• Alors que plus de 8 millions de salariés ont été placés en chômage partiel en avril, certains affirment avoir tout de même travaillé, en toute illégalité.

      Près d’un mois après, la colère ne retombe toujours pas pour Stéphane. Salarié dans un grand groupe de services en région toulousaine, il se souvient encore de cet appel reçu « le 28 avril à 18 h 30 » par son « n + 2 » . S’il est en télétravail depuis le début du confinement, instauré à la mi-mars pour tenter de freiner l’épidémie due au coronavirus, il ne compte pas ses heures. Projets, formations, ateliers… « Je travaillais même plus qu’en temps normal » , assure-t-il.
      Pourtant, en cette fin avril, son « n + 2 » lui apprend qu’il allait être mis au chômage partiel et que cette mesure était même rétroactive au 1er avril. « Tout le travail que j’ai fait pour le groupe, c’est l’Etat et le contribuable qui l’ont payé » , raconte-t-il, amer. Et alors qu’il devait débuter une mission début mai, « ils sont allés dire à mon futur client que j’avais demandé à être mis au chômage partiel pour garder mes enfants, et que donc je ne pourrai pas travailler. Ce qui est faux » . Le « coup de grâce » pour Stéphane.

      Il essaye de protester, en faisant part de ses doutes quant au bien-fondé et à la légalité de cette mesure. « On me rétorque : “Si ça te pose un cas de conscience, libre à toi de rester…” , avec un sourire ironique. J’étais très énervé, ils ont fait ça dans mon dos. »

      Plus de 8 millions de salariés en chômage partiel

      Le chômage partiel existait déjà avant la crise, mais il a été assoupli par le gouvernement pour prévenir les licenciements massifs : les sociétés qui voient leur activité baisser ou les entreprises contraintes de fermer peuvent y recourir. Leurs employés perçoivent alors une indemnité correspondant, en moyenne, à 84 % de leur salaire net, financée par l’Etat et l’Unédic. Et si l’employeur le souhaite, libre à lui de compenser la différence et d’assurer, ainsi, le maintien de la paye à son niveau habituel.
      En avril, plus de 8 millions de salariés étaient au chômage partiel, selon les derniers chiffres du ministère du travail. Depuis mars, ce sont plus d’un million d’entreprises qui ont sollicité une autorisation d’activité partielle.

      Mais combien ont tenté de profiter de la situation ? Selon une étude du cabinet Technologia, menée entre avril et mai auprès de 2 600 élus du personnel, « 24 % des employés en chômage partiel total auraient été amenés à poursuivre leur activité à la demande de l’employeur » . Et plus de 50 % des personnes interrogées considèrent que « des demandes d’activité interdites ont eu lieu »
      .
      Si la ministre du travail, Muriel Pénicaud, expliquait début avril privilégier « la confiance a priori et les contrôles a posteriori » envers les entreprises, elle a annoncé il y a quelques jours un renforcement des contrôles de la part des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), afin de détecter des fraudes. Ainsi le ministère faisait-il savoir, dans un communiqué diffusé à la mi-mai :
      « La mise en activité partielle de salariés auxquels il est demandé parallèlement de (télé) travailler, ou des demandes de remboursement intentionnellement majorées par rapport au montant des salaires effectivement payés figurent parmi les principales fraudes identifiées par l’administration. »

      « C’était du chantage »

      C’est ce à quoi est confrontée Pauline, employée dans une petite agence de communication en région parisienne. Quelques jours après l’annonce par le gouvernement de l’assouplissement du dispositif, elle est informée par sa direction qu’elle est placée en chômage partiel à 50 %, « de façon assez vague, et sans plus de précision sur les horaires à respecter » . Alors elle s’organise avec ses collègues et décide de ne travailler que les après-midi, « entre 14 heures et 18 heures » . Mais très vite, les horaires débordent :
      « On recevait des demandes de la direction à longueur de journée. Ils nous envoyaient des e-mails avec en objet des “urgent” ou des points d’exclamation. Il fallait être très réactif. Parfois, la veille, ils nous demandaient de travailler le lendemain matin plutôt que l’après-midi, ce qu’on faisait. Mais après on avait des réunions à 14 heures, à 16 heures… »

      Or dans cette petite entreprise, sans délégué syndical ni direction des ressources humaines, il n’est pas évident de se faire entendre. « On a tenté d’alerter, mais ils sont restés sourds, explique-t-elle. Ils nous disaient : “Nous aussi on est stressés, on travaille beaucoup, mais c’est indispensable pour la société.” C’était du chantage. » Et à la fin du mois d’avril, Pauline s’aperçoit que son salaire net a baissé de quelques dizaines d’euros, son employeur n’ayant pas souhaité payer la différence malgré le travail réalisé à temps plein.

