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  • Entretien de Jamil Mouawad avec Médiapart sur la situation au Liban.
    https://www.facebook.com/jamil.mouawad/posts/3327503177309062
    Des réflexions critiques sur les impasses du mouvement de protestation au Liban, sur la persistance de l’esprit colonial dans une partie du public libanais, et le néocolonialisme dans la position actuelle de la France malgré une appréciation plutôt positive du timing et des effets de la visite de Macron à Beyrouth sur un possible déblocage de la situation financière

    C’est un tournant dans l’histoire récente du Liban, il y aura un avant et un après 4 août mais il est trop tôt pour savoir si les groupes indépendants, les groupes de la révolution vont s’organiser et se présenter comme une alternative sérieuse. Ceux qui sont très organisés avec un programme écrit et clair ne sont pas parvenus à convaincre le citoyen lambda. Il y a toujours cette rupture entre cette alternative-là et l’opinion publique.
    Néanmoins, il est à peu près sûr que les groupes de la révolution ne se présenteront pas comme une alternative prenant en charge le pouvoir ou une transition politique. Ils sont très mal organisés. Ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un projet commun. Il n’y a pas, entre eux, un dialogue sincère, ouvert, qui amènerait à un plan d’actions avec trois ou quatre demandes principales autour d’un dénominateur commun minimum.
    Bien sûr, ils sont tous contre la classe politique, contre la corruption mais ce n’est pas de la politique. C’est de la contestation, de la protestation. Faire de la politique suppose de s’organiser, de parler aux gens, d’avoir une vision pour une société et aussi de convaincre les citoyens que cette vision est la bonne.
    Là, ces initiatives pour nettoyer les rues, c’est excellent, mais est-ce qu’ils peuvent s’organiser politiquement après ? Je ne le pense pas.
    [...]
    (7) Vous avez été présent durant les manifestations de l’hiver dernier. Comme voyez-vous justement les débats qui s’y sont tenus ?
    Il est temps de présenter une lecture critique de ces mobilisations. On a dit que « Tous, ça veut dire tous » [slogan phare des manifestations débutées en octobre – ndlr]. C’est très bien, ce slogan est très important parce que c’est la solution et le problème.
    Pour une fois, une partie des Libanais disent que tous les politiciens sont responsables. Ils ont pu appréhender le pouvoir comme une entité. En Égypte, par exemple, il était plus simple d’accuser le régime de Hosni Moubarak. Mais au Liban, c’est très difficile. Qui accuser ? Hezbollah ? Hariri ? Avec ce slogan, ils disent que toute la classe politique est responsable de la misère de la société : la crise des déchets, les incendies, la crise financière et économique…
    Le problème, c’est qu’on ne nomme pas les responsables. Si je dis à un sympathisant des forces libanaises, c’est Samir Geagea qui est corrompu. Il va dire non, il faut attaquer Michel Aoun avant Samir Geagea parce qu’il est plus corrompu.
    Il ne s’agit pas uniquement de critiquer toute la classe politique, il s’agit plutôt de s’organiser avec la société, de présenter une vision de cette société et d’offrir une alternative.
    Depuis quelques jours, certains parlent de guillotines et veulent leur revanche. C’est tout à fait légitime et je comprends ce sentiment mais ça ne risque pas d’aboutir. Avant de critiquer la classe politique, il est temps que ces groupes-là se critiquent eux-mêmes. Encore une fois, il faut que ces groupes s’organisent, se réunissent, élisent un comité représentatif, formulent des demandes minimales et peut-être présentent un plan d’action à cette classe politique pour négocier.
    C’est une idée très pragmatique qui risque de déplaire, mais comment faire autrement ? Cette classe politique est très violente, elle est prête à tout pour ne pas perdre le pouvoir. Elle s’en fiche de la société, il y a une rupture complète et avec le temps la classe politique a créé un fossé énorme entre elle et la société. À mon avis, il faut négocier. Il faut essayer d’autres moyens plus pragmatiques, moins idéalistes, mais il faut faire une brèche dans ce système. Ni les élections ni la rue n’ont abouti, peut-être faut-il explorer d’autres moyens.
    [...]
    (9) Comment avez-vous observé la visite d’Emmanuel Macron à Beyrouth au lendemain du drame et qu’est-ce que ça signifie pour la France ?
    C’est une visite très opportune parce qu’elle semble débloquer les sanctions internationales qui affectent le Liban depuis cinq ou six mois. Donc cela remet le Liban à l’agenda international et peut-être cela aboutira-il à sortir du blocage que connaît le pays avec la crise financière et économique.
    Emmanuel Macron essaie de ne pas perdre en capacité d’influence au Liban après le revers de la France en Syrie. Il essaie d’avoir un pied-à-terre au Moyen-Orient, surtout au Levant, et le Liban est un territoire privilégié depuis toujours. Dans la région, la politique étrangère française a tout perdu face à l’hégémonie américaine, iranienne et turque… L’ancrage francophone est le tremplin privilégié de la France depuis toujours, car il représente une hégémonie culturelle, coloniale.
    Il y a des Libanais qui ont désapprouvé cette visite, les sympathisants du Hezbollah peut-être, et ceux d’autres groupes. La mise en scène où Emmanuel Macron se place en sauveur et donne des conseils de bonne gouvernance au personnel politique en disant qu’il donnera une aide financière aux ONG et non au gouvernement a pu être mal reçue.
    Emmanuel Macron a regroupé les politiciens à la résidence des Pins [actuelle résidence de l’ambassadeur de France au Liban], c’est un peu choquant. On dirait un nouveau mandat qui s’installe au niveau symbolique.
    Imaginons que l’explosion ait eu lieu à l’aéroport de Beyrouth à côté de Dahieh [banlieue sud de Beyrouth, à majorité chiite] et que le président iranien soit venu en adoptant le même discours et la même mise en scène. Ce serait choquant. Pourquoi ce serait choquant pour un Iranien et pas pour un Français ? C’est exactement cela l’effet de l’esprit colonial. Dans l’imaginaire libanais, pour une partie des Libanais, c’est la France qui protège. Parce que la France est un pays qui, pour des questions culturelles, nous renvoie au mandat français.
    (10) Qu’avez-vous pensé du bain de foule du président français à Beyrouth ?
    La visite d’Emmanuel Macron s’est passée dans un quartier chrétien où l’architecture est coloniale. Ce bloc de maisons avec les pubs représente la Beyrouth européenne. Le mode de vie y est complément différent qu’à Dahieh.
    Dans ce quartier-là, les gens ont échangé avec lui dans un français impeccable. Il a aussi donné sa conférence de presse en français, tous les journalistes qui étaient présents lui ont posé des questions en français, jamais en arabe. La diffusion de cette conférence était en français et il n’y avait pas de traduction directe en arabe.
    Cela représente les intérêts de la France de préserver un Liban francophone. Ce n’est pas uniquement une question d’aides humanitaires, de réformes. C’est un soutien à un Liban imaginaire qui se veut un Liban à l’européenne. C’est pour cela qu’une partie de sa conférence de presse était centrée sur la culture et l’aide aux écoles francophones et universitaires.
    Il y a quelques mois, la France laïque a offert 15 millions de dollars aux écoles francophones du Liban qui sont très majoritairement chrétiennes mais n’a pas financé l’école publique. Il ne s’agit pas seulement de la politique d’Emmanuel Macron mais de la représentation du Liban par rapport à la France mais aussi par rapport à l’Europe.
    Pour ceux qui ont une nostalgie du mandat français, il faut savoir que toute faiblesse dans le secteur public au Liban ne nous renvoie pas nécessairement à la guerre civile libanaise mais aussi bien à l’époque du mandat français. Ils ont alors très mal investi dans le secteur public, surtout dans les institutions scolaires. Ils ont confié l’éducation aux missionnaires et on en paie toujours le prix. Là, ils viennent avec de l’argent, non pas pour l’école publique, mais pour les écoles francophones. Cela crée un clivage entre les francophones et ceux qui ne parlent pas le français, et c’est aussi un clivage de classe. Donc dire que la France est là pour aider les Libanais et les institutions publiques libanaises, ça ne tient pas pour moi. Ce n’est pas aussi simple que cela. Si on parle d’un État public, il faut qu’il soit au service de tous les Libanais.
    (11) Que pensez-vous de la pétition demandant que le Liban revienne sous mandat français ?
    Par désespoir, des milliers de Libanais ont signé une pétition demandant que le Liban repasse sous protectorat français. Les Libanais sont très fatigués de ce système et ils ont raison, l’explosion est un énorme choc. Il ne faut pas juger leur réaction mais plutôt l’interroger à lumière d’un imaginaire colonial qui voudrait que le mandat français bénéficiait à tous les Libanais.
    Cela renvoie au rôle de la France au Levant, au Moyen-Orient. Ils ont tellement besoin de cet ancrage pour renforcer un certain néo-colonialisme, pas forcément militaire mais culturel.
    Parce qu’une partie des Libanais sont très fatigués, ils ont la nostalgie du mandat français. C’est pourtant un mandat qui a mis en place des infrastructures pour servir l’économie française mandataire et pas les Libanais. Si on regarde les infrastructures de l’époque, ce sont des infrastructures, comme la rue de Damas, qui vont servir une bourgeoisie financière mercantile libanaise qui travaillait avec les Français et qui a fait du Liban une place du capitalisme mondialisé servant le capital français et pas la société libanaise. On a une mémoire très sélective par rapport à ce mandat. D’ailleurs, on l’appelle toujours « mandat » et on ne prononce jamais le mot « colonialisme » parce qu’il y a toujours cette construction qui entretient une vision culturelle du mandat alors que le Liban était sous la gouvernance des Français.
    Les conséquences de la visite d’Emmanuel Macron pourraient être très dangereuses parce qu’elle risque de renforcer cette polarisation culturelle au Liban entre ceux qui aiment la France, « ceux qui aime la vie », et ceux qui aiment l’Iran, « ceux qui aiment la mort ». Après 2005 et l’assassinat de Rafic Hariri, on a eu un nouveau discours au Liban très dangereux qui disait : voilà, il y a deux camps au Liban, le 14 mars et le 8 mars [qui renvoient à deux coalitions politiques libanaises, respectivement Alliance du 14-Mars et Alliance du 8-Mars – ndlr]. Le camp du 8 mars aime la mort et le camp du 14 mars est composé de gens qui aiment la vie, Beyrouth, les pubs. On a payé très cher ce discours.
    Aujourd’hui, malgré le fait qu’Emmanuel Macron dise s’adresser aux Libanais, il s’adresse à une partie d’entre eux à travers notamment l’école, la culture. Il ne s’est pas adressé aux Libanais à travers l’État public. Tous les Libanais ne parlent pas le français ; tous les Libanais ne sont pas francophones ; tous les Libanais ne vont dans des écoles francophones, tous les Libanais ne vont pas à l’Ambassade afin d’obtenir une bourse pour étudier en France ; et tous les journalistes ne parlent pas français. Emmanuel Macron sera en partie responsable des schismes qui vont se mettre en place dans les mois à venir.