c’est quand même très malaisant ce gentil mathématicien qui expose avec réellement beaucoup de bienveillance et de pédagogie ce qui se passe pour plein de grands noms de la science et qui devrait valoir pour tous les élèves, pour change la manière d’apprendre… mais qui lui a quitté la recherche publique pour aller fonder littéralement une startup d’aide à la manipulation mentale par le deep learning, tandis qu’il parle avec beaucoup d’admiration de Grenthendieck pour ses vues mathématiques, qui a quitté la recherche publique, pour exactement l’inverse, pour critiquer le monde de la recherche et le monde industriel. Il ne lit de Grenthendieck que le petit bout de la lorgnette spécialisée qui l’intéresse.

    • @rastapopoulos : tout à fait. J’avais remarqué cette dichotomie, à savoir sa passion désintéressée pour la recherche pure et le côté « utilitaire » (et pompe à cash) du savoir qu’il a acquis, qui plus est, d’une « utilité » plus que discutable.
      Disons-le plus crûment : les mathématiques (et leur utilitarisme d’opportunité) sont aussi un sujet politique.
      N’empêche que, la maîtrise des concepts mathématiques est essentielle pour appréhender le monde technologique, pour ne pas dire technocratique actuel. La preuve de ces aspects politiques et sociétales en est la casse du lycée par la réforme Blanquer, où les disciplines scientifiques dites dures redeviennent l’apanage d’une élite dominante bourgeoise, blanche et masculine.

  • L’animisme revisité par le philosophe Olivier Remaud. Conclusion : la #matière, objet d’étude des sciences dites « dures », n’est pas inerte. Et les populations en symbiose avec ces éléments dits « naturels » subissent une véritable #spoliation provoquée par les #dérèglements_climatiques.

    Récits à propos d’icebergs et autres glaciers :

    Trouble contre trouble : le glacier et l’être humain | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/08/18/trouble-contre-trouble-le-glacier-et-letre-humain-2

    Vivre avec le trouble : celui de l’anxiété qui nous ronge et qui nous pétrifie, devant la souffrance d’un continent auquel notre avenir, humains et non-humains réunis, est suspendu, mais aussi celui qui nous exalte et nous tonifie. Et si, pour nous tirer de l’alternative narcissique du spectaculaire et du tragique, nous pensions comme un iceberg ? En percevant l’empathie qui nous lie à ces êtres, des « choses » qui n’ont jamais été des « choses », c’est la Terre entière qui est invitée sur la scène du vivant. Rediffusion du 11 mars 2021

    Tout commence par une fissure mince et invisible. Puis un trait sombre apparaît. Un beau jour, c’est une ligne droite interminable qui entaille la glace. Lorsque les scientifiques la repèrent sur leurs images-satellites, elle s’est déjà mise à galoper vers la mer. Ils devinent que le sillon est une crevasse profonde masquant peut-être un réseau de rivières et que la plate-forme glaciaire Larsen C est en train de se disloquer. Ils scrutent les évolutions de cette grande coupure ainsi que toute la partie nord de la péninsule Antarctique. Au fil des semaines, le scénario d’une fracturation se précise. Jusqu’au mois de juillet 2017 où une masse se détache brusquement de son socle flottant. En entamant son voyage dans l’océan Atlantique sud, l’iceberg ne se doute pas qu’il devient le protagoniste d’une histoire à suspense.

    Il faut dire que ses proportions sont gigantesques et presque inégalées. La surface du bloc tabulaire côtoie les 5800 km2 tandis que son volume frise les 1500 km3. Très tôt, il se segmente en deux morceaux. Puis les morceaux se brisent en plusieurs autres. Les glaciologues de l’US National Ice Center attribuent à l’iceberg initial le nom de A68A et font de même avec chacun de ses fragments : A68B, A68C, A68D et ainsi de suite. Le classement alphanumérique leur rappelle que l’iceberg en question est le 68e (« d’une taille dépassant les 10 miles marins de longueur ») à quitter le secteur de l’Antarctique qui s’étend de la mer de Bellingshausen à la mer de Weddell, et qu’il est à l’origine d’une progéniture dispersée sur les flots.

    La communauté scientifique surveille de près les trajectoires erratiques de la petite famille. Lorsqu’elle s’aperçoit que A68A se rapproche d’une terre, elle retient son souffle. La nouvelle se diffuse, les médias s’agitent, l’inquiétude grandit. Tout le monde est persuadé que le « Béhémoth » dérivant s’apprête à finir sa course en percutant l’île de Géorgie du Sud. L’iceberg va s’ancrer sur les fonds côtiers et bloquer l’accès à la nourriture pour les manchots, les éléphants de mer, les otaries et les phoques. Sa quille aura labouré et détruit des écosystèmes marins. La collision est prévue pour la fin décembre 2020.

    Mais le sort en décide autrement et la catastrophe annoncée n’a pas lieu. Des eaux plus chaudes, des vents insistants et plusieurs frottements avec le plateau continental ont affaibli la structure de A68A. Non loin de l’île, l’iceberg se brise à nouveau. Aux nouvelles les plus récentes, il a perdu près de 70% de son volume initial. Désormais trop fin pour s’échouer, il remonte vers le nord, porté par les courants. Il ne heurtera jamais l’île de Géorgie du Sud, ni aucune autre terre.

    La menace n’aura été qu’une hypothèse démentie par les faits. Nul doute qu’un danger existait pour une partie de la faune insulaire et des fonds marins. Mais il ne s’agissait pas non plus de le prévenir. D’ailleurs, comment aurait-on pu y parvenir ? Il ne restait donc qu’à frissonner en suivant le flux des images venues du ciel. L’effet de mise en scène fut peut-être involontaire. Un monstre prédateur n’en devenait pas moins capable de tout massacrer sur son passage, à la manière d’une instance de mort archaïque. L’imaginaire des icebergs serait-il marqué à jamais par le syndrome du Titanic ? Considérons plutôt les causes de cet événement.

    La présence d’icebergs dans les océans n’a rien d’anormal. Mais aujourd’hui, le réchauffement climatique accélère le rythme des cassures. Plus les températures globales s’élèvent, moins les calottes résistent et plus les icebergs se multiplient. Nombre d’études montrent que la péninsule antarctique est devenue fragile. Des vents trop chauds naissent dans ses montagnes et dévalent les pentes. Le foehn altère la densité et la stabilité des plates-formes. Tandis que les grands froids sont censés revenir avec l’automne, les surfaces glaciaires se réduisent encore à cette période de l’année sous l’effet de la chaleur et leur neige perd de sa porosité. Les glaces se fracturent plus rapidement.