      « On craint tous pour nos emplois »

      « C’est difficile pour un salarié de s’opposer , regrette Michel Beaugas, secrétaire confédéral de Force ouvrière (FO), chargé de l’emploi et des retraites. En plus, avec le télétravail, il se retrouve souvent isolé, sans les collègues autour, donc c’est encore plus compliqué. Et certains ne savent même pas dans quelle situation ils sont. Ils ne découvrent qu’à la fin du mois qu’ils ont été placés en chômage partiel. »

      Frédéric, chargé de la relation client dans une entreprise du secteur du tourisme en région parisienne, s’était, lui, porté volontaire pour travailler malgré son chômage partiel total. Deux heures tous les matins, en avril, pour « dépanner les collègues » . Mais, comme dans le cas de Pauline, très vite la situation évolue. « On me demande aussi de travailler l’après-midi. C’était des SMS, des messages WhatsApp, des e-mails…, explique-t-il. On m’alertait sur mon téléphone sur tel ou tel sujet urgent. Je devais me connecter trois ou quatre fois par jour. » Et la « bienveillance » du début disparaît. Alors qu’il passe à 10 % d’activité en avril, il informe sa direction qu’il ne pourra pas faire plus, du fait de la garde de ses enfants :
      « On m’a répondu : “C’est dur pour tout le monde, il faut le faire.” Avec nos collègues, on en parle, on se dit qu’on devrait moins se connecter, moins travailler, ne pas être aussi réactifs. Mais personne ne le fait, parce qu’on pense à notre poste. On est dans une situation compliquée, on craint tous pour nos emplois après cette crise. C’est une sorte de compétition qui s’est installée. »

      Et si, pour la plupart des salariés interrogés, la perte financière est minime, tous ressentent une « faute morale » et un « cas de conscience » d’être payés par l’Etat alors qu’ils poursuivent leur travail. « C’est quand même gênant de recevoir cette aide, explique Pauline. Ça donne l’impression qu’ils se sont servis de nous pour faire des économies. »

      « Il faut que de vrais contrôles soient mis en place, plaide Michel Beaugas. Il ne faut pas qu’il y ait une ou deux sanctions pour l’exemple. Aujourd’hui, avec les e-mails, les messages… il y a moyen de savoir si le chômage partiel a été respecté ou pas. »

      « J’ai gardé toutes les preuves »

      Tous ont d’ailleurs pris soin d’enregistrer et de faire des captures d’écran des messages reçus et des appels passés de la part de leur direction. Pour se protéger, au cas où… Stéphane explique ainsi :
      « J’ai gardé toutes les preuves, c’est l’avantage du télétravail. Tous les jours je recevais 30 à 40 e-mails alors que je suis censé être en chômage partiel. On nous demandait de tout justifier par Skype, par message, de ce qu’on avait fait, et de ce qu’on était en train de faire, donc j’ai tout gardé là aussi. »

      Frédéric, lui, compte bien s’en servir si son emploi venait à être supprimé au cours des prochains mois, pour « négocier de meilleures conditions de départ en les menaçant d’aller aux prud’hommes ». « Ça ne me ressemble pas, mais j’ai atteint un niveau de défiance », poursuit-il.

      Et tous évoquent une « cassure » entre leur entreprise, leur direction et eux. Alors que Pauline est toujours au chômage partiel, « sans savoir jusqu’à quand » , cet épisode « l’a dégoûtée ». « Je réfléchis à partir » , assène-t-elle. C’est aussi le cas de Stéphane, qui a récemment mis à jour son CV sur LinkedIn et s’est mis « en recherche active » : « Je ne crois plus dans ce groupe, qui abuse de l’Etat et de la solidarité. Cette crise et ce confinement ont finalement été un révélateur de son management. Je n’ai plus confiance en eux. »
      * Tous les prénoms ont été modifiés.

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