« L’expression de “privilège blanc” n’est pas dénuée de pertinence pour penser le contexte…

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  • « Le terme “privilège blanc” désigne un fait social », Cloé Korman, enseignante en Seine-Saint-Denis, romancière, autrice de Tu ressembles à une juive
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/16/le-terme-privilege-blanc-designe-un-fait-social_6042986_3232.html

    Dans une tribune au « Monde », la romancière Cloé Korman estime qu’il est difficile d’attaquer cette expression dans la mesure elle reflète des préjudices qui existent déjà.

    Tribune. Il existe des lieux aveugles, où on ne saura jamais exactement ce qui se passe. Les coups qui s’abattent, les préjugés qui ne se disent pas, les insultes qui s’échangent – la connaissance de ces choses-là, ensuite, ce sera parole contre parole. Ainsi de certains commissariats et gendarmeries d’où certaines personnes interpellées ne sortent pas vivantes. Ainsi de certains lieux à ciel ouvert où des contrôles d’identité infondés tournent mal et font également des victimes. Mais aussi de certains immeubles où l’on visite des appartements à vendre ou à louer, des bureaux où on passe des entretiens d’embauche, sans suite – tant de lieux où se jouent des moments cruciaux et où l’arbitraire peut régner sans contrôle. S’il y a des victimes, il faudra accepter que la preuve soit la parole, car sinon on oppose une violence supplémentaire aux victimes, celle de l’incrédulité. Etre capable de confiance dans un témoignage où il est question de vulnérabilités, de peurs et d’humiliations est une qualité au cœur de la démocratie.

    Le 27 mai, le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis est filmé en direct par une jeune femme, Darnella Fraser, qui, n’osant pas s’interposer devant les policiers armés, décide d’enregistrer la scène sur son téléphone. La croyance dans les faits, exceptionnellement, ne repose pas sur les mots des témoins, mais sur des images. C’est l’occasion d’une brèche dans la prise de connaissance mondiale des violences policières – mais pour croire ce qu’on avait sous les yeux et qui dépassait l’entendement, nous avions en mémoire tout ce qu’il y avait avant et qui étaient surtout des mots, des milliers de témoignages de lassitude et de désespoirs accumulés – et nous sommes entrés dans un moment historique.

    Pourtant, la suite à donner à notre peine, à notre colère, dépend à nouveau du langage et de la confiance donnée dans la parole de chacun, à égalité. Parler sans crainte d’être moqué, dénigré, et recevoir la confiance de son auditoire – qui ne veut pas dire la crédulité mais, a minima, le préjugé favorable qui permet d’engager la discussion – est une chance, un atout, peut-être un de nos biens les plus précieux.

    Certains diront : un privilège, voire le « privilège blanc ». Cette expression a été violemment critiquée pour son caractère belliqueux, pour la constitution d’une culpabilité là où ne se trouve que l’exercice d’un droit. Elle impose des affects honteux à ceux qui sont « privilégiés », alors que la lutte antiraciste implique la solidarité, la création de conditions pour dépasser ses habitudes sociales – ainsi aux Etats-Unis, en ce moment même, le slogan « End White Silence » (« Mettons fin au silence des Blancs ») est l’un des plus présents dans les manifestations. Enfin, je le critiquerais pour ma part à cause du terrain qu’il prend sur une vision économique de la société : « les privilégiés », c’est un mot pour désigner les riches, et il n’est pas question de perdre de vue cette structuration-là des rapports de force qui multiplient ou qui réduisent les possibles de nos existences.

    Une expression utile

    Disant cela, j’admets l’utilité de cette expression, car je n’admets pas que l’on gomme certaines réalités. Celle-ci nous vient des sciences sociales : le « privilège blanc » (« White privilege ») est une expression importée des Etats-Unis, popularisée par les militants des « civil rights », qui évoquaient alors le « White skin privilege », et conceptualisée par la féministe Peggy McIntosh dans un texte de 1989. Cela nous vient des Etats-Unis, et alors ? Le mouvement antiraciste qui se déploie en ce moment avec tant de force part aussi des Etats-Unis. En outre, l’histoire de l’oppression des Noirs aux Etats-Unis, le passé esclavagiste se nouent au XVIIe siècle en grande harmonie avec la France, qui fait de la traite un élément structurant de son essor économique.

    Nous vivons l’histoire sociale et raciale en miroir depuis bien longtemps, avec les Etats-Unis. En traversant l’Atlantique, le mot « privilège » peut être mal pris dans le contexte français car nous avons fait 1789 et l’abolition des privilèges : le terme renvoie à une supériorité qui était institutionnalisée, légale. Mais nul ne prétend que le terme « privilège blanc » servirait à stigmatiser les personnes blanches parce qu’elles auraient des droits supérieurs par décision de l’Etat. Il désigne un fait social, il s’est sécularisé. A moins qu’on ne croie qu’« embastiller » veuille encore désigner le fait de séquestrer quelqu’un à la Bastille (à l’Opéra ?) ou que « couper des têtes » dans un conseil d’administration soit à ce point sanglant.

    Le « privilège blanc » sert à nommer le groupe non discriminé à côté de ceux qui le sont. Ceux qui sont « avantagés », ceux qui connaissent le goût de la chance : cette idée que des choses heureuses ou normales arrivent par hasard, en dehors d’un effort considérable de la volonté, et sans trop se poser la question de plaire ou de déplaire. Car contrairement à ce que nous enseignent les manuels d’autoassistance, il n’y a pas toujours de bonheur à se sentir l’auteur de son succès, de sa progression dans la société – il y a de la colère, aussi, à devoir être en permanence sur ses gardes, à ne pas pouvoir laisser faire le destin.