    Les scientifiques qui n’ignorent pas ces enjeux craignent que la séquence de A68A n’annonce la désintégration des plates-formes de l’Antarctique les unes après les autres. Le phénomène ne serait pas sans conséquences à l’échelle de la planète. Ces plates-formes sont alimentées par des glaciers dont elles retiennent les écoulements vers la mer. Si elles venaient à disparaître, le « bouchon » sauterait, les glaciers d’autres secteurs fonderaient à toute allure et le niveau des mers se relèverait mécaniquement. L’histoire de A68A raconte la souffrance d’un continent auquel notre avenir, humains et non-humains réunis, est suspendu.

    Comment répondre au « trouble » dans lequel nous plongent de tels événements ? Pouvons-nous réussir à « vivre avec » lui sans que l’anxiété nous ronge et nous empêche de réagir ? Est-il possible d’échapper au registre du spectaculaire sans s’abandonner à la conscience tragique ? Depuis des années, la philosophe Donna Haraway se pose ces questions. Elle nous invite à remiser nos émotions hollywoodiennes en même temps que nos désespoirs afin d’inventer les récits, les pratiques, les concepts et même d’autres troubles qui nous aideraient à mieux habiter ce monde cabossé. Dans un livre récent, j’ai, au fond, répondu à l’invitation en me demandant quelles histoires différentes nous racontent les mondes de glace.

    À y regarder de plus près, les glaciologues nous en offrent quelques-unes. Il suffit d’examiner leur vocabulaire. N’utilisent-ils pas le terme de « vêlage » (calving en anglais) pour désigner la rupture d’un glacier lâchant des icebergs ? Ce mot assimile le glacier à une vache, ou une baleine, et l’iceberg à un veau, ou un baleineau. Littéralement, les icebergs naissent. Les glaciologues parlent aussi de l’iceberg « mère » qui se brise à son tour en icebergs « filles » ou « sœurs », parfois « fils » ou « frères ». Ils tissent des liens de parenté et de filiation. Ne disent-ils pas enfin d’un glacier qu’il est « mort » lorsqu’il ne reste plus de lui qu’une fine couche de neige, supposant de cette manière qu’il a vécu ?

    Ce ne sont pas là de simples exercices poétiques. Les mots comptent. Ils expriment des sentiments que je qualifierais, avec le géographe Yi-Fu-Tuan, de « topophiliques ». Ils traduisent des expériences affectives, parfois même fusionnelles, avec des milieux et leurs personnages principaux : un glacier, un iceberg, telle portion de banquise, tel versant montagneux.

    Des mots aux réalités des écosystèmes, le pas est vite franchi. La biodiversité des milieux glaciaires n’a pas attendu que des humains frémissent devant des icebergs pour se développer et s’adapter. Confrontée à un A68A amaigri et crevassé, la faune de l’île de Géorgie du Sud aurait peut-être inventé des solutions pour trouver d’autres voies d’accès et s’alimenter. Si des blocs s’échouent, il arrive également qu’ils se dégagent un peu plus tard pour reprendre leur voyage. Par ailleurs, les icebergs perturbent les habitats sous-marins lorsqu’ils les raclent. Les spécialistes en écologie benthique nous apprennent qu’ils en emportent chaque fois quelques-uns pour les déposer dans d’autres zones. Ils reconfigurent les fonds aquatiques en les labourant.

    Continuellement, ils ensemencent les eaux profondes. Ils véhiculent des nutriments et des sels minéraux qui nourrissent le phytoplancton et constituent les premiers éléments de la chaîne trophique des milieux polaires – sous la banquise elle-même se nichent toutes sortes d’espèces, des vers nématodes, des anémones, des coraux de type alcyonaire, des isopodes, des étoiles et des concombres de mer, des oursons d’eau, des crevettes.
    Sans la multitude d’organismes micro-cellulaires qui s’accrochent aux parois immergées des icebergs, les êtres sur la planète respireraient moins bien, dont les manchots de l’île de Géorgie du Sud. Les blocs jouent un rôle crucial dans l’équilibre des écosystèmes marins. Ils confirment que les glaces sont les garantes du cycle de l’eau dont dépend le réseau global du vivant.

    Si les glaces sont bien des milieux de vie, pourquoi ne pas aller plus loin et reconnaître qu’elles sont « animées » ? Bien des populations autochtones en Arctique ont été déplacées, éliminées et oubliées au cours de l’Histoire. Elles n’en sont pas moins là et revendiquent aujourd’hui le droit d’habiter leurs terres. Mais les conséquences du réchauffement climatique se font dramatiquement sentir à ces latitudes. La raison en est simple : plus les températures augmentent et plus la capacité du manteau blanc de la Terre à réfracter vers l’espace les rayons du soleil diminue. L’affaiblissement de l’albédo enfonce ces régions dans la spirale négative de l’effet de serre qui s’auto-entretient. Cette dynamique infernale provoque ailleurs des épisodes de sécheresse sévère ou de débâcle furieuse – ainsi en va-t-il dans les vallées peuplées de la chaîne himalayenne.

    Les communautés n’ont pas le sentiment d’être responsables de cette situation mondiale. Mais les glaces sont une partie d’eux-mêmes et elles vivent leur fonte comme si on amputait leur propre corps. La militante écologiste Sheila Watt-Cloutier évoque un « droit au froid » pour rappeler combien la glace est nécessaire aux Inuit qui arpentent ces régions depuis des siècles. Ils en ont besoin pour exercer leurs droits fondamentaux.

    La banquise, les glaciers, les icebergs, ces « entités » font toujours partie de la vie quotidienne dans les zones arctiques. La division épistémique entre les « choses » et les « êtres » n’existe pas dans les cosmologies traditionnelles. Les glaciers réagissent aux actions humaines. Ils détiennent une autorité spéciale sur les communautés. Des normes organisent les relations. On s’y prendra à plusieurs reprises pour approcher un glacier sans jamais le regarder « dans les yeux » les premières fois ; on ne s’aventurera pas à cuisiner à proximité de ses parois froides et l’on s’abstiendra de disperser par inadvertance des gouttes de graisse sur le sol ; on ne construira surtout pas à son amont des barrages contredisant les équilibres de ses sols, sous peine de réveiller sa colère.

