• « L’adhésion aux différentes théories du complot est un trait caractéristique des “antimasque’’ »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/25/l-adhesion-aux-differentes-theories-du-complot-en-est-un-trait-caracteristiq

    Le chercheur Antoine Bristielle analyse une enquête sur les motivations de ceux qui refusent le port du masque, qui s’inscrivent dans une défiance plus générale envers les institutions.
    […]
    Mais qui sont ces individus et pourquoi refusent-ils une telle mesure de santé publique ? C’est à cette question que nous répondons à partir d’une enquête menée par questionnaire auprès de plus de 800 individus, membres de groupes Facebook antimasque. Majoritairement féminins (60 %), ils ont, en moyenne, une cinquantaine d’années et un niveau d’éducation assez élevé (bac + 2). En cela, ils ressemblent assez fortement aux soutiens du professeur Raoult s’étant manifestés sur les réseaux sociaux au printemps.

    Cette proximité entre les antimasque et les soutiens de Didier Raoult se retrouve lorsque l’on demande aux premiers d’exprimer leur opinion concernant le chercheur marseillais : plus de 80 % d’entre eux en ont une bonne opinion. D’ailleurs, ils ne sont pas moins de 95 % à estimer qu’une personne contaminée par le Covid-19 devrait être libre de décider si elle veut ou non être traitée à l’hydroxychloroquine, le traitement-phare recommandé par Didier Raoult.

    Tentation populiste
    La mise en avant de la liberté individuelle est le premier élément expliquant largement le refus de porter le masque. Les contraintes, en particulier lorsqu’elles émanent de l’Etat, sont massivement rejetées par les personnes de notre échantillon : 92 % des individus interrogés considèrent que le gouvernement s’immisce trop dans notre vie quotidienne et 57 % d’entre eux se disent d’accord avec l’idée que, d’une manière générale, chacun devrait être libre de faire ce qu’il veut face au risque sanitaire. Le masque ne serait ainsi que la nouvelle « muselière » imposée par les gouvernements, selon l’expression fréquemment utilisée par les antimasque.

    #paywall

  • Aux Etats-Unis, la chute de Steve Bannon
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/22/aux-etats-unis-la-chute-de-steve-bannon_6049637_3232.html

    Steve Bannon et ses trois acolytes, poursuivis dans la même affaire, sont accusés d’avoir détourné de l’argent collecté auprès du public pour financer la construction du fameux mur anti-immigration sur la frontière mexicaine.

    #escrocs #criminels #extrême_droite #états-unis

  • Pourquoi « réautoriser les néonicotinoïdes pour un système de culture betteravier désuet et dommageable » ?
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/21/pourquoi-reautoriser-les-neonicotinoides-pour-un-systeme-de-culture-betterav

    Tribune. Sous la pression des lobbys sucriers, le gouvernement envisage de réautoriser provisoirement le recours aux néonicotinoïdes pour la culture de la betterave à sucre, alors même que la loi sur la biodiversité de 2018 en interdit aujourd’hui formellement l’emploi. Cette culture vient, il est vrai, d’être lourdement affectée par une maladie virale, la jaunisse de la betterave, transmise par un puceron qui a récemment pullulé dans les champs du fait des conditions climatiques particulières de cette année.

    Mais les apiculteurs ont néanmoins des raisons de s’inquiéter d’une telle décision car on sait désormais comment l’exposition à ces insecticides déboussole les butineuses. Outre les abeilles mellifères, ce sont la plupart des pollinisateurs qui souffrent de surmortalité en la présence de ces insecticides, et c’est donc aussi la fécondation d’un très grand nombre de plantes cultivées (colza, tournesol, arbres fruitiers, etc.) qui risque de se retrouver lourdement handicapée.
    Lire aussi Le gouvernement défend la réautorisation des néonicotinoïdes pour « garder une filière sucrière en France »

    La Confédération générale des producteurs de betteraves (CGB) n’a pas manqué de signaler que les racines de cette plante sucrière sont arrachées bien avant sa date de floraison et donc avant toute possibilité de voir leurs fleurs butinées. Mais les résidus insecticides peuvent être néanmoins absorbés par toutes les plantes à fleurs cultivées les années suivantes, et c’est en cherchant le pollen sur ces dernières que les insectes pollinisateurs se retrouvent de fait empoisonnés.
    Une agroécologie scientifique

    La CGB rétorque que s’il est pertinent de mettre fin à l’emploi des néonicotinoïdes, encore faudrait-il que l’on ait préalablement trouvé un ou des produits de substitution. En insistant sur le fait que les rendements à l’hectare vont très sensiblement diminuer cette année du fait de la jaunisse, et que cela va peser très lourdement sur l’équilibre de notre balance commerciale agricole.

    Mais cela revient implicitement à dire qu’il n’existerait pas d’autres alternatives techniques que l’emploi de pesticides, et qu’améliorer le rendement à l’hectare consisterait toujours à l’accroître, indépendamment des coûts monétaires, sanitaires et environnementaux qui en résultent pour ce faire. C’est oublier aussi le fait que des alternatives techniques à l’emploi des néonicotinoïdes existent d’ores et déjà.
    Article réservé à nos abonnés Lire aussi Coronavirus : « L’origine de l’épidémie de Covid-19 est liée aux bouleversements que nous imposons à la biodiversité »

    Ces pratiques, qui relèvent d’une agroécologie scientifique, n’ont pas pour objectif d’éradiquer les pucerons et autres insectes ravageurs, au risque d’ailleurs d’engendrer de graves déséquilibres écologiques, mais visent plutôt à pouvoir les côtoyer tout en minorant leur prolifération et leurs ravages.

    Ces pratiques sont, entre autres, le choix de variétés tolérantes ou résistantes, l’allongement des rotations de cultures, la diversification des espèces cultivées au sein des mêmes terroirs, la plantation de haies vives, de bandes enherbées et d’autres infrastructures écologiques destinées à héberger des insectes auxiliaires tels que les coccinelles, syrphes et chrysopes, aptes à neutraliser les pucerons.
    Faible compétitivité

    Ces techniques agricoles sont, il est vrai, bien plus savantes et compliquées que celles encore trop souvent mises en œuvre dans le cadre des modes d’agricultures industrielles exagérément spécialisées. Elles sont plus exigeantes en travail et donc plus intensives en emplois, ce qui n’est pas en soi néfaste. Elles exigent aussi bien moins d’importations de pesticides et d’engrais azotés de synthèse, coûteux en énergie fossile, tout en présentant de moindres risques sanitaires et environnementaux.

    La fermeture annoncée des sucreries en France n’a d’ailleurs pas attendu l’apparition de la jaunisse de la betterave ; elle résulte en fait de la faible compétitivité de nos systèmes betteraviers actuels face à la concurrence de la canne à sucre brésilienne. Pourquoi nous faudrait-il alors continuer de produire toujours davantage de betteraves pour des usines d’éthanol dont on sait qu’elles ne peuvent guère devenir rentables du fait de cette concurrence sur les marchés mondiaux ?
    Article réservé à nos abonnés Lire aussi Avec ou sans floraison, les néonicotinoïdes représentent des risques pour les pollinisateurs

    Ne conviendrait-il donc pas plutôt de diversifier les cultures au sein de nos assolements et d’y rétablir une bien plus grande biodiversité domestique et spontanée, en y intégrant surtout des plantes légumineuses (luzerne, trèfle, lupin, féverole, etc.), pour produire notamment les protéines végétales dont la France et l’Europe sont déficitaires pour près des deux tiers ?

    Le président Macron nous a d’ailleurs promis, au lendemain du dernier G7, un plan visant à rétablir notre souveraineté protéinique, afin de ne plus dépendre des importations considérables de graines et de tourteaux de soja transgéniques en provenance des Amériques. Plutôt que de réautoriser les néonicotinoïdes pour un système de culture betteravier désuet et dommageable, le gouvernement ne devrait-il pas le mettre en œuvre au plus tôt ? Une façon de concilier les impératifs économiques, sociaux et environnementaux !

    Marc Dufumier est l’auteur de « L’Agroécologie peut nous sauver » (entretiens avec le journaliste Olivier Le Naire, Actes Sud, 2019).

    Marc Dufumier(Agronome)

    #néonicotinoïdes #pesticides #Perturbateurs_endocriniens #Betteraves #Agroécologie

  • « La pandémie de Covid-19 va renforcer les disparités raciales et ethniques »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/19/la-pandemie-de-covid-19-va-renforcer-les-disparites-raciales-et-ethniques_60

    La pandémie de Covid-19 accroît les inégalités face à la mort de façon abyssale. L’Insee montre qu’en France, entre mars-avril 2019 et mars-avril 2020, les décès des personnes nées en Afrique du Nord ont crû de 54 %, et de 91 % pour celles nées en Asie. Pour les personnes nées en Afrique subsaharienne, l’augmentation atteint 114 % ! Dans le même temps, les décès ont augmenté de 22 % pour les personnes nées en France, ce qui est proche de la surmortalité observée pour celles originaires du continent américain, des autres pays européens ou d’Océanie. On pourrait penser que la population issue d’Afrique et d’Asie est plus touchée parce que plus âgée. Ce n’est clairement pas le cas : elle est plus jeune que la moyenne nationale. En réalité, les décès ont augmenté de 96 % pour les personnes de moins de 65 ans nées en Afrique subsaharienne, alors qu’ils ont augmenté de seulement 3 % pour celles nées en France appartenant à la même classe d’âge. Parmi les facteurs qui ont accru la mortalité des personnes originaires d’Afrique ou d’Asie, l’Insee souligne leur concentration dans des zones densément peuplées comme l’Ile-de-France, l’occupation de logements exigus, l’utilisation plus fréquente des transports en commun et l’exercice de professions incompatibles avec le télétravail, comme les métiers d’aide-soignant, de livreur ou d’agent de nettoyage. En tout état de cause, la précarité économique des personnes nées en Afrique et en Asie est la principale raison de cette surmortalité. Elles payent le plus lourd tribut alors qu’elles jouent un rôle-clé dans le maintien à flot de l’économie française en cette période de crise. Il est probable qu’un même phénomène affecte aussi les immigrés de deuxième et troisième générations, issus des mêmes zones géographiques, et plus largement l’ensemble des minorités visibles.