    J’ai des doutes sur les raisons d’attaquer l’expression « privilège blanc ». Cela rappelle de sombres hypocrisies sur le mot « race » qui, comme elle n’est pas censée exister d’un point de vue éthique, ne devrait pas exister comme mot, alors que le racisme existe en tant que violence. Cela rappelle d’autres débats récents sur l’émergence de certains vocables militants comme « racisés » ou « féminicides », accusés d’isoler des minorités, alors qu’ils ne font que rendre visibles, officiels, des préjudices qui existent déjà. Les mots ont un cheminement, une vitalité et une raison que connaissent le mieux ceux qui les emploient. Ne pas accepter certains mots peut aussi signifier ne pas vouloir entendre ceux qui les ont choisis, ceux qui les prononcent, pour parler de la réalité de ce qu’ils vivent. Et c’est précisément ce refus d’écouter, de croire, auquel il est temps de mettre fin.

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    #privilège_blanc #racisme

  • « Checker les privilèges » ou renverser l’ordre ? | Kaoutar Harchi
    https://www.revue-ballast.fr/checker-les-privileges-ou-renverser-lordre

    « Check Your Privilege » : le mot d’ordre est désormais fameux. On trouve même, sur Internet, des tests visant à calculer son niveau précis de privilège — en fonction des remarques que l’on reçoit sur son accent, du logement que l’on occupe, des tentatives de suicide que l’on a ou non commises ou encore de l’existence d’un lieu de culte honorant sa religion dans la ville que l’on habite. On dénombre ainsi un « privilège masculin », un « privilège hétérosexuel », un « privilège de classe », un « beauty privilege » ou bien un « privilège blanc ». C’est ce dernier, mobilisé aux États-Unis depuis les années 1970, qui retient ici l’attention de la sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi. Si l’on ne saurait nier, avance-t-elle, toute pertinence théorique à ce concept, son succès académique et militant fait question : il (...)

    • [ce concept] dépolitise les luttes pour l’égalité et se conforme aux attendus de l’individualisme libéral. Car c’est la structure de l’ordre dominant (capitaliste, raciste, sexiste) qu’il s’agit bien plutôt de penser — autrement dit, de démanteler. [...]

      Le concept de « privilège blanc » s’est imposé, via la constitution des « Whiteness Studies » https://fr.wikipedia.org/wiki/Blanchité aux États-Unis au début des années 1980, comme un outil opératoire de désignation des rapports de pouvoir que le déni des inégalités raciales occultait alors. C’est que ce concept a pour force de briser ce que Roland Barthes, à propos du rapport social de classe, a désigné par l’expression d’« ex-nomination » : soit cette aspiration de la bourgeoisie à se percevoir et à être perçue comme société anonyme . Et le philosophe de préciser : « Comme fait économique, la bourgeoisie est nommée sans difficulté : le capitalisme se professe. Comme fait politique, elle se reconnaît mal : il n’y a pas de parti bourgeois à la Chambre. Comme fait idéologique, elle disparaît complètement : la bourgeoisie a effacé son nom en passant du réel à sa représentation, de l’homme économique à l’homme mental : elle s’arrange des faits, mais ne compose pas avec les valeurs, elle fait subir à son statut une véritable opération d’ex-nomination ; la bourgeoisie se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée2 ». Rapporté au rapport social de race, l’ex-nomination est cette pratique symbolique et matérielle de production d’une identité blanche innommée, réclamant pour elle tous les noms et se rêvant, de là, universelle : une identité que le concept de « privilège blanc » nomme, tout à coup, c’est-à-dire définit, particularise et met in fine à nu. Le concept voyage durant les années 2000 : il quitte l’îlot académique et s’ancre au sein des mondes militants, finissant par atteindre les rives françaises3.

      « Renoncer » : un idéal individuel

      Mais nommer ne suffit pas. Et, à y regarder de plus près, le succès de ce concept, aisément mobilisable sous régime libéral, ne nous aide pas à travailler collectivement au renversement de l’ordre social. En 2016, déjà, la féministe Mirah Curzer publiait l’article « Let’s Stop Talking So Much About Privilege ». https://medium.com/human-development-project/let-s-stop-talking-so-much-about-privilege-8f9fe543c57e Elle y développait l’idée selon laquelle la focalisation, bien que légitime, des débats autour du « privilège blanc » réduisait mécaniquement les possibilités de développer une approche en termes de droits. En ce sens, le risque est grand de lutter — et de se donner à voir comme luttant — pour moins de privilèges alors qu’un enjeu politique bien plus radical consisterait à lutter, matériellement et symboliquement, pour l’accès de tous et de toutes à la justice sociale. Un critique plus frontale encore a été formulée un an plus tard par Arielle Iniko Newton, essayiste et co-organisatrice de Movement for Black Lives, dans l’article : « Why Privilege Is Counter-Productive Social Justice Jargon ». https://blackyouthproject.com/privilege-counter-productive-social-justice-jargon Elle lance : « Le privilège est une notion limitante qui accorde la priorité aux comportements individuels au détriment des failles du système, et suggère que changer nos comportements serait une manière suffisante d’éradiquer l’oppression. […] Personne ne peut abandonner ses privilèges mais nous pouvons faire en sorte que l’oppression soit remise en cause. » Ainsi, Arielle Iniko Newton plaide pour une reconsidération révolutionnaire des forces sociales historiques qui structurent, de part en part, le suprématisme blanc — appelant, par suite, à sa destruction totale.

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