    Un glacier qui s’agace commence toujours par grommeler. Puis il vocifère et bondit hors de son lit comme un dragon enragé. Il se déverse sur les villages, les inonde, détruit leurs maisons et fait des victimes. En sanctionnant les erreurs commises par tel membre d’un clan, il oblige une communauté à reformuler ses règles de conduite à plus ou moins long terme. Face à un glacier, la prudence est requise. Si l’on ne respecte pas la norme d’une juste distance, il est impossible de cohabiter pacifiquement.

    Ces usages du monde font bouger les lignes de partage entre ce qui vivant et ce qui est mort. Ils nous réinscrivent dans une longue mémoire peuplée de figures insoupçonnées. Nous ne sommes plus les uniques acteurs. Ce sont des histoires de solidarité, tantôt heureuses et tantôt cruelles, des archives collectives sensibles. Il importe de les écouter. On entend les voix de « choses » qui n’ont jamais été des « choses ».

    Les tribus maories qui ont obtenu le 14 mars 2017 auprès du Parlement néo-zélandais le statut de « personnalité juridique » pour le fleuve Whanganui ont pu renouer des liens avec l’entité vivante et indivisible que le droit colonial avait découpé en rives et berges vendues à des propriétaires. Elles n’ont cessé de clamer qu’« elles sont la rivière » et que « la rivière est eux ».

    Toute personne qui habite à proximité d’un glacier, ou qui entretient une relation régulière avec lui, le perçoit pareillement comme un être vivant. Elle éprouve des émotions particulières. Tous les jours, elle l’écoute, l’observe, note ses variations chromatiques, se demande au réveil s’il a bien dormi. Elle s’insère dans son monde. Lui prend place dans sa vie, comme un membre lointain de sa famille. Les biographies s’entremêlent. Elle devient le glacier et le glacier devient elle. Au plus profond d’elle-même, elle désire qu’il ne fonde jamais.
    Lorsqu’elle constate que son volume diminue tandis qu’il fait partie d’un espace classé (c’est le cas du glacier de Saint-Sorlin dans le massif de l’Étendard des Grandes Rousses), elle pleure et refuse une telle absurdité. Elle veut que le glacier soit considéré pour lui-même et qu’il soit sauvé. De plus en plus, ces relations de familiarité intense entre humains et non-humains forment le terreau des demandes de justice climatique.

    Ne pas maintenir les mondes de glace et leurs histoires au loin, dans une altérité radicale, permet de mieux saisir leur importance. Après tout, les glaciers sont un peu comme des arbres et la banquise est un peu comme une forêt. Nous les aimons autant. Ils semblent immobiles. Pourtant ils se meuvent, les uns en suivant le mouvement de leur masse vers l’aval, les autres en faisant courir leurs racines sous la terre. Ils sont à la fois nos ancêtres et nos contemporains. Nous dépendons au même titre de l’oxygène qu’ils contribuent à fabriquer.

    C’est là notre autre trouble commun. Celui-ci ne nous attriste pas, il nous exalte. Il ne nous paralyse pas, il nous tonifie. Nous sommes ici troublés parce que nous percevons des affinités multiples avec des êtres non-humains si différents en apparence. Ces liens nous attirent irrésistiblement. Ils réveillent notre empathie et agissent comme un antidote joyeux. Ils ouvrent des horizons de vie nouvelle et nous extirpent de l’alternative narcissique du spectaculaire et du tragique.
    La Terre est un milieu de milieux où tout dépend de tout. Notre signature y est trop visible, nos empreintes y sont trop profondes. Nous le savons. Nous n’avons pourtant pas encore répondu collectivement à cette question : que gagnerions-nous à penser que la matière n’est pas inerte ?

    Nous y gagnerions une imagination incroyablement riche. Notre conscience du vivant s’élargirait vraiment. Nombre de nos préjugés se dissiperaient et nous pourrions reformuler quelques-uns de nos concepts classiques (pensons seulement à la notion de société). En substituant aux vieux outils des expériences partagées avec tous les êtres qui composent les écosystèmes et en racontant la vie sans limites, nous augmenterions les chances de fabriquer des outils neufs.

    Ce changement de perspectives nous aiderait à mutualiser les imaginations pour réorienter nos conduites. Nous obtiendrions un sens inédit de la connivence.
    S’intéresser aux êtres non-humains, y compris à ceux qui ne sont ni faune ni flore, c’est inviter la Terre entière sur la scène du vivant.

    https://aoc.media/auteur/olivier-remaud

    #philosophie #glaciers #icebergs #justice_climatique

  • À San Francisco, quand mon quartier fait l’expérience de la pandémie
    Par Howard Becker (12/04/2020)
    SOCIOLOGUE
    https://aoc.media/analyse/2020/04/12/a-san-francisco-quand-mon-quartier-fait-lexperience-de-la-pandemie

    L’épidémie de Covid-19 transforme nos habitudes, nos interactions sociales : nous nous adaptons pour faire face à la crise. Résident de North Beach, à San Francisco, l’immense sociologue Howard Becker observe avec minutie et empathie comment la vie s’est ajustée dans son quartier.

    J’habite à San Francisco, dans un quartier qui s’appelle North Beach ou Russian Hill, les deux s’entremêlant sans frontière nette. Ce quartier date du séisme et de l’incendie de San Francisco de 1906, quand tout, dans ce coin, a été détruit, non pas par le tremblement de terre mais par le feu, qui n’a laissé qu’un tas de cendres.

    Reconstruite, cette petite partie de mon quartier a fourni les principaux logements des immigrants siciliens, venus avec leurs traditions et pratiques de la pêche. Quand j’ai emménagé ici il y a plus de cinquante ans, les « étrangers » comme moi et ma famille, et les autres familles similairement « américaines » de peintres et de sculpteurs qui enseignaient au San Francisco Art Institute situé non loin, n’ont pas été les bienvenus. Les pêcheurs qui apparaissaient, au printemps, assis sur les marches devant leur appartement où ils raccommodaient leurs filets et casiers à crabes, craignaient que nous ne rendions le quartier plus désirable, et – du fait de leur propre cupidité, ils étaient clairs sur ce point – qu’ils ne se retrouvent forcés de vendre leurs immeubles en échange des prix élevés que, nous, « Américains » offririons.

    Cela s’est effectivement passé ainsi, par étapes, au fil des ans. La première réelle invasion du quartier occupé par les Italiens a été celle des Chinois, qui ont traversé la frontière officieuse mais très réelle qui séparait la Little Italy du Chinatown tout proche. Ainsi, les immeubles des rues autour de chez moi ont bientôt appartenu à des Chinois et des familles sino-américaines, qui les habitaient. Les « Américains » et les « Sino-américains » ont rapidement noué des liens de voisinage, bien que rarement intimes. Nous pouvions les connaître suffisamment pour leur demander de réceptionner un colis en notre absence, mais pas au point de les inviter à dîner.

    Les établissements liés à la communauté locale italienne – les restaurants, dont les gérants faisaient encore partie de cette communauté où qu’ils résident dans la ville – ont peu à peu été remplacés. La fabrique de pâtes au coin de la rue a déménagé lorsque les hippies sont arrivés, pour être remplacée par un Co-Existence Bagel Shop. Les coffee shops tenus par des hippies, ainsi que les voyageurs hippies comme moi et ma famille, sont restés là pendant longtemps.

    Et il y avait toujours quelqu’un pour fournir les services que le citadin américain s’attend à trouver : coiffeurs, salons de beauté, supérettes de quartier, bars et cafés.

    [Mon quartier a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux.]

    Peu à peu, tout le monde s’était habitué aux Chinois et hippies installés ici. Mais bientôt la population du quartier a commencé à refléter les nouvelles entreprises qui étaient en train de gagner la ville : les géants de l’informatique et de l’information, qui se sont tout naturellement installés dans les vastes bâtiments du Financial District_ e San Francisco. Avec ces nouvelles entreprises – Sales Force, par exemple, a acheté son propre immeuble de plusieurs étages –, sont arrivés les gens qui y travaillaient. Certains de ceux qui désiraient habiter dans la City avaient des enfants en bas âge. Tout cela a contribué à augmenter la demande pour le stock réduit et limité de logements à North Beach/Russian Hill (et dans le quartier limitrophe de Telegraph Hill), logements qui avaient l’avantage d’être relativement proches à pied des bureaux de ces nouveaux géants de l’économie.

    Ainsi, mon quartier n’est pas un coin perdu, immuablement stable de la ville. C’est une communauté composée d’une population sans cesse changeante située dans un périmètre physique réduit, un quartier doté d’institutions, d’organismes, d’entreprises et de petits commerces qui sans cesse s’efforcent de répondre à des impératifs socio-économiques en perpétuelle évolution. Mais il a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux qui viennent soutenir les habitudes, besoins et désirs des gens qui y habitent.

    Ces accommodements sont visibles dans les petits détails de la vie de tous les jours, dans la manière dont la vie sociale « fonctionne » ou non. Et cela relève du truisme sociologique que de dire que ce n’est que lorsque les accommodements sociaux ne fonctionnent pas comme il se doit, et que tout le monde commence à se plaindre, que l’on prend conscience de la manière dont fonctionnent effectivement les choses quand elles fonctionnent.

    San Francisco est désormais, comme le reste du monde, assiégée par le coronavirus. Les dirigeants ont demandé aux citoyens d’éviter tous les contacts que la vie quotidienne d’ordinaire exige dès lors qu’il s’agit de travailler, manger, faire ses courses, socialiser, accéder aux soins de santé et de s’adonner à tant d’autres petites routines de la vie.

    Cela ne veut pas dire que plus aucune partie de l’énorme machine qui sous-tend notre vie au quotidien ne fonctionne. Il m’est encore possible, tous les matins, de recevoir et lire mon journal, le San Francisco Chronicle, éminemment conscient que quelqu’un s’est levé, alors qu’il faisait encore nuit, pour se mettre au volant d’un camion chargé d’exemplaires du journal (au contenu écrit et imprimé par bien d’autres encore), pour venir jusque dans notre rue afin que quelqu’un, depuis l’arrière du camion, puisse en lancer un paquet dans l’entrée de notre immeuble. La vie continue. J’ai ma presse habituelle qui alimente mes analyses de la vie de tous les jours.

    Cela fonctionne, du moins jusqu’à présent, pour la livraison des journaux. Mais qu’en est-il de la nourriture ? Personne ne lance du lait, des œufs, des fruits et des légumes de l’arrière d’un camion jusqu’à l’entrée de mon immeuble. La ville s’est toujours organisée différemment pour répondre à ce besoin. Mais les nouvelles règles imposées par le virus interfèrent avec cette organisation d’une manière à laquelle nous ne sommes pas préparés.

    [Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover.]

    La plupart des choses continuent d’être comme elles ont toujours été. Nous continuons d’avoir des magasins de proximité où nous pouvons acheter tout ce dont nous avons besoin pour nous nourrir, nous et notre famille. Mais qui sait quand la pandémie interfèrera avec cette offre là ? Et les restaurants, cette lointaine invention visant à nourrir une population toujours plus nombreuse dans des villes comme Paris, où les gens ne vivent plus au sein d’une unité familiale où la confection des repas fait partie de la division coutumière du travail ! Que se passera-t-il, à présent que les citadins doivent abandonner la proximité et l’intimité qui semblaient nécessaires à notre style de vie, afin d’éviter d’être infectés par cet ennemi invisible, et afin que nous puissions obtenir ce que nous voulons, et ce dont nous avons besoin, en évitant les obstacles et dangers que l’épidémie amène ?

    Comme souvent, c’est un problème, un danger qui exige de nous que nous changions notre manière de faire, en l’occurrence la façon dont les citadins se nourrissent. Les sociologues ne peuvent pas ranger les gens dans des groupes – comme le font les psychologues expérimentaux, qui traitent les membres de ces groupes de manière différente, afin de déterminer ce que ces traitements distincts entraînent comme différences de comportement chez leurs « sujets ».

    Changer l’organisation de la vie sociale requiert des inventions sociales : des manières nouvelles de faire d’anciennes choses, ou des choses nouvelles pour remplacer les anciennes manières d’assouvir des besoins. Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover, à créer les nouvelles façons de faire qui s’imposent. La vie sociale fait l’expérience pour nous.

    Cela oblige ceux qui font de la sociologie à être prêts à observer la vie autour d’eux, afin de voir qui fait quoi et par quel nouveau moyen, et d’entendre non seulement les raisons qu’ils donnent aux changements qu’ils mettent en place, mais aussi les réactions de ceux qui les entourent, à ces nouvelles solutions. L’histoire nous fournit une fois de plus l’occasion de regarder comment les gens improvisent des solutions face à une énième version de ces mêmes bonnes vieilles difficultés.

