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  • Pourquoi « la naissance des divinités au néolithique est liée à la domestication des plantes au Proche-Orient »
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2024/04/07/pourquoi-la-naissance-des-divinites-au-neolithique-est-liee-a-la-domesticati

    Notre monde contemporain n’appréhende la technique qu’à l’aune de son application, d’où une approche biaisée de son origine. Or, les grandes innovations techniques sont trop complexes pour pouvoir envisager leur application dès le début.

    Les premiers développements sont en réalité le fruit d’une volonté d’explorer un phénomène fascinant, dont l’irruption interpelle les conceptions du monde et du cosmos – ainsi de la poudre à canon inventée par des alchimistes chinois fascinés par le souffle de l’explosion.

    Le concept de « technopoïèse », que j’ai récemment proposé, désigne cette phase originelle dans laquelle le processus revêt plus d’importance que le produit qui en est issu. Par la suite, dans la phase technologique qui lui succède, le produit fini se détache du processus. Devenue autonome, sa production peut se voir guidée par des critères utilitaires.

    Les trois millénaires d’extension du processus de domestication des plantes au Proche-Orient correspondent précisément à une phase de technopoïèse, dans laquelle les plantes sont mises en culture au nom de la résonance cosmique du processus, et non pas en vue de leur consommation. J’affirme donc que c’est cette dimension cosmique qui deviendra le moteur du processus de domestication.

    #agriculture #histoire #archéologie #technique #technopoïèse #spiritualité #utilitarisme #Nissim_Amzallag #livre

  • « A travers les légendes sur Jésus, nous arrivons à discerner en filigrane des éléments sur sa véritable existence », Pierluigi Piovanelli
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2023/12/24/a-travers-les-legendes-sur-jesus-nous-arrivons-a-discerner-en-filigrane-des-

    .... A titre purement hypothétique, nous pourrions donc imaginer que Jésus ait été initié aux techniques extatiques de la #Merkava avant le commencement de ses activités publiques, soit en Galilée, par des praticiens locaux, soit au cours de son apprentissage auprès de Jean le Baptiste, voire par des maîtres esséniens. Ce qui est, en revanche, à peu près certain est le fait que #Jésus a été l’un des premiers grands #mystiques du #judaïsme.

    On peut trouver un récit assez proche dans un écrit dit « apocryphe » tardif, l’Evangile du Sauveur, un texte copte du IVe ou du Ve siècle. Nous pouvons y lire que Jésus, parvenu avec les apôtres sur une montagne, entame en leur compagnie une ascension céleste qui les conduira jusqu’au « trône du Père ». Dans l’Evangile de Marie, un autre texte apocryphe, Marie de Magdala – présentée comme la disciple préférée de Jésus, à qui il aurait transmis ses secrets les plus profonds – vit une ascension et se confronte à « sept puissances », dans un récit proche de ceux de la Merkava.

    Dans les Evangiles canoniques, les éléments sont plus ambigus. Jésus a des visions, vit des formes de transe, des expériences qui peuvent rappeler celles de la Merkava. Je formule donc l’hypothèse que les récits ont pu être retravaillés et certains éléments occultés par les premiers chrétiens, qui ne voulaient surtout pas y faire référence.
    Car, dans la Merkava, un fidèle – que cela soit Jésus ou n’importe quel être humain – peut approcher la divinité, avant de redescendre pour partager son savoir avec d’autres disciples, qui pourront éventuellement revivre le même type d’expérience. Ce n’est pas du tout le même message que celui qui est porté par le récit que l’on fera plus tard sur Jésus, d’un dieu venu s’incarner pour quelque temps dans un humain, avant de repartir au ciel.

    Si l’on prend l’ensemble de la littérature ancienne, ce qui se dégage est que Jésus impressionne tout le monde. Il suscite un enthousiasme tel que certains disciples n’ont pas hésité à tout abandonner, y compris leur famille, pour le suivre, mais aussi une hostilité tenace chez certains adversaires. Aujourd’hui, le #leader_charismatique est présenté en sciences sociales à la fois comme quelqu’un qui catalyse les forces d’un groupe et qui est porté par ce groupe.

    Cette grille de lecture m’a amené à me poser la question de savoir comment, dans une société aussi conservatrice que celle de la #Palestine du Ier siècle, quelqu’un a pu être à ce point adulé et développer une aussi grande confiance en son message, se montrant capable de tenir tête aux autorités – religieuses comme politiques – et de s’adresser aux gens en prétendant les connaître intimement, intérieurement. C’est cette question qui m’a conduit à m’intéresser à la #mystique et aux visions de la Merkava, lesquelles ont pu lui donner une telle confiance.

    https://archive.is/7UxC5

    #mysticisme #religion #ascèse #techniques_extatiques #jeûne

  • « En islam, les penseurs d’une nouvelle théologie ont entamé un travail de refondation révolutionnaire », Constance Arminjon Hachem

    Ils se rejoignent dans l’expression d’un questionnement sur le rôle que pourrait assumer la théologie en islam contemporain, ainsi que sur les fondations philosophiques de la théologie musulmane. Plus précisément, ces interrogations s’organisent autour de deux maîtres-mots : la #critique et l’historicité.
    La critique concerne les méthodes et le contenu de la théologie actuelle, en vue de servir une ambition refondatrice inédite.

    Quant à l’#historicité, elle apparaît comme la question cardinale, car elle affecte l’essence même des savoirs religieux et leurs contenus. Ainsi, le dogme de Dieu est réexaminé d’un point de vue qui insiste davantage sur l’humain : le théocentrisme fait place à une perspective mettant en avant l’expérience religieuse de l’individu. Tout en restant de fidèles musulmans, certains de ces penseurs, en particulier les Iraniens chiites, ont aussi renoncé à une vision apologétique de l’islam.

    Les Iraniens sont les plus engagés sur ce chantier, en définissant la foi comme amour. Celle-ci est ainsi distinguée de l’adhésion à une croyance dogmatique, de l’obéissance à la loi et de l’idéologie. De ce fait, Shabestari et Kadivar, qui sont aussi juristes religieux, sont allés jusqu’à reformuler la doctrine du droit en considérant qu’on ne pouvait pas punir un musulman qui renoncerait à l’islam.
    De telles audaces ne sont pas conçues par des théologiens sunnites, même s’il y a de vraies interrogations inédites. L’Egyptien Abou Zayd, par exemple, refuse de réduire la foi à l’obéissance et l’islam à une idéologie. D’autre part, des juristes sunnites tels Yadh Ben Achour et Mohammed Charfi (1936-2008) ont conçu l’islam d’une manière très proche des conceptions de Kadivar et Shabestari. Mais ils sont restés sur le terrain du droit et n’ont pas traité de théologie.

    Abou Zayd, Soroush et Shabestari sont allés au bout d’une historicisation du Coran, alors que la nature divine du texte sacré apparaissait comme l’un des dogmes les plus ancrés. Ils considèrent en effet qu’il s’agit d’un texte historique dont l’auteur est un être humain : une telle affirmation est révolutionnaire.

    Cette conception se fonde sur une justification philosophique selon laquelle un texte dans un langage humain ne peut avoir qu’une nature humaine. Shabestarî se réfère aussi au Coran où le prophète lui-même dit : « Je ne suis rien de plus qu’un être humain comme vous » (sourate 18, verset 110). Selon le théologien iranien, « on ne peut parler de Dieu qu’avec le langage de la métaphore ».

    [...]

    Le « réformisme » comme le « modernisme » ne sont pas des catégories ayant un contenu identifiable. En travaillant sur les doctrines et les institutions de l’#islam_contemporain, j’ai découvert que cette grille n’avait aucune pertinence et créait des amalgames. Elle est même récusée par la plupart des auteurs de la « nouvelle théologie ».
    Par exemple, Shabestani s’est interrogé sur la portée des œuvres de Muhammad Abduh (1849-1905) et Jamal Al-Din Asadabadi dit « Al-Afghani » (1838-1897). Selon lui, contrairement à Luther, qui a opéré une réforme religieuse, Abduh et Jamal Al-Din étaient des réformateurs politiques et sociaux, mais en aucun cas des réformateurs religieux. C’est la remise en cause de ce terme par Shabestari qui m’a fait comprendre qu’il se jouait quelque chose de radicalement nouveau dans les réflexions sur la « nouvelle #théologie ».
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2022/11/20/en-islam-les-penseurs-d-une-nouvelle-theologie-ont-entame-un-travail-de-refo

    https://archive.is/799tG

  • « Il est faux et anachronique de considérer le Coran comme antisémite », Meir M. Bar-Asher

    Si le Coran contient des passages polémiques sur les juifs, d’autres donnent une vision plus positive des « enfants d’Israël ». Cette ambivalence rend impossible une lecture univoque du texte sacré de l’islam, explique l’islamologue de confession juive Meir M. Bar-Asher, dans un entretien au « Monde ».
    Propos recueillis par Raphaël Buisson-Rozensztrauch


    A l’intérieur de la mosquée Al-Aqsa, sur le complexe connu par les musulmans comme Al-Haram Al-Sharif et par les juifs comme le mont du Temple, dans la vieille ville de Jérusalem, en 2017. AMMAR AWAD / REUTERS

    « La lutte du Hamas contre Israël a un aspect national et un aspect religieux, ce dernier étant le plus substantiel », assure l’islamologue et philosophe Meir M. Bar-Asher. Le mouvement islamiste palestinien, comme d’autres à travers le monde, puise dans certains textes fondamentaux de l’#islam, à commencer par le #Coran, pour alimenter sa haine anti-Israël, voire antijuifs. Néanmoins, selon ce professeur en études islamiques à l’Université hébraïque de Jérusalem – auteur, entre autres, de Les Juifs dans le Coran (Albin Michel, 2019) –, si le livre sacré de l’islam contient effectivement de nombreux passages ambigus à l’égard des #juifs, il recèle aussi plusieurs clés pour les dépasser.

    Comment avez-vous vécu personnellement les attaques terroristes du Hamas le 7 octobre contre Israël ?

    Le 7 octobre 2023, lorsque les événements se sont produits, j’étais à Paris. J’ai suivi les nouvelles de là-bas, et suis retourné en #Israël quelques jours plus tard. Comme tout le monde dans le pays, j’ai été terriblement choqué par l’atrocité des crimes du Hamas et je dois avouer que, bien que leur idéologie me soit très connue, je n’imaginais pas leurs membres susceptibles de commettre ce genre d’actes.

    On observe, depuis les attentats du 7 octobre et le début de la riposte israélienne à Gaza, une recrudescence des actes antisémites dans le monde entier, en France notamment. Y a-t-il une dