• #Coronavirus : les grandes revues scientifiques à l’heure des comptes

    La crise du Covid-19 ébranle l’édition spécialisée, peut-être suffisamment pour faire bouger un secteur lucratif mais très critiqué depuis plusieurs années.

    A l’image du #Lancet, les #revues_scientifiques ont été mises sous pression par la pandémie de Covid-19. Celles-ci ont dû très vite rendre leur contenu gratuitement accessible. Elles ont également été contraintes d’accélérer leur processus de relecture face à l’essor des serveurs de « preprints » (prépublications) permettant aux chercheurs de publier en ligne leurs résultats sans passer par la sélection qu’opèrent les revues. La crise va-t-elle entraîner une refonte du modèle ?

    L’évaluation par les pairs, un système faillible et ardu

    Si les grandes revues scientifiques jouent un rôle prépondérant dans la carrière des chercheurs, elles ne sont ni infaillibles ni philanthropiques. Les articles sont écrits et revus par des chercheurs. C’est le dispositif de l’évaluation par les pairs - en anglais peer-review - qui contrairement à ce qu’on pourrait croire, « n’est pas fait pour détecter la fraude. Il est tout à fait normal que ça ne la détecte pas », rappelle le sociologue des sciences, Didier Torny. Souvent présenté comme le garant absolu du sérieux scientifique, l’évaluation par les pairs n’est pas exempte de failles. Les relecteurs sont comme les profs, il y en a de plus sévères que d’autres, et l’éditeur le sait. Le nombre de publications augmentant, les demandes de relectures sont de plus en plus fréquentes et il devient difficile de trouver des candidats. « Historiquement, pour trouver deux "reviewers", il fallait demander à quatre personnes, maintenant c’est plutôt huit », explique Vincent Larivière, titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante. Certaines revues demandent même aux auteurs de suggérer eux-mêmes les relecteurs potentiels de leur article.
    Le juteux business des abonnements

    L’éditeur ne paie ni les auteurs ni les relecteurs de ses articles. Mais il fait payer au monde entier, et très cher, l’accès à ses revues. Hors abonnement, il faut débourser 31,50 dollars (28 euros) pour lire un article du Lancet. Les universités sont abonnées et le marché est énorme. Selon l’Association internationale des éditeurs scientifiques, techniques et médicaux, leur marché s’élevait en 2017 à 25,7 milliards de dollars (près de 23 milliards d’euros). « Avant l’ère numérique, on s’abonnait individuellement à chaque revue. Avec l’arrivée du Web, les éditeurs nous ont proposé, pour le même prix, de nous donner l’accès à l’ensemble de leurs revues. On est passés de 12 à 1 200 revues. Les chercheurs se sont habitués à disposer de ces accès et on s’est retrouvés complètement captifs des éditeurs, qui en ont profité pour faire monter les prix », retrace Christine Ollendorff, directrice de la documentation aux Arts et Métiers.

    Par exemple, la France paie plus de 30 millions d’euros par an à #Elsevier, le principal éditeur, pour l’accès à ses revues, dont The Lancet. « La logique concurrentielle entre les éditeurs entraîne une course à la diffusion. La logique économique peut alors prévaloir sur la logique scientifique », note Mathias Bernard, président de l’université Clermont Auvergne. Depuis une dizaine d’années, une partie de la communauté scientifique en a marre de se faire plumer.
    La remise en question du modèle dominant

    Certains se désabonnent pendant plus ou moins longtemps pour faire baisser les coûts. Pas plus tard que la semaine dernière, le prestigieux MIT annonçait rompre les négociations avec Elsevier. En France, Mathias Bernard est entré dans la démarche. « Nous sommes sortis du big deal de #Wiley en janvier 2017 et de #Springer_Nature en avril 2018. A la place, nous sommes revenus à un système d’abonnement titre à titre. Résultat, nous économisons 150 000 euros par an, soit 10 % de notre budget d’acquisition documentaire. Nous pouvons réinvestir cette somme pour soutenir une politique d’édition scientifique en accès libre », détaille-t-il. Ce type d’attitude est aussi permis par l’émergence en 2011 du site pirate Sci-Hub, qui propose une grande partie de ses articles en libre accès, et très facilement. Comme les plateformes de téléchargement illégal de films des années 2000, Sci-Hub fournit un service moderne et très utilisé, là où les éditeurs s’accrochent à leur service plus cher et moins performant.

    Enfin, les Etats financeurs poussent pour le principe d’une science ouverte. Le concept est de rendre librement accessible, à plus ou moins court terme, les résultats des travaux qu’ils ont financés. Des revues ouvertes se sont lancées. Les principaux éditeurs ont réagi en proposant aux chercheurs de ne plus payer pour lire les revues, mais pour y publier des articles. De plus en plus, l’édition scientifique semble échapper à l’oligopole des cinq grands éditeurs. « Les publications en sciences ouvertes dépassent 50 % des articles aujourd’hui. D’ici sept à huit ans, je pense que les revues sur abonnement n’auront plus aucun intérêt. Déjà aujourd’hui, je me pose la question chaque année de leur pertinence au vu de leur coût », témoigne Christine Ollendorff. Selon Vincent Larivière, « la proportion des articles les plus cités publiés par les grandes revues diminue ». En clair, lire les revues les plus connues n’est plus un gage de ne rater aucun résultat important. Les articles vivent leur vie en ligne indépendamment de leur revue d’origine.

    Alors, le monde d’après la crise du Covid-19 sera-t-il différent pour la recherche ? Certains l’espèrent, mais Didier Torny en doute : « #The_Lancet va se remettre de cette affaire, il s’est bien remis de l’affaire Wakefield », du nom de ce scientifique ayant publié dans ses pages un article frauduleux retiré douze ans plus tard, faisant un lien entre un vaccin et l’autisme. De même, l’essor des preprints n’est pas nécessairement un mal pour les éditeurs privés. « Cela existe depuis plus de vingt ans en physique et en économie, sans que cela n’ait changé ni les revues qui comptent ni l’économie des revues », note le sociologue. Si changement il doit y avoir, il ne sera donc pas automatique : il faudra que les communautés de chaque discipline le mettent en place.

    https://www.liberation.fr/futurs/2020/06/15/coronavirus-les-grandes-revues-scientifiques-a-l-heure-des-comptes_179133
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    #covid-19