    La nourriture est la réponse générale à la question de savoir comment nous nous alimentons. La plupart des habitants de San Francisco se nourrissent en préparant des repas chez eux, en utilisant des aliments achetés dans des magasins d’alimentation. Certains de ces magasins sont des avant-postes de grandes chaînes (Safeway, par exemple, à San Francisco). D’autres magasins sont spécialisés, répondant par exemple aux exigences de ceux qui auraient besoin d’ingrédients adaptés à une cuisine italienne régionale. D’autres magasins encore (essentiellement dans le quartier japonais) fournissent le meilleur et le plus frais des poissons pour la préparation des sashimi, spécialité japonaise. Quelques traiteurs juifs servent de la soupe aux boulettes de matzoh, des sandwichs au pastrami, etc. D’autres personnes encore font leurs emplettes dans les omniprésents marchés de producteurs. Beaucoup de restaurants servaient des plats raffinés préparés par de vrais chefs. La ville s’enorgueillit de plusieurs restaurants étoilés par le Michelin.

    Or, aujourd’hui, en raison des restrictions imposées pour une période indéfinie par la pandémie, aucun de ces restaurants ne peut accueillir une clientèle, qu’elle soit de passage ou qu’elle réserve une table. Ces manières habituelles d’accueillir les clients constituent aujourd’hui une violation des règles strictes en matière de réunion dans l’espace public imposées par la ville. Par conséquent, les restaurants ne peuvent plus ouvrir leurs portes, ce qui signifie plus d’entrées d’argent, et donc pas d’argent pour payer les fournisseurs de produits bruts, les employés et le propriétaire des murs.

    Ainsi, ceux d’entre nous qui habitent North Beach et trouvaient cela pratique et agréable d’aller manger régulièrement au restaurant Da Flora sur Columbus Avenue, ne peuvent plus le faire. Jen et Darren, propriétaires du restaurant, étaient, bien entendu, encore plus contrariés que nous. Ils n’avaient jamais préparé de repas à emporter ou à livrer, et ils n’étaient pas sûrs de pouvoir nourrir leurs clients de cette manière, ni que quiconque veuille que leurs repas leur parviennent ainsi.

    Pourtant, moi, je savais que je voulais leurs plats, peu importe la manière dont ils me parvenaient ; alors je les ai appelés pour tenter de les persuader d’essayer, et de voir si d’autres personnes voudraient bénéficier de ce genre de service. À leur agréable surprise, c’est exactement ce que beaucoup voulaient. Tous ceux qui ont tenté l’expérience en ont immédiatement parlé à des amis, et la nouvelle s’est répandue. Les affaires ont repris ! C’est Christopher, le frère de Darren, serveur au restaurant en temps normal, qui livre les repas – plat principal, salade, pain et dessert –, facturés au même prix qu’autrefois dans le restaurant.

    Elias, l’autre héros de ma petite histoire, était depuis plus de vingt ans le propriétaire et l’exploitant du Café Sappore, situé sur Lombard Street, à une rue de chez nous. Sappore était soutenu, en partie, par les cars de touristes venus du monde entier pour arpenter la célèbre rue Lombard (une courte rue tout en lacets qui rejoint deux rues perpendiculaires) – touristes qui s’arrêtaient à Sappore pour prendre un café ou un thé et un sandwich. Ce café était aussi devenu, sans que personne ne l’ait voulu ou planifié et certainement pas Elias, le lieu privilégié des réunions de quartier, l’endroit où, lorsqu’il y avait un problème qui excitait les résidents permanents, l’inévitable « réunion de protestation » se déroulait. Et c’était aussi l’endroit où l’on pouvait inviter une personne à déjeuner en sachant que quels que soient ses goûts, restrictions ou excentricités alimentaires, elle trouverait au menu quelque chose que non seulement elle supporterait, mais qui en plus la régalerait. Tout cela pour dire que Sappore a prospéré.

    Cependant, un jour, de manière inattendue, Elias a perdu le bail du lieu. Il a rapidement trouvé un autre endroit, beaucoup plus petit, sur Columbus Avenue, une rue voisine bien plus large et fréquentée, et il a ouvert Le Sandwich, dont la carte se composait d’une douzaine de sandwiches : des classiques comme le Reuben, et des variétés moins connues comme le Bollywood. Le succès a été immédiat.

    [Cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait une « culture ».]

    Puis le coronavirus est arrivé, et avec lui son lot de difficultés. Mais Elias n’a pas fermé. Comme il n’avait pas d’endroit où les gens pouvaient manger ce qu’il préparait, à part quelques chaises sur le trottoir, il a pu continuer à faire ses sandwiches et à les vendre sans violer les nouvelles restrictions. Et puis il a annoncé qu’il pourrait également livrer d’autres types de repas.

    Je savais vaguement qu’Elias avait aussi une activité de traiteur, des dîners destinés à un nombre important de convives lors de soirées chez des particuliers. Je découvrais à présent que c’était une partie importante de ses activités dans la restauration, et qu’il dirigeait son affaire depuis son appartement voisin. Quelques jours plus tard, il nous a dit qu’il était prêt à commencer à livrer des repas, deux soirs par semaine. Nous avons eu la primeur – de délicieuses lasagnes –, et c’est maintenant une affaire régulière. Chaque semaine, il met en ligne son nouveau menu. (Mais je dois vous rappeler qu’il ne livre pas à Paris !)

    Ces deux entreprises sont montées au créneau lorsque leurs clients – ainsi qu’elles-mêmes – ont commencé à pâtir de la situation imposée par la pandémie. Ainsi, la nourriture que les gens désiraient, la nourriture que Jen, Darren et Elias voulaient continuer de préparer pour pouvoir travailler et subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs employés, cette nourriture, ils ont su la rendre disponible. Ils ont réagi de manière rapide et inventive, au bénéfice de tous.

    On peut faire un parallèle entre cette situation et le domaine de l’interaction interpersonnelle. Dans la vie quotidienne ordinaire, beaucoup de gens du quartier commencent à vous lancer un « Hi ! » à l’américaine après vous avoir croisé plusieurs fois. Souvent, un voisin de longue date nous présente une personne qui vient d’emménager dans un des appartements de la rue. C’est ainsi que nous avons rencontré Terry, qui venait de s’installer dans l’immeuble voisin du nôtre, qui avait été acheté par Ben et Bethany Golden pour s’assurer que tous les logements seraient occupés, à terme, par des personnes avec lesquelles il serait facile de s’entendre. Lorsqu’ils trouvaient de telles personnes, ils leur vendaient un appartement. Et présentaient les nouveaux-venus aux voisins.

    C’est ainsi qu’un jour Bethany nous a présenté notre nouvelle voisine, Terry Ewins, qui avait récemment acheté un des appartements, en précisant en passant qu’elle était capitaine au poste de police du quartier. Elle semblait tout à fait agréable et raisonnable, et nous avions l’habitude de nous saluer dans la rue, mais là s’arrêtait notre relation de « voisinage », exactement comme pour les autres personnes qui avaient progressivement emménagé dans les logements du coin.