    #Covid-19#migrant#migration#france#sante#surmortalite#inegalite#minorite#invisible#economie

  • Dominique Eddé : « Le Liban, c’est le monde à l’essai »

    Nous nous obstinons à ignorer qu’il n’est plus une plaie, plus un pays, plus une partie du corps, plus une partie du monde qui puisse se penser isolément. Les dictatures arabes, les armées islamistes, la brutalité et l’impunité de la politique israélienne, les grandes et moyennes puissances prédatrices, les solidarités morbides – Nord et Sud confondus –, le règne sans bornes de l’argent, les intérêts communs des ennemis déclarés, le fanatisme religieux, les trafics d’armements, tout cela est en cause dans le port de Beyrouth. Le langage de la géopolitique peut encore informer, trier, analyser. Mais il ne peut plus voir au-delà de ce dont il traite. Il est prisonnier de la convention selon laquelle on peut fabriquer et vendre des armes d’un côté et fabriquer la paix de l’autre. Le clivage est si profond, le mensonge si bien organisé, que nous pouvons encore feindre la cohérence. Mais jusqu’à quand ?

    #Beyrouth (#Liban), le 15 août. DALIA KHAMISSY POUR « LE MONDE »

    Que s’est-il passé ? Un accident, une attaque… ? On ne sait pas. Le Liban a-t-il encore une chance ? Est-il à la veille de disparaître ? De se refaire ? On ne le sait pas non plus. Ce qui est à peu près sûr, c’est que le pays est le lieu de la saturation absolue. Tout s’y trouve à l’excès : les populations, la misère, les affects, le courage, la peur, les retombées des conflits régionaux, les mémoires contradictoires. Toutes les croyances, toutes les formes de représentations. L’héroïsme et l’horreur vivent ici, à leur comble, côte à côte, sur 10 452 km2.

    Dans Beyrouth, les montagnes d’ordures sont tapissées de verre brisé. Un homme en chaise roulante, une jambe en moins, se débat avec un balai pour nettoyer une ruelle ; des employées de maison, philippines, éthiopiennes, se joignent à la troupe des volontaires pour débarrasser les trottoirs. Chacun, chacune se porte au secours de l’autre, pendant que les services de l’Etat brillent par leur absence. L’entraide et la chaleur humaine sont d’une qualité exceptionnelle. Les gens qui ont perdu leur maison courent à l’aide de ceux qui sont gravement blessés, les blessés au secours de ceux qui ont perdu un proche. Tous racontent le « miracle » qui s’est produit au sein de ce cauchemar : ce ne sont pas des centaines mais des dizaines de milliers de morts qu’aurait dû causer « logiquement » une telle déflagration.

    Beyrouth a les membres cassés, les yeux malades. Les Beyrouthins aussi. Envahis de chagrin, de colère, les pauvres, les bourgeois, les musulmans, les chrétiens, les femmes de tous âges, tête nue, têtes voilées, marchent côte à côte dans les mêmes manifestations. Jusqu’à quand ? La violence policière monte dangereusement. Retrouvé dans une armoire, parmi les ruines, un chien pleure. On ne saura jamais ce qu’il a vécu. Et le Liban, les Libanais, saura-t-on jamais ce qu’ils ont vécu ?

    Ce qui s’est passé dans le port de la ville, le 4 août, est le produit d’une faillite générale, monumentale, qui engage certes et avant tout nos gouvernants criminels, mais aussi le monde entier. Pourquoi le monde entier ? Parce que nous vivons le bon à tirer d’un processus de décomposition engagé il y a plusieurs décennies dans cette partie du monde. Parce que nous tardons tous à comprendre que le mal est partout dans l’air, à l’image du coronavirus. Le désarroi des Libanais découvrant brusquement qu’ils sont en deuil, sans toit, peut-être bien sans pays, est le raccourci foudroyant du mal qui a dévasté l’Irak, la Syrie, la Palestine…

    Nous nous obstinons à ignorer qu’il n’est plus une plaie, plus un pays, plus une partie du corps, plus une partie du monde qui puisse se penser isolément. Les dictatures arabes, les armées islamistes, la brutalité et l’impunité de la politique israélienne, les grandes et moyennes puissances prédatrices, les solidarités morbides – Nord et Sud confondus –, le règne sans bornes de l’argent, les intérêts communs des ennemis déclarés, le fanatisme religieux, les trafics d’armements, tout cela est en cause dans le port de Beyrouth. Le langage de la géopolitique peut encore informer, trier, analyser. Mais il ne peut plus voir au-delà de ce dont il traite. Il est prisonnier de la convention selon laquelle on peut fabriquer et vendre des armes d’un côté et fabriquer la paix de l’autre. Le clivage est si profond, le mensonge si bien organisé, que nous pouvons encore feindre la cohérence. Mais jusqu’à quand ?

