Dans l’entretien qu’il a accordé au Point pour expliquer l’arrêt de sa publication, Nora avoue en effet : « J’anticipe la remarque qu’on va nous faire, c’est le vieux monde qui meurt. Je répondrai : ce monde nouveau n’est pas meilleur. Notre revue s’appuyait aussi sur un triptyque, histoire, politique, société, qui s’est sans doute déplacé vers d’autres centres d’intérêt : la biodiversité, le spécisme, les crises climatiques, sanitaires. À d’autres de le faire ! » Minorer ou négliger à la fois les questions postcoloniales et climatiques, sans compter les questions de genre, rend pourtant difficile la prétention à publier de nos jours une revue intitulée Le Débat.
Cette déconnexion de certains enjeux contemporains est surtout la marque de l’embourbement politique des principaux artisans du Débat et, avec eux, d’une génération d’intellectuels ayant déserté la question sociale, étréci une République réduite à sa dimension autoritaire et mis au centre des problèmes français la question de l’islam.
Dans son édito, Pierre Nora refuse de voir cela et juge que Le Débat, contrairement à d’autres revues, n’aurait eu que pour seul but de « mettre des analyses de fond à la portée d’un public aussi large que possible. Des analyses, plutôt que des plaidoyers ou des manifestes. Une communauté d’exigence plutôt qu’une communauté d’opinion. La confrontation des points de vue plutôt que l’affirmation d’une appartenance ».
Dans la réponse qu’il fait au Point, il complète sa pensée, estimant qu’il y a « un gauchissement de l’idéologie radicale, qui complique le débat. Nous pensions être de gauche, nous sommes considérés comme une droite qui ne dit pas son nom ».
Pourtant, s’il serait aussi injuste que réducteur de juger Le Débat uniquement à l’aune de l’évolution personnelle et intellectuelle de ses deux codirecteurs, le philosophe Marcel Gauchet et l’historien Pierre Nora, le problème est-il vraiment celui décrit par ce dernier, d’une radicalisation gauchiste et maladroite du débat public, comprenant mal le positionnement politique des artisans de la revue publiée par Gallimard ?
Ne serait-il pas, à l’inverse, que les directeurs du Débat, en relayant, comme l’a fait Marcel Gauchet, les thèses de la « Manif pour tous » au micro de Radio Vatican ou en signant, comme l’a fait Pierre Nora, des pétitions approximatives contre le « séparatisme islamiste » aux côtés d’Élisabeth Lévy ou d’Ivan Rioufol, ont fini par rompre toutes les amarres avec la gauche et le progressisme, poussés par le vent de droite dure assumé par Valeurs actuelles ou Causeur ?
Dans l’éditorial où il annonce la fin de la parution du Débat, Pierre Nora se réjouit que la collection du même nom, également publiée par Gallimard, et déjà forte de 80 titres, puisse « prendre le relais » de la revue. Avant de conclure : « L’esprit du Débat n’est pas mort, continuons le combat. »
Le choix de ce dernier terme peut surprendre, quelques paragraphes seulement après avoir estimé que Le Débat, contrairement aux autres revues, avait fait le choix du « déchiffrement d’une réalité complexe plutôt que la prise de position ». Mais il correspond à la collection « Le Débat », nettement moins ouverte que la revue homonyme et située, à quelques exceptions près, sur une ligne oscillant entre le Printemps républicain, un néoconservatisme à la française plus sirupeux et enrobé que son homologue américain, et la vindicte permanente contre la « vulgarité » contemporaine, nouvelle figure de la décadence chère aux réactionnaires de tous bords et de toutes époques.
La collection a aussi publié les livres d’Hervé Juvin, candidat du RN aux élections européennes et idéologue d’un « localisme » d’extrême droite mâtiné d’écologie ; de Bernard Lewis, à la fois spécialiste de l’islam, négationniste du génocide des Arméniens et conseiller des faucons américains et israéliens ; ou encore de Claude Allègre, dont les dénis écologiques et climatiques ont ruiné le travail scientifique.
Pour marquer les débuts du Débat (numéro 4, septembre 1980), Pierre Nora et Marcel Gauchet avaient lancé une enquête auprès d’une vingtaine d’alors jeunes auteurs (parmi lesquels une seule femme, Blandine Barret-Kriegel, et les signatures d’Alexandre Adler, Pascal Bruckner, Luc Ferry, Alain Finkielkraut ou François Ewald) en leur posant une même question : « De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? » Quarante ans après, cet avenir intellectuel s’écrit sans cette génération, avant même la décision de ses directeurs de mettre fin à la parution d’une revue qui l’incarne plus que d’autres.