    Et puis, un peu plus tard, après que London Breed, le maire de San Francisco, a émis la directive officielle de non-circulation dans les rues sans raison valable, Terry (qui, entre-temps, avait été promue au rang de commandant) a fait savoir (par l’intermédiaire de Bethany, qui nous avait présentés) qu’elle se rendait au travail à pied tous les jours, et que si nous avions besoin de faire une course, ou de quoi que ce soit qui nous obligerait à sortir, il suffisait de le lui faire savoir, et qu’elle serait heureuse de faire la course pour nous.

    L’idée que nous nous faisions du policier de haut rang n’incluait apparemment pas – vu notre première réaction de perplexité – le fait qu’il rende de tels services à des personnes à peine connues de lui. Non que cette femme ait fait quelque chose pour mériter qu’on la soupçonnât de quoi que ce soit – cela relevait juste d’un simple préjugé de notre part. En y réfléchissant davantage, j’ai réalisé qu’elle avait dû dire cela parce qu’elle avait vu que je suis plutôt âgé (91 ans, pour être exact, mais ça elle ne le savait pas, et a dû simplement déduire mon grand âge de mes balades assistées d’une canne) et estimé qu’une aide occasionnelle, et non contraignante pour elle, me rendrait service.

    Je me suis mis à réfléchir à la façon dont la directive du maire sur le confinement affectait les organisations et le comportement des gens. Il semble probable que les petits gestes et événements, comme ceux que je viens de décrire, se produisent plus souvent maintenant que nous sommes dans cette « situation d’urgence », bien que personne n’en ait fait le constat.

    Ceci nous laisse penser que cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait tout un ensemble de ce que les spécialistes de sciences sociales appellent « culture » ou « compréhensions partagées » : des accords implicites pour l’adoption de certains comportements dans certaines circonstances. Ces « circonstances » sont rarement réunies comme elles le sont actuellement, de sorte que nous assistons ici à la façon dont la possibilité d’un tel comportement advient, dès lors que les circonstances commencent à convaincre les gens que ce type de situation inhabituelle exige des réactions inhabituelles.

    traduit de l’américain par Hélène Borraz

    Pour @colporteur ;)
    #Howard_Becker #San_Francisco

    Howard Becker
    SOCIOLOGUE, PROFESSOR AT THE UNIVERSITY OF WASHINGTON
    Né en 1928, Howard S. Becker fut formé dans la tradition de l’école de Chicago, notamment auprès de Everett Hughes. Il est l’auteur de très nombreux livres classiques de sociologie, à commencer par Outsiders ou Les Mondes de l’art.

    https://aoc.media/auteur/howard-becker

    • San Francisco ou la distanciation sociale avant l’heure
      Par Cécile Alduy (27/04/2020)
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE
      https://aoc.media/opinion/2020/04/27/san-francisco-ou-la-distanciation-sociale-avant-lheure

      La distanciation sociale, le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie de Covid-19 ? Dans ce cas, il n’est pas surprenant que San Francisco, ville de l’automobile individuelle, de Tinder, de UberEat… soit particulièrement épargnée. Mais cette observation est à double tranchant, révélatrice de la fracture digitale, qui est aussi fracture sociale, dans une ville déjà désertée par tous ceux pour qui le télétravail n’est pas une option.

      On a ressorti les masques. Le bleu, le rose, le bariolé, taille enfant, achetés pour nous protéger des fumées toxiques du Paradise Fire en novembre 2018. L’air était âpre, piquait les yeux, la gorge. Un brouillard roux à couper au couteau masquait la ville. Déjà, on se calfeutrait et on comptait les morts. Déjà, pendant des jours, on a eu peur de suffoquer.

      À l’heure du coronavirus, on retient de nouveau son souffle à San Francisco. Mais aujourd’hui le mal est invisible, partout et nulle part, intraçable. On porte des masques en plein soleil, alors que l’air n’a jamais été aussi pur. Les abeilles sont revenues, les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Mais les balançoires des jardins d’enfants pendent dans le vide, inutiles. Les autoroutes qui cisaillent la ville se sont tues. Devant les supermarchés s’allongent des files en pointillé – une personne tous les deux mètres, gants en latex aux mains, et masques déjà obligatoires. La ville est inchangée, la nature resplendit, mais les humains sont sur la défensive, parés pour un cataclysme.

      Pourtant, dans la Baie de San Francisco, le nombre de morts n’est pas parti en flèche, comme à New York, en France, en Espagne ou en Italie. La fameuse « courbe » des infections au Covid-19 a été tellement aplatie par des mesures précoces qu’on attend encore « la vague » et le « pic », alors que la côte Est et la Floride ont été submergées.

      Mais tout aurait pu être différent. Le 10 mars on recensait quatorze cas d’infection à San Francisco, ville de 885 000 d’habitants, contre seulement sept à New York, qui en compte 8 millions. Un mois plus tard, cette dernière ville est en urgence absolue, littéralement asphyxiée. L’autre attend, immobile. Plus de 13 000 morts à New York au 18 avril contre 20 (en tout) à San Francisco. Pourquoi un tel écart ?

      Il y a d’abord sans aucun doute la chronologie – tardive et à reculons côte Est comme en France, proactive en Californie – des politiques publiques. Début mars les rassemblements de plus de 1000, puis de 100 personnes sont interdits ; en France, on en est encore aux meetings électoraux des municipales et le Président Macron se targue d’aller au théâtre car, dit-il, « la vie continue ». Dès le 16 mars, alors qu’on compte neuf décès sur tout l’État de Californie, les écoles publiques ferment (les écoles en France n’ont été fermées que le 13 mars, alors qu’il y avait déjà 79 morts déclarés). Le 17 mars, la maire de San Francisco, London Breed, une vigoureuse noire américaine démocrate, signe un décret de « shelter in place », littéralement « restez à l’abri où vous êtes », une expression tirée des manuels de riposte aux risques de radiation nucléaire, et familière des États confrontés aux tueries au fusil d’assaut dans les écoles et aux hurricanes. Le gouverneur Gavin Newson étend bientôt cette ordonnance à toute la Californie. Au même moment, le gouverneur de l’État de New York, Cuomo, est catégorique : « Il n’est pas question d’imposer un « shelter in place » à New York » annonce-t-il le 18 au New York Times. Il devra faire marche arrière deux jours plus tard.

      Face à une épidémie qui se propage de manière exponentielle, chaque contact évité ralentit la machine infernale. Chaque jour perdu dans l’insouciance ou le déni l’accélère. CQFD par l’exemple californien.

