• Les Etats-Unis posent leurs règles pour l’exploitation de la Lune
    https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/07/07/les-etats-unis-posent-leurs-regles-pour-l-exploitation-de-la-lune_6045417_16

    Excellent article de Pierre barthélémy qui mntre bien la lente marche pour l’enclosure de l’espace. C’est-à-dire empêcher l’espace de rester un commun de toute l’humanité et y imposer les règles de propriété, d’’extraction et même de délimitations territoriales sources de risques guerriers qui ont cours sur Terre. L’expansion de la « civilisation marchande, spectaculaire et guerrière » en route.

    EnquêteDonald Trump a donné le coup d’envoi de la « ruée vers l’or lunaire » au printemps, bousculant le statu quo international du droit spatial en arguant vouloir le moderniser.

    Apparue au plus fort de la pandémie de Covid-19, l’affaire est passée au second plan, voire inaperçue. Pourtant, au printemps, les Etats-Unis ont, en deux temps, bousculé le vieux consensus international sur l’exploitation et l’appropriation des ressources « extraterrestres », celles que l’on pourra tirer de la Lune et, à plus long terme, des astéroïdes.

    Premier temps, le 6 avril. Ce jour-là, Donald Trump signe un décret présidentiel visant à « encourager le soutien international pour la récupération et l’utilisation des ressources spatiales ». Qu’y a-t-il derrière cette formulation abstraite ? Le texte commence par dresser le constat que « l’incertitude concernant le droit de récupérer et d’utiliser les ressources spatiales, y compris l’extension du droit à la récupération et à l’utilisation commerciales des ressources lunaires, a découragé certaines entités commerciales de participer à cette entreprise ».

    Donald Trump décide donc de clarifier les choses en affirmant que « les Américains devraient avoir le droit de s’engager dans l’exploration commerciale, la récupération et l’utilisation des ressources dans l’espace extra-atmosphérique, conformément au droit applicable. L’espace extra-atmosphérique est un domaine de l’activité humaine unique sur le plan juridique et physique, et les Etats-Unis ne le considèrent pas comme un bien commun mondial ».
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    Pour dire les choses de manière triviale, le locataire de la Maison Blanche donne, du haut de son poste de numéro un de la première puissance mondiale, le coup d’envoi de la ruée vers « l’or lunaire » – sachant que, dans un premier temps au moins, la plus importante des ressources de notre satellite sera l’eau, pour en extraire de l’hydrogène et de l’oxygène, fort utiles pour le Lunar Orbital Platform-Gateway (LOP-G), la station spatiale que les Etats-Unis veulent mettre en orbite autour de la Lune d’ici à quelques années. A condition de pouvoir faire le voyage, tout un chacun aurait donc le droit de s’accaparer les ressources de Séléné.
    Primauté aux accords bilatéraux ?

    Le deuxième étage de cette « fusée » sur l’exploitation de la Lune est mis à feu quelques semaines plus tard par Jim Bridenstine, l’administrateur de la NASA. Le 15 mai, ce dernier présente une liste de dix grands principes pour un avenir dans l’espace « sûr, pacifique et prospère », qui doivent sous-tendre une série d’accords bilatéraux que l’agence spatiale américaine est chargée de négocier avec ses partenaires internationaux.

    La plupart de ces principes ne sont pas nouveaux : ils font déjà partie de la pratique et découlent du traité de l’espace de 1967, un texte élaboré sous l’égide de l’ONU, qui a posé les fondements juridiques de l’exploration spatiale. On retrouve ainsi l’idée que l’espace est un lieu de paix et de coopération entre nations et que les pays se doivent mutuelle assistance en cas de danger pour les astronautes.
    Donald Trump assistant au décollage de la fusée SpaceX vers la Station spatiale internationale, le 30 mai, à Cap Canaveral, en Floride.
    Donald Trump assistant au décollage de la fusée SpaceX vers la Station spatiale internationale, le 30 mai, à Cap Canaveral, en Floride. ALEX BRANDON / AP

    Certaines déclarations de vertu ont une coloration plus technique. Le texte de la NASA met ainsi en avant la notion d’« interopérabilité », c’est-à-dire l’idée que les matériels utilisés par les uns et les autres soient compatibles entre eux et répondent à des standards. Il est aussi demandé à ceux qui signeraient ces accords dits Artemis (du nom du programme lunaire américain de retour sur la Lune) d’enregistrer tous les objets envoyés dans l’espace, de renforcer l’action contre la prolifération des débris spatiaux en orbite autour de la Terre et de partager les données recueillies par les sondes scientifiques.

    Tout cela est bel et bon, mais deux des principes énoncés par Jim Bridenstine viennent bousculer le statu quo du droit spatial en voulant le moderniser.

    Le traité de l’espace a en effet été rédigé à une époque où aucun humain n’avait encore posé le pied sur un autre corps du Système solaire. Comme le fait remarquer Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste des questions spatiales, « depuis plusieurs années, le département d’Etat américain fait passer l’idée générale selon laquelle le droit doit s’adapter aux nouvelles technologies », maintenant qu’Homo sapiens s’apprête à retourner sur la Lune et envisage notre satellite comme un avant-poste pour le voyage vers Mars.
    Premier pas vers la « propriété des terrains »

    Premier point abordé, l’appropriation des ressources lunaires par ceux qui les exploiteront. Le traité de 1967 étant relativement vague à ce sujet, les choses ont été précisées dans un second texte signé à l’ONU en 1979, l’accord régissant les activités des Etats sur la Lune et les autres corps célestes, plus connu sous le nom de traité sur la Lune.

    Son article 11 prévoit notamment que « la Lune et ses ressources naturelles constituent le patrimoine commun de l’humanité » et que « la surface et le sous-sol de la Lune ne peuvent être la propriété d’Etats, d’organisations internationales intergouvernementales ou non gouvernementales, d’organisations nationales, qu’elles aient ou non la personnalité morale, ou de personnes physiques ». Le texte va plus loin, en disant qu’en cas d’exploitation il faut « ménager une répartition équitable entre tous les Etats parties des avantages qui en résulteront, une attention spéciale étant accordée aux intérêts et aux besoins des pays en développement, ainsi qu’aux efforts des pays qui ont contribué, soit directement, soit indirectement, à l’exploration de la Lune ». Bref, partager.
    La trace du premier pas de Buzz Aldrin sur la Lune, lors de la mission d’Apollo-11, le 20 juillet 1969.
    La trace du premier pas de Buzz Aldrin sur la Lune, lors de la mission d’Apollo-11, le 20 juillet 1969. NASA

    La France a signé cet accord mais ne l’a jamais ratifié, pas plus qu’aucune grande puissance spatiale actuelle. Chef du service juridique de l’Agence spatiale européenne, Marco Ferrazzani constate que « le traité sur la Lune est de moins en moins pris en compte. Le président américain le dit clairement dans son décret du 6 avril. L’idée d’instaurer un régime partagé et multilatéral de la Lune comme cela existe pour l’Antarctique est rejetée ». Pour ce qui est des futures ressources extraites de notre satellite, « certains juristes américains établissent l’analogie avec le droit de la mer, explique Xavier Pasco : dans les eaux internationales, la mer n’est à personne, mais le poisson appartient à celui qui le pêche ».

    « Aller dans l’espace de façon plus routinière conduit à s’y projeter dans une logique presque territoriale », souligne Xavier Pasco

    Le second point sensible des accords Artemis est de nature territoriale. Dans la présentation de Jim Bridenstine, il est fait état de « zones de sécurité » entourant les installations lunaires des uns et des autres, zones qui seraient établies pour « prévenir des interférences nuisibles ». « En clair, cela signifie qu’on est installé, qu’on a ses investissements sur la surface de la Lune et qu’on veut être tranquille dans son périmètre, traduit, sous couvert d’anonymat, un spécialiste des politiques spatiales. C’est avant tout un positionnement géopolitique des Etats-Unis vis-à-vis de certaines puissances, mais cela peut aussi être vu comme un premier pas vers la propriété des terrains. » Un droit de propriété qui est fermement exclu en théorie. Pour sa part, Marco Ferrazzani reste prudent : « Ma méthode de juriste, c’est de lire les textes. Pour l’instant, on n’a qu’une annonce de la NASA avec des principes généraux sans plus de détails. Il faudra décliner ces principes dans de vraies dispositions juridiques pour savoir ce que la notion de zone de sécurité recouvre. »

    « On voit émerger aux Etats-Unis une vision de l’espace qui est presque géographique, analyse Xavier Pasco. Aller dans l’espace de façon plus routinière fait gonfler la surface et l’environnement terrestres. Cela conduit à s’y projeter dans une logique presque territoriale et on y a besoin d’une protection parce que le spatial est considéré comme une infrastructure d’intérêt vital. » Cette vision est déjà clairement à l’œuvre pour les satellites artificiels, ajoute le directeur de la FRS : « Les Américains estiment que si quelqu’un s’approche trop de leurs satellites, il est hostile. Cette idée pourrait d’ailleurs devenir la règle pour les grands pays spatiaux. Le projet d’établir des zones de sécurité sur la Lune semble prolonger cette logique. »
    Combinaison et vêtements conçus pour les cosmonautes soviétiques sur le projet USA/URSS Apollo-Soyouz, au centre de formation de la Cité de l’Espace, près de Moscou, en 2017.
    Combinaison et vêtements conçus pour les cosmonautes soviétiques sur le projet USA/URSS Apollo-Soyouz, au centre de formation de la Cité de l’Espace, près de Moscou, en 2017. NASA

    Il en est un qui n’a pas du tout apprécié le concept de zone de sécurité : Dmitri Rogozine, le directeur général de Roscosmos (l’agence spatiale russe), pas spécialement réputé pour faire dans la dentelle. Dans un Tweet publié une semaine avant que ne soit dévoilée officiellement la philosophie des accords Artemis, il comparait les plans lunaires des Etats-Unis à « une invasion », évoquant les interventions militaires américaines des années 2000 en Afghanistan et en Irak… Le 25 mai, à peine plus calme, il déclarait à l’agence de presse russe TASS : « Nous n’accepterons en aucun cas les tentatives de privatisation de la Lune. C’est illégal, c’est contraire au droit international. »
    La Chine exclue des accords

    Contrairement au traité de l’espace de 1967, élaboré sous l’ombrelle onusienne, les futurs accords Artemis ne seront pas empreints de multilatéralisme, lequel n’est pas du tout en odeur de sainteté à la Maison Blanche.

    « Alors que les Russes et les Chinois veulent promouvoir des traités internationaux juridiquement contraignants, les Américains préfèrent des arrangements politiques mettant en place une espèce de club dont les membres adhèrent à leur vision », explique Xavier Pasco. En signant toute une série d’accords bilatéraux avec des « like-minded countries » (des pays qui ont des vues similaires), ils envisagent une structure en roue de vélo dont ils constitueraient le moyeu et leurs alliés les rayons.

    La Chine sera de facto exclue de ces accords Artemis. En effet, depuis 2011, pour prévenir tout transfert de technologie avec l’empire du Milieu, le Congrès américain a interdit à la NASA « d’élaborer, de concevoir, de planifier, de promulguer, de mettre en œuvre ou d’exécuter une politique, un programme, un ordre ou un contrat bilatéral de quelque nature que ce soit » avec la Chine, à moins d’y être expressément autorisée par une loi.

    La situation est plus floue pour la Russie : celle-ci est partenaire des Etats-Unis depuis une vingtaine d’années dans la Station spatiale internationale (ISS) et elle est a priori désireuse de poursuivre la collaboration en participant à la construction du Lunar Orbital Platform-Gateway. Moscou pourrait donc en théorie se voir proposer de signer les accords Artemis, bien que les déclarations récentes de Dmitri Rogozine ne soient guère encourageantes sur le résultat d’éventuelles négociations.

    « Les États-Unis sont les chefs d’orchestre de toute l’activité d’exploration du Système solaire »

    Quid de l’Europe ? S’alignera-t-elle sur cette nouvelle vision du droit spatial ? « Les Etats-Unis conduisent vraiment le jeu dans l’approche intellectuelle et juridique de ce que doit être l’occupation de l’espace, souligne Xavier Pasco. Ils donnent le “la”, ils sont les chefs d’orchestre de toute l’activité d’exploration du Système solaire. Pour eux, les choses doivent se faire à leur manière et, pour l’instant, je ne note pas de réaction particulière de la part des Européens. » Ceux-ci sont d’ailleurs déjà bien engagés, via l’Agence spatiale européenne, dans le LOP-G.

    Directeur de la programmation, de l’international et de la qualité au Centre national d’études spatiales (CNES), Jean-Pascal Le Franc rappelle que « l’objectif à terme est de poser un Européen ou une Européenne sur le sol lunaire, et cela ne se fera qu’avec les Etats-Unis. Les Américains sont clairement leaders dans cette nouvelle aventure et nous avons intérêt à en être partie prenante, avec les Canadiens et les Japonais. Nous suivrons le mouvement, sauf si cela heurte des principes auxquels nous ne voulons pas déroger… » La France a été officiellement contactée par les Etats-Unis au sujet des accords Artemis. Les discussions juridiques vont pouvoir commencer.

    Pierre Barthélémy

    #Espace #Communs #Enclosure