trois « gilets jaunes » en guerre contre l’intelligence artificielle

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  • « Effacer l’historique » : trois « gilets jaunes » en guerre contre l’intelligence artificielle
    https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/08/25/effacer-l-historique-trois-gilets-jaunes-en-guerre-contre-l-intelligence-art


    Corinne Masiero, Denis Podalydès et Blanche Gardin dans le film « Effacer l’historique », de Benoît Delépine et Gustave Kervern.
    LES FILMS DU WORSO / AD VITAM DISTRIBUTION

    Contempteurs de la stupidité systémique, peintres de la misère techno-mentale contemporaine, apôtres d’un anarcho-surréalisme vigoureux, Benoît Delépine et Gustave Kervern partent séance tenante en guerre contre l’intelligence artificielle. Ils réunissent pour ce faire trois spécimens d’un lotissement des Hauts-de-France ayant maille à partir avec ladite réalité.

    Marie (Blanche Gardin) – divorcée, alcoolique, dépressive – victime d’un chantage à la sextape par un étudiant en business school, suivi aux confins d’une nuit d’ivresse, qui se lance de la plus belle manière dans la carrière. Christine (Corinne Masiero), chauffeur VTC, grande gueule et ex-addict aux séries qui se soigne, mais qui enrage de voir la note que lui attribuent ses clients stagner lamentablement et grever sa nouvelle carrière. Bertrand (Denis Podalydès), enfin, serrurier aux abois et à perruque rousse, proie naïve des mirages du Net, dont la fille est victime de harcèlement numérique sur Facebook.

    Les trois se sont connus de fraîche date, sur un rond-point où ils partageaient l’habit jaune, la cannette de bière au frais dans les fourrés et leur commune solitude. Ça crée des liens. Ils vont donc tenter de s’entraider et partir en guerre, rien moins, contre les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ambitieux projet mené tambour battant par Marie, qui craint, si la sextape tombait sous le regard de son fils adolescent, dont la garde a déjà été confiée à son père, de déchoir plus encore à ses yeux. La voici à cet effet introduite par Christine – qui cherche elle-même à faire remonter sa cotation auprès de son entreprise – auprès d’un vieux geek ultime (Bouli Lanners, clandestin à pied d’œuvre à l’abri d’une éolienne).

    Avouant son impuissance devant la puissance diffractée et insaisissable du cloud, le pirate informatique évoque toutefois les data centers qu’il importerait, dans l’idéal, d’investir. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les trois mousquetaires, à l’initiative de Marie, se chargent chacun d’une mission susceptible de résoudre leur problème particulier. Tandis qu’elle prend l’avion pour San Francisco, réclamant une « sextape des Hauts-de-France » au seuil d’un hangar mieux gardé que le Pentagone, Christine va demander des comptes à qui de droit sur la raison de sa stagnation, et Bertrand, censé se rendre en Irlande, s’envole subrepticement vers La Réunion pour se déclarer à « Miranda », dont la voix le tient sous son charme depuis des mois.

    #paywall

    • https://www.telerama.fr/cinema/films/effacer-lhistorique,n6595949.php

      Critique par Marie Sauvion
      Trois Gilets jaunes s’allient contre les géants du Net qui empoisonnent leur quotidien. Une comédie hilarante et désespérée sur l’absurdité de la société.

      Dans I Feel Good, l’antipathique et savoureux crétin joué par Jean Dujardin se rêvait en Bill Gates des Pyrénées-Atlantiques. Deux ans plus tard, les anti­héros d’Effacer l’historique nagent en plein cauchemar à cause des Gafa, ces géants de l’économie numérique régissant nos vies connectées depuis leurs forteresses californiennes. Après une nuit d’ivresse au bien nommé bar Badaboum, voilà Marie (Blanche Gardin) victime d’un chantage à la sextape (« Il faut que je paie mes études de commerce », se justifie le saligaud incarné par Vincent Lacoste). Tout surendetté qu’il est, Bertrand (Denis Podalydès), lui, ne peut rien refuser à une voix suave de démarcheuse téléphonique, au point de s’éprendre à distance de cette Miranda qui vend des vérandas. Quant à Christine (Corinne Masiero), chauffeuse VTC chez Hollywood VIP Star Car, elle encaisse jour après jour les mauvaises notes de ses clients sans savoir pourquoi.

      Pourquoi ? Mais parce que le monde marche sur la tête, répondent avec brio Benoît Delépine et Gustave Kervern dans ce neuvième long métrage, couronné par un Ours d’argent à Berlin. Les comédies les plus désespérées sont les plus belles, aussi précipitent-ils leurs trois pots de terre, déjà bien fêlés, contre un pot de fer en face duquel même Dieu semble impuissant — Dieu, ici, étant un hacker de génie (Bouli Lanners) qui opère depuis le cœur d’une éolienne. Logique, quand on veut combattre des moulins à vent.

      D’un banal lotissement de la périphérie d’Arras à la Silicon Valley, Delépine et Kervern mettent en scène une guerre perdue d’avance. Qu’importe. Leurs nouvelles recrues — Blanche Gardin en tête, tellement parfaite dans leur univers — partent la fleur au fusil et l’amitié en bandoulière. Née sur un rond-point, la réconfortante solidarité du trio de Gilets jaunes adoucit un quotidien kafkaïen où une latte de lit, commandée en Chine, se retrouve bloquée au canal de Suez, tandis qu’un bureau de poste déménage à 50 kilomètres de ses usagers suspendus au prix du gasoil.

      Forts de trouvailles hilarantes (« J’ai été obligé d’acheter un antivirus gratuit à 14 € par mois »), les auteurs du Grand Soir racontent les insomnies d’humains dépassés mais pas obsolètes. La coquetterie punk du film, le grain malpoli de sa pellicule super-16, ses angles volontairement tordus, ses provocations — le smartphone de Bertrand, taché de sperme, qui reste collé à sa joue, clin d’œil à Mary à tout prix, des frères Farrelly — portent haut la signature des zozos de Groland. Leur rire, pourtant, finit toujours par s’étrangler. En témoigne une séquence sidérante où un livreur de packs d’eau éreinté (Benoît Poelvoorde) se laisse convaincre d’accepter un café pour sa peine, puis fond en larmes à l’idée que son employeur l’apprenne. On rit, on rit, et soudain plus du tout.