    Outre l’#effondrement économique et social, nous vivons sous la menace d’un grand danger psychiatrique. Les têtes sont elles aussi au bord de la faillite. Si rien ne change, au rythme où elles sont menées, elles ne tiendront qu’à l’une de ces deux conditions : perdre la raison ou se robotiser. Les autres, celles qui préfèrent la liberté à la fusion, se cognent déjà un peu partout aux barreaux de l’extrême solitude. Et ce constat qui vaut pour le Liban vaut bien au-delà. La fusion, c’est le fascisme, la dictature, le pouvoir entre les mains d’une poignée d’hommes ou de machines.

    Bocal explosif

    A force d’avoir tout vu, tout entendu, tout encaissé, durant les cinquante dernières années, les Libanais sont sans doute mieux armés que d’autres pour traiter avec la folie. Mais à trop tirer sur la corde, elle risque de se rompre d’un moment à l’autre. Les habitants de ce pays peuvent se serrer les coudes comme ils peuvent s’entre-tuer. Ils peuvent remonter la pente comme ils peuvent s’écraser à jamais. Ils n’en peuvent plus d’être si solidaires et si divisés à la fois. Ils ne pourront s’en sortir que par eux-mêmes, certes, mais, comme tous les grands blessés, ils ne pourront s’en sortir par eux-mêmes sans secours. Ils n’y parviendront que si cette partie du monde sort du piège dans lequel elle est enfermée. Enfermée par elle-même et par les puissances étrangères. Il y a, ici, un cercle vicieux qui sabote toutes les énergies positives.

    Avec un million et demi de réfugiés – plus d’un quart de la population – sur leur sol, les Libanais sont entassés dans un bocal explosif. Pris en otage par leurs chefs de communautés respectives, ils sont animés, pour la plupart, par une égale envie d’en finir mais aussi, compte tenu de leurs réflexes ataviques et de l’absence d’Etat, par une égale incapacité à franchir le pas. Ils ne savent plus qui ils sont. Ils n’en peuvent plus de repartir à zéro. Le Liban était pris en tenaille par la Syrie et Israël. Il l’est à présent par Israël et le Hezbollah. Que s’est-il passé le 4 août à 18 heures ? Deux déflagrations successives se sont produites sur le lieu d’un gigantesque dépôt de nitrate d’ammonium à proximité d’un hangar dont on nous dit qu’il abritait des armes. La criminalité des pouvoirs libanais qui ont endossé cet effroyable stockage est flagrante, indiscutable. Sera-t-elle déterminée, jugée, punie ? Pourquoi le récit séquencé de l’horreur ne nous a-t-il pas encore été livré ? Quelle est l’origine de la première explosion ? Qu’y avait-il dans ce dépôt ? Qui protège qui de quoi ?

    « Raisonnements circulaires »

    Lors de sa visite au Liban, le 6 août, le président Emmanuel Macron a rencontré une vingtaine de personnes issues de la « société civile », dont j’étais. Cette brève rencontre se tenait à l’ambassade de France au terme d’une table ronde entre lui et les chefs de guerre qui s’était tenue dans la pièce à côté.

    A l’issue de l’entretien, il nous a dit notamment cette petite phrase qui, depuis, a fait son chemin : « Je suis frappé par vos raisonnements circulaires. Aussi bien dans la pièce à côté (celle des mafieux) que dans celle-ci (celle où nous nous trouvions) ». J’aurais aimé que la comparaison fût évitée, mais c’est vrai me suis-je dit, sur-le-champ, il a raison, nous sommes prisonniers de raisonnements circulaires. Nous n’arrivons pas à nous organiser. L’opposition commence à peine à s’unir. Puis, tel un souvenir que l’on tarde à s’approprier, la phrase m’a révélé son sens à retardement. Le mot « circulaire » qui évoque le cercle vicieux, la quadrature, l’enfermement, m’est apparu comme « un déplacement » au sens freudien du terme, comme une projection. Le cercle n’était pas dans nos raisonnements mais dans le sujet. Je dirais même que nous avons ici une capacité obligée et quasi inhumaine à penser la complexité.

    C’est elle, c’est la réalité qui tourne en rond. C’est la donne. Le pays. La région. Le manège du monde. La règle du jeu. C’est le jeu qui impose le cercle. La rotation, telle qu’elle est, rejette de tous côtés la moindre velléité de solution. Le Liban est dans l’œil du cyclone. Tout œil extérieur est désormais obligé de comprendre que pour rompre cette spirale infernale, c’est au cyclone qu’il faut s’en prendre. Par « s’en prendre » je veux dire décider, de la base au sommet, d’un coin du monde à l’autre, que la paix régionale est préférable à la guerre. Rien que ça ? L’utopie ou la mort ? Oui. A petite et à grande échelle, je ne vois rien d’autre. « Paix régionale » signifiant l’exact contraire du sordide arrangement qui vient de se faire entre Mohammed Ben Zayed [le prince héritier d’Abou Dhabi] et Benyamin Nétanyahou [le premier ministre israélien] sous la houlette de Donald Trump [le président américain].

    Le Liban, c’est le monde à l’essai. S’il se vide de son sens, de ses différences, de sa jeunesse, il sera le signe avant-coureur d’une catastrophe bien supérieure à celle qui se vit actuellement sur son sol. Il est trop tard pour défendre souveraineté et territoires à coups de murs, de ghettos et de frontières physiques. Il n’est plus d’autre issue que d’activer à l’échelle de la planète un coup de théâtre hissant la pulsion de vie au-dessus de la pulsion de mort. Le sujet du jour – au Liban aujourd’hui et partout ailleurs dans un second temps –, c’est la santé mentale, c’est l’avenir de l’être. Livré à la réalité telle qu’elle est, l’inconscient collectif ne sera pas moins inflammable, à terme, qu’un hangar de nitrate d’ammonium. Il suffira, pour mettre le feu, du largage d’un missile, réel ou symbolique, physique ou verbal. Ce ne seront plus des morceaux de villes mais des morceaux de pays qui partiront en fumée.

    Dominique Eddé est une romancière et essayiste libanaise. Elle est notamment l’autrice d’"Edward Said. Le roman de sa pensée" (La Fabrique, 2017).

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/16/dominique-edde-le-liban-c-est-le-monde-a-l-essai_6049067_3232.html

  • « Nous devons apprendre à voir Internet comme un acteur politique »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/10/pour-combattre-la-fragmentation-de-la-societe-il-faut-revenir-a-une-technolo

    La psychologue Sherry Turkle, spécialiste du Web, estime que la pandémie, malgré des initiatives numériques désintéressées, n’a pas fait disparaître le risque que nous soyons manipulés par des technologies qui cherchent à capter notre attention.

    Avec la pandémie, le télétravail s’est largement répandu. Si jongler entre vie professionnelle et vie de famille n’est pas toujours facile, ne faut-il pas se réjouir d’être enfin libéré de l’emprise du bureau ?

    Votre question soulève plusieurs enjeux. A propos du travail multitâche, il faut rappeler que, malheureusement, nous ne savons pas faire plusieurs choses à la fois. Nous avons l’illusion d’y arriver, particulièrement lorsque nous travaillons à la maison. Mais notre cerveau ne peut faire qu’une tâche à la fois. La recherche est très claire sur un point : à chaque chose que nous ajoutons, notre capacité de concentration diminue, alors que nous avons l’impression d’être de plus en plus efficaces. C’est un tour que nous joue notre cerveau. Pour faire face, la solution la plus simple est de se montrer bienveillant envers soi-même, lorsque les choses à faire s’accumulent, il faut mieux diviser notre temps entre le travail, les enfants, les amis, etc.
    Article réservé à nos abonnés Lire aussi Une conversion au télétravail plutôt réussie, selon une étude

    Second enjeu, décrire le fait de travailler de la maison comme une libération revient à présenter le bureau comme un endroit qui n’a que des désavantages. Les choses ne sont pas si simples. Travailler à la maison apporte un supplément de flexibilité pour concilier vie professionnelle et vie familiale. Les parents peuvent optimiser leur temps, sachant qu’ils pourront profiter du sommeil des enfants pour se consacrer à leur travail. Sans avoir à se déplacer, on récupère aussi de précieuses minutes que l’on peut employer à des fins personnelles.

    Mais on risque aussi de voir s’affaiblir notre réseau professionnel, les décisions perdent aussi de leur collégialité et nous sommes moins créatifs. Et n’oublions pas que ce sont les femmes qui, plus que les hommes, paient le prix du travail à distance. Tirons néanmoins profit de cette expérience pour rendre les entreprises plus flexibles et mieux utiliser les technologies, les mettre davantage à notre service plutôt que l’inverse.

    Vous êtes généralement très critique à l’égard du Web et de ses possibilités dites « sociales ». Pourquoi ?

    Les différents modes de communication que nous employons sur nos téléphones, nos ordinateurs – textos, courriels, échanges sur des forums – font tous la même promesse : tout se passera sans difficulté, sans heurt ni « friction ». Ce discours, d’abord employé pour parler d’applications servant au transfert de fonds, est désormais utilisé pour des applications dites sociales. Nous nous sommes donc habitués à choisir la photo la plus flatteuse, à écrire plutôt que de téléphoner, à maîtriser beaucoup mieux notre expression que lors d’un échange fait de vive voix.

    Mais échapper – en amour, dans notre vie de famille, en amitié – à toute « friction », est-ce vraiment possible ou désirable ? C’est pourtant la vie que l’on nous a vendue en ligne, contredisant notre expérience dans le monde physique. Sur le plan politique, on a donc cru que la démocratie pouvait se contenter de ce monde numérique aseptisé. Nous vivons pourtant un moment d’intenses frictions, comme le mouvement Black Lives Matter ou la répression à Hongkong le démontrent. Si Internet doit être sans friction, alors cette technologie est en profond décalage avec l’époque.

    #Frictionless #Sherry_Turkle #Confinement #Internet #Culture_numérique

  • Wajdi Mouawad, dramaturge libanais : « A Beyrouth, cette explosion pose un point final à toutes les mascarades »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/08/wajdi-mouawad-au-liban-la-monstruosite-du-point-final_6048455_3232.html

    Bouleversé par la violence sidérante de l’explosion qui a ravagé Beyrouth, le metteur en scène, né au Liban, met en cause dans une tribune au « Monde », une classe dirigeante « qui ne dirige que ses propres intérêts et les intérêts de ceux qui l’ont placée à la tête du pays ».

    #paywall

  • Laure Murat : « La “cancel culture”, c’est d’abord un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/01/la-cancel-culture-c-est-d-abord-un-immense-ras-le-bol-d-une-justice-a-deux-v

    Tribune. C’est une guerre culturelle. Elle est à la fois plus ancienne qu’on le croit et plus inédite qu’on le pense. Dans la cacophonie des passions et des controverses qu’elle suscite et dont la presse se fait désormais quotidiennement l’écho, elle vaut surtout pour les questions qu’elle pose. De quoi s’agit-il ? De la « cancel culture », soit littéralement la culture de l’annulation, qui consiste à pointer du doigt une personnalité ou une entreprise dont un propos, ou une action, a été considéré comme répréhensible ou « offensant » et à lui retirer son soutien via les réseaux sociaux.
    Article réservé à nos abonnés Lire aussi La « cancel culture » en accusation aux Etats-Unis

    Cette définition, assez large pour faire consensus, désigne avant tout un mode d’expression composé de discours – de la critique à l’insulte – et d’actions – du sit-in au déboulonnage de statues. Elle recouvre une multitude de pratiques, du boycott – droit politique – au cyberharcèlement – délit moderne.
    Article réservé à nos abonnés Lire aussi Thomas Chatterton Williams : « Un espace public corseté par la “cancel culture” ne sert pas les intérêts des minorités »

    Autant dire d’emblée que la « cancel culture », dont le terme remonterait à 2015, fait du neuf avec du vieux. Elle est l’outil le plus récent d’une contestation politique de plus en plus intense, issue des minorités et de la gauche radicale américaine, s’inscrivant dans le combat des droits civiques et du féminisme, excédées par l’impunité du pouvoir et la passivité des institutions face au racisme, à l’injustice sociale, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, entre autres.

    Black Lives Matter et #metoo sont parmi les mouvements qui empruntent à la « cancel culture » pour dénoncer des situations iniques, exiger des institutions qu’elles prennent leurs responsabilités en cessant d’honorer des personnalités accusées d’agressions sexuelles ou d’œuvres racistes.
    « Tyrannie des minorités »

    C’est ainsi qu’on a vu nombre de journalistes harceleurs quitter leur poste, ou le Parlement américain accepter, sous la pression, de retirer du Capitole les statues des confédérés. La mort de George Floyd a imprimé une impulsion nouvelle à cette vague qui gagne l’Europe, où l’on a vu à Bristol [Royaume-Uni] la statue d’un marchand d’esclaves être jetée à l’eau par la foule, ou [l’ancien roi des Belges] Léopold II être emporté par une grue à Anvers. L’activité sur Twitter a explosé, les exigences se sont démultipliées. La machine s’emballe.
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    Dernier recours d’une population exaspérée, marginalisée et sans autre voix ni pouvoir que l’Internet, la « cancel culture » est devenue l’arme à double tranchant de « clicktivistes » sans frein qui, à force d’oukases et de menaces tous azimuts, s’attirent aujourd’hui de plus en plus de critiques. « Tyrannie des minorités », « appel à la censure », « intolérance et ostracisme », la « cancel culture » annoncerait la fin de la liberté d’expression, selon une tribune publiée dans Harper’s Magazine et dans Le Monde, et signée par 150 personnalités, plutôt classées à gauche.

    Ce délire de pureté, de transparence et d’une cohérence forcenée fait craindre,
    en France, et au prix d’un anachronisme classique, l’avènement d’une nouvelle Terreur

    Un récent sondage (Politico, 17-19 juillet) montre que 44 % de l’électorat américain désapprouvent ces pratiques, 32 % y sont favorables et 24 % se déclarent sans opinion, cependant que 55 % des 18-34 ans reconnaissent y avoir déjà pris part. Plus important, une majorité des sondés (53 %) estiment que ceux qui tiennent des propos offensants en public doivent s’attendre à des conséquences sociales. Si bien que l’on parle plus volontiers aujourd’hui d’« accountability culture » ou culture de la responsabilité. En clair : assumez vos actes et vos propos.
    Dérives inquiétantes

    Ce principe qui n’a rien d’exorbitant s’accompagne néanmoins de dérives inquiétantes et d’amalgames qui laissent perplexes. Le patron d’une chaîne alimentaire dans le Minnesota a manqué de fermer son entreprise à cause d’un tweet raciste de son adolescente de fille, qui a déchaîné une campagne sans précédent sur les réseaux sociaux.

    Sur Twitter, l’effet de concaténation des offenses confine au vertige. Si j’« annule » X et que Y le soutient, Y sera « annulé » à son tour, et s’il s’enferre, tous ses « followers » avec lui. Certains se voient reprocher des propos tenus il y a vingt ans ou des amitiés anciennes avec untel qui aurait fait une blague sexiste. Des vies sont détruites, au terme de campagnes d’exclusion dignes des plus cruels bizutages.

    Ni prescription ni seconde chance ne sont au programme dans ces mises au pilori et ces excommunications. Les êtres seraient des blocs, sommés de justifier tout acte et toute parole. Ce délire de pureté, de transparence et d’une cohérence forcenée fait craindre, en France, et au prix d’un anachronisme classique, l’avènement d’une nouvelle Terreur et d’un conformisme moral proprement frénétique.
    Nouvelle dictature de l’opinion ?

    La « cancel culture », nouvelle dictature de l’opinion ? Ce raccourci, Donald Trump, son ennemi juré, est le premier à le faire. Le 3 juillet, n’accusait-il pas ce « fascisme d’extrême gauche » d’être la « définition même du totalitarisme » ? Etrange saillie venant d’un homme qui passe son temps à humilier publiquement jusqu’à ses plus proches collaborateurs, ne supporte aucune contradiction, appelle au renvoi de certaines personnalités (notamment des journalistes) et a gagné en célébrité par une émission de télé-réalité, The Apprentice, consistant à éliminer (à « annuler » ?) les candidats à coups de : « You are fired ! » (« Vous êtes viré ! »). Etrange image en miroir aussi que ce face-à-face entre une foule en colère et un président écumant toujours de rage, dans un monde de plus en plus polarisé, clivé, qui a perdu le sens du dialogue – sans même parler de celui de la dialectique.
    La querelle de la « cancel culture » oppose de nombreux intellectuels aux Etats-Unis

    Aux Etats-Unis, la nouvelle gauche, née des mouvements #metoo et Black Lives Matter, serait à l’origine d’un phénomène qui inquiète de nombreux intellectuels américains, la « cancel culture », autrement dit une tendance à vouloir faire taire des voix jugées dissonantes, dangereuses ou haineuses. Né sur les réseaux sociaux, ce phénomène se traduit par des mobilisations qui ont fini par provoquer des démissions, renvois, annulations de conférence, etc. Cinq des auteurs de la tribune que nous publions (Mark Lilla, Thomas Chatterton Williams, George Packer, David Greenberg et Robert Worth) sont des intellectuels engagés dans la défense de la liberté d’expression. Avec les 150 personnalités qui se sont jointes à leur appel, ils estiment qu’une frange de la gauche radicale américaine pratiquerait ainsi une forme de censure. Publié sur le site du mensuel américain Harper’s, ce texte devrait l’être également en Allemagne, en Espagne et au Japon.

    Plusieurs événements récents témoignent de ces nouvelles tensions. Début juin, le directeur des pages « Opinion » du New York Times, James Bennet, a été licencié après la parution d’une tribune signée par un sénateur républicain appelant à l’envoi de l’armée contre les manifestations violentes. Tant au sein de la rédaction du quotidien new-yorkais que sur les réseaux sociaux, ce texte a suscité une vive émotion, certains estimant qu’il pouvait porter atteinte à la sécurité des personnes noires. Sans soutenir le contenu de cet article, d’autres personnalités ont estimé que James Bennet avait été limogé avec un empressement douteux, comme s’il fallait au plus vite donner satisfaction aux internautes en colère. Parmi les signataires de la présente tribune se trouvent d’ailleurs plusieurs grandes signatures du New York Times.

    Autre renvoi ayant suscité l’indignation, celui de David Shor, un analyste de données qui a été licencié début juin par son employeur, Civis Analytics, une société de conseil politique proche des démocrates. Il était reproché à M. Shor d’avoir retweeté l’étude d’un chercheur, de l’université de Princeton (New Jersey), qui tendait à démontrer que les manifestations violentes, comme il a pu y en avoir récemment aux Etats-Unis pour dénoncer les violences policières, ont un impact positif sur le vote républicain. Cette attention portée aux conséquences néfastes des manifestations violentes avait été considérée, par certains militants, comme une manière de faire taire la colère des populations noires aux Etats-Unis.

    D’autres intellectuels ne partagent pas cette vision du débat sur la « cancel culture ». Ils estiment au contraire qu’il va permettre de donner davantage la parole aux minorités généralement moins ou peu entendues. D’autres encore jugent que les dénonciateurs de la « cancel culture » font fausse route : selon eux, les menaces sur la liberté d’expression viendraient bien davantage de l’extrême droite que de la gauche radicale. Ils ajoutent que le recours à l’intimidation et à la violence pour faire taire ses opposants serait d’abord et avant tout, aux Etats-Unis, le fait des suprémacistes blancs. Ils rappellent également que Donald Trump a, lui aussi, durement attaqué la « cancel culture » le 4 juillet.

    Posons cette hypothèse. Et si la « cancel culture » n’était que l’avatar logique, inévitable, d’une démocratie à bout de souffle, dite désormais « illibérale », et de l’ère de la post-vérité ? L’enfant illégitime de la pensée occidentale et du capitalisme débridé, dans une société supposément universaliste, aveugle à ses impensés et incapable de reconnaître les crimes et les conséquences sans nombre de l’esclavage et de la colonisation ?

    Enfant illégitime, c’est-à-dire hors institution, qu’une de ces drôleries pas si paradoxales de la langue française appelle aussi : enfant naturel. N’allez pas chercher la violence de la « cancel culture » ailleurs que dans la brutalité du pouvoir. Là se loge le danger, et là l’impasse. Car, comme le rappelle la poétesse Audre Lorde, « The master’s tools will never dismantle the master’s house » (« Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître »).
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    Le problème de la « cancel culture » est celui de la riposte, d’une réponse politique adéquate à l’impunité. Car qui annule qui ? Du jour où le footballeur Colin Kaepernick s’est agenouillé en 2016 pendant l’hymne américain pour protester contre les violences policières envers les minorités, il n’a plus été admis à jouer dans aucune équipe de la NFL (National Football League). Et que dire de ces femmes innombrables, violées, harcelées ou qui ont été renvoyées pour avoir refusé une faveur sexuelle à leur employeur ? Annulées, elles aussi, en silence, sans autre pouvoir que de dire, un jour, sur les réseaux sociaux : Moi aussi… Celles qui sont mortes sous les coups de leur compagnon n’auront pas eu cette opportunité.
    Le racisme et le sexisme honorés

    Pendant ce temps-là, alors qu’on reproche aux féministes leur « maccarthysme », Roman Polanski est honoré par toute une profession qui se pique de distinguer l’homme de l’artiste et Gérald Darmanin, sous le coup d’une accusation de viol, décroche le portefeuille de l’intérieur dans un gouvernement qui a juré de faire de l’égalité homme-femme une priorité. Cet exquis sens de la nuance et du paradoxe qui caractérise le patriarcat finit par lasser.

    Car la « cancel culture », c’est aussi et peut-être d’abord cela : un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses, une immense fatigue de voir le racisme et le sexisme honorés quand les Noirs se font tuer par la police et les statistiques de viols et de féminicides ne cessent d’augmenter. Le lien établi entre l’actualité et l’histoire, les drames du quotidien et les grands récits officiels a souvent fait polémique.

    « On ne réécrit pas l’Histoire », dit-on. Or rien n’est plus faux : on passe son temps à réviser nos jugements, à découvrir de nouveaux éléments, à fournir des interprétations inédites. La « cancel culture », à qui il est reproché de sortir les choses de leur contexte et d’imposer un regard manichéen sur le passé, braque le projecteur sur des aspects le plus souvent liés à l’histoire coloniale, dans le but de rééquilibrer un récit jugé mythique, partial, incomplet, pour mieux s’en émanciper.

    Churchill a régulièrement fait des déclarations sur l’inégalité des races, Victor Schœlcher n’a, certes, pas été le seul à abolir l’esclavage. Fallait-il pour autant tagger d’un « racist » la statue du premier à Londres et renverser celle du second en Martinique, au motif qu’il faudrait honorer en lieu et place l’esclave Romain, dont l’arrestation en 1848 pour avoir joué du tambour avait déclenché le soulèvement libérateur ? Non.

    Il est urgent en revanche d’entendre un cri d’alarme qui partout se répand et d’en comprendre les vrais enjeux, afin que la catharsis, la punition et les exactions en tout genre ne deviennent le seul mode de (non) communication entre le pouvoir et le peuple, dans un monde verrouillé par une spéculaire et mortifère logique de flics.

    Laure Murat est historienne et essayiste, professeure de littérature à l’Université de Californie, à Los Angeles.

    #Cancel_culture #Minorités #Liberté_expression #Histoire