      [L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose.]

      Mais au-delà des mesures officielles, ce sont des facteurs socio-culturels et géographiques qui ont aussi fait la différence dans le quotidien : des habitus, des croyances, des bulles cognitives, des modes d’interaction sociale et une géographie suburbaine qui forment un mode de vie – et d’agir – propre à la Californie et surtout à la Baie de San Francisco. Un écosystème où la vie digitale infusait dans la ville bien avant que tout ne bascule dans la réalité virtuelle, et où l’État n’a jamais été un sauveur. Sauf pour les laissez-pour-compte de la révolution de la tech.

      La pandémie est d’abord un révélateur du politique au sens littéral de gestion de la cité. Les lieux d’exercice du pouvoir où la riposte s’est décidée précocement ont été d’abord hors de la politique et du système représentatif. Si les maires et le gouverneur ont été rapides à réagir, ils n’ont fait que suivre d’autres acteurs souvent plus puissants : l’influence de la tech et des universités comme leaders d’opinion et de comportements dans la Silicon Valley a été précoce, et décisive.

      Ainsi, le télétravail a été organisé en amont dès fin février, puis imposé aux salariés des starts-ups et des mastodontes début mars avant même que le confinement ne soit déclaré (là aussi très tôt) par les counties. Ces multinationales ont des milliers d’employés partout dans le monde et évaluent très tôt les risques économiques et sanitaires de la déflagration qui se propage de la Chine vers l’Europe et le reste du monde. Culture du big data, de la modélisation des comportements, de l’analyse de risque, de l’agrégation et de la gestion de l’information, du leadership, et de l’ouverture commerciale et culturelle sur le Pacifique, le cœur de métier des Apple, Amazon, Facebook, Google, et autres grandes et petites tech companies les préparaient culturellement et industriellement à prendre le pouls de l’Asie et à anticiper au quart de tour.

      On aime critiquer les GAFA et la tech (et il y a plein de raisons valides pour le faire), et pointer du doigt la mondialisation comme l’une des causes ou des accélérateurs de la pandémie. La réalité est plus complexe : dans l’écosystème de la Silicon Valley, ils ont aussi eu un rôle de leaders et ont accéléré la prise de conscience, pour ensuite participer massivement à l’adaptation de la région aux conséquences du confinement. Google a ainsi déployé 100 000 hot spots WIFI gratuits dans les zones blanches de Californie et donné 4 000 ordinateurs Chrome book aux écoles publiques. Il n’en demeure pas moins troublant de constater le pouvoir décisionnaire massif de ces magmas industriels.

      C’est plus généralement que la culture de la Baie est marquée une attitude de responsabilité individuelle à double tranchant. L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose, si ce n’est, au minimum, de ne pas être un obstacle (ce qui, sous la présidence Trump, n’est pas gagné d’avance). L’idée d’un destin collectif existe, mais il repose sur l’appartenance à une « community » qui n’est pas, contrairement à une idée reçue française, fondée exclusivement sur l’identité ethnique ou sexuelle, mais plutôt sur des micro-lieux de vie et de partage de destins : quartier, entreprises, villes. Et donc les quartiers s’organisent pour soutenir les cafés et restos indépendants menacés de mettre la clé sous la porte, les villes décident seules quand et dans quels termes imposer le confinement, les sans-abris sont mis à l’abri massivement par les municipalités, les entreprises développent seules de véritables politiques de santé publique.

      À Stanford University (où j’enseigne), le campus a ainsi basculé en mode purement digital dès le 9 mars, pour être entièrement fermé et évacué le 25. L’activité de recherche, sans attendre d’hypothétiques fonds publics, s’est immédiatement réorientée vers la réponse à la pandémie, dans la faculté de médecine, en sciences sociales ou en design, tandis que le semestre de printemps se déroulait entièrement par Zoom avec des étudiants aux quatre coins du monde.

      Le discours du leadership n’a d’ailleurs pas été celui d’une « guerre » à mener ou gagner, mais un engagement de responsabilité civique fondé sur l’analyse des données scientifiques et la prise en charge des besoins de la « communauté ». D’immenses efforts ont été déployés pour subvenir aux besoins de (presque) tous, des étudiants boursiers aux post-docs, aux jeunes professeurs non titularisés, aux restaurateurs, agents d’entretien, contractuels, le staff, financièrement, psychologiquement, technologiquement et intellectuellement. Et face au désastre économique qui se précise, le président de Stanford et la vice-présidente vont amputer leurs salaires de 20%.

      D’autres facteurs socio-culturels et géographiques ont aidé à contenir, jusqu’ici, la propagation exponentielle du virus. Il y a d’abord la proximité avec l’Asie, qui est bien plus qu’une donnée géographique ou économique. Au dernier recensement (2010), plus de 33% des San Franciscains se déclaraient « Asian-American », un chiffre qui bondit à 58% de la population à Daly City, banlieue industrielle et résidentielle au sud de la ville. L’Asie n’est pas un horizon lointain sur cette frontière pacifique : elle est au cœur du tissu culturel, ethnique et intellectuel de la région. Elle façonne les manières de socialiser, de se saluer, d’interagir, de se protéger, et de penser le monde. Bien avant l’épidémie il n’était pas rare de voir des jeunes et moins jeunes Chinois ou Asian-American parcourir la ville portant un masque chirurgical, pour se protéger ou protéger les autres.

      Autre micro-différence culturelle, qui en période de coronavirus a pu avoir une influence : les gens se touchent moins à San Francisco qu’en France, en Italie, en Espagne ou à New York. Entre la culture hygiéniste, qui fait que les solutions hydro-alcooliques étaient déjà dans les sacs à mains et les officines de dentistes, et le « cool » un peu distant des échanges quotidiens, on se sourit de loin. La socialisation à San Francisco est chaleureuse dans les mots et les visages, mais plus distante physiquement, moins « au contact » (pas de bises à la française, on ne se serre même pas toujours la main pour se présenter, encore moins pour se dire bonjour — un salut de la tête, de loin, suffit ; les « hugs » sont réservés aux retrouvailles).

      [Cette « distanciation sociale » avant l’heure n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.]

      Cette distance sociale physique dans les interactions du quotidien est mise en abyme par la géographie urbaine, ou plutôt suburbaine de San Francisco et des alentours. Excepté un centre-ville touristique et des affaires assez dense et quelques îlots de tours, la ville s’étale sur sept collines principalement résidentielles, séparées par d’immenses parcs de plusieurs centaines voire milliers d’hectares, comme le Presidio. Les immeubles sont plutôt rares et limités par décret à quatre ou six étages. Le rêve californien est la maison victorienne individuelle (comme la fameuse « maison bleue » de Maxime Le Forestier, récemment mise sur le marché pour la modique somme de 3,5 millions de dollars).

      Pour un Parisien ou un New Yorkais, certains quartiers sont en temps normal d’un calme au choix flippant ou apaisant. Dans mon quartier de Potrero Hill, colline coincée entre deux autoroutes où sont perchées des maisons à deux étages, on vit ce paradoxe qu’il y a aujourd’hui, en plein « confinement » : plus de gens dans les rues (car ils ne sont plus ni dans leur voiture ni au bureau) que d’habitude, où l’on peut marcher cinq pâtés de maisons sans rencontrer âme qui vive. D’ailleurs les « clusters » de contagion sont presque exclusivement dans des centres pour sans-abris ou des maisons de retraite, ou dans le quartier de Mission où l’habitat collectif est plus dense.

      Chacun dans sa maison individuelle, et surtout dans sa voiture. Avec 1,7 voiture par famille, les San Franciscains font presque tout en automobile (malgré l’émergence du vélo électrique pour vaincre lesdites collines, pentues) : les courses, toutes les courses de la baguette à la pharmacie, la dépose-rapide des enfants devant l’école, les sortes de « drive-in » pour les chercher à 16h00 où l’on embarque non un plat mais un môme (le nôtre généralement, c’est bien organisé), le dentiste, le coiffeur, la balade du week-end à la plage, et surtout, le travail. Entre toutes ces activités, il peut arriver de passer quatre bonnes heures par jour en voiture, juste pour accomplir le minimum vital professionnel et familial. Les 160 000 passagers qui prennent quotidiennement le métro de San Francisco (400 000 sur toute la Baie) font pâle figure en comparaison des 4,3 millions qui s’agglutinent dans le métro new yorkais.

      Et ce qu’on ne fait pas en voiture, on le fait en ligne : acheter des habits, commander des repas (UberEat), faire faire ses courses par quelqu’un d’autre (Instacart, DoorDash), et même rencontrer l’âme sœur ou sa « date » (Tinder) — une App née à San Francisco vous évite de sortir de chez vous. Ce faible taux de promiscuité au quotidien aura-t-il freiné lui aussi la propagation du virus ? Là encore, les « leçons » de la crise ne vont pas forcément dans le sens qu’on aimerait : le tout voiture et l’uberisation ont peut-être été des facteurs protecteurs – du moins pour ceux qui peuvent en profiter.

      Avec le « shelter in place », les rues ne sont donc pas soudain vides – elles l’étaient déjà dans de nombreux quartiers la plupart du temps. Les interactions sociales se sont raréfiées, notamment dans ces rues qui offraient sur deux pâtés de maison une soudaine concentration d’échoppes, mais on télé-commutait déjà de manière régulière dans les entreprises de l’économie de l’information, de l’éducation, de la tech, ou de la finance. Et avec le tout voiture, combien de gens se croisaient vraiment dans la rue chaque jour, hors quartiers touristiques et d’affaires ? À visualiser New York ou Paris, puis le San Francisco d’avant, on imagine volontiers (même s’il faudrait des études précises) que nombre de San Franciscains faisaient déjà de la « distanciation sociale » sans le savoir.

      Et c’est d’ailleurs bien là que le bât blesse. Cette cartographie des interactions humaines esquissée ici à grand traits sans doute grossiers, révèle des failles sociologiques immenses qui se lisent déjà dans la géographie du Covid-19. Cette « distanciation sociale » avant l’heure que permettait la digitalisation des modes de vie et une urbanisation construite autour de la maison individuelle et de l’auto n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.

      Et si San Francisco échappait donc à la pandémie en partie parce qu’elle a exclu de ses limites, bien avant la crise, ceux qui la font vivre et ne peuvent plus y vivre, ceux qui vivent en habitat collectif, sont locataires, prennent les transports publics, n’ont pas deux tablettes, un ordinateur et 3 Iphones par foyer ? Car qui peut encore habiter dans une ville dont le revenu médian est de $112,000 par an, et où le loyer d’un « one bedroom » est autour de $3500 par mois ?

      Passer au tout digital était « seconde nature » pour la couche aisée de la population – celle qui se confine aujourd’hui tandis que les travailleurs qui ne peuvent se payer un loyer à San Francisco continuent de l’alimenter, de la soigner ou de lui livrer ses colis Amazon. Il existe bien encore quelques quartiers qui fourmillent, qui braillent, qui grouillent, qui arpentent, qui se serrent, qui vaquent, comme Mission, le Tenderloin, et ces non-lieux que sont les enclaves grappillées sous les ponts et les autoroutes, les terrains vagues le long des entrepôts, où des tentes éparpillée formant une ville fantôme. Ces quartiers sont eux frappés de plein fouet, par la maladie [1], par la fracture numérique qui laissent des enfants sans apprentissage et sans repas car sans école, par les licenciements secs, du jour au lendemain.

      La Silicon Valley et San Francisco ont été partiellement épargnées par la pandémie. C’est une bonne nouvelle. Sauf si elles l’ont été parce qu’elles s’étaient déjà confinées dans un monde d’après, où la distanciation sociale est d’abord la mise à distance des moins bien lotis.

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO

      [1 ] Lien vers :
      Coronavirus hits San Francisco’s Mission District hardest of all city neighborhoods (20/04/2020)
      https://www.sfchronicle.com/bayarea/article/City-data-show-SF-s-Mission-District-is-area-of-15213922.php

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO
      Cécile Alduy est professeure de littérature et de civilisation françaises à l’université Stanford (États-Unis), et chercheuse associée au CEVIPOF à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est l’auteur de Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Seuil, 2015), lauréat du prix « Penser la société » 2015 du Panorama des Idées. Journaliste politique, elle écrit régulièrement pour Le Monde, Le Nouvel Obs, The Atlantic, The Nation, The Boston Review, Politico, CNN et a publié de nombreux articles universitaires sur le Front national.

      https://aoc.media/auteur/cecile-alduyaoc-media

      (article en contrepoint, pas édité, beaucoup trop d’italiques... edit 27/05 : bon je sais pas si elle a trop lu Tiqqun ou Bourdieu, mais mettre des italiques pour "tech" ou "leaders", vraiment... bref, c’est mis comme c’est écrit, et y’aurait vraiment pas une façon de faire non manuelle ? )
      #Cécile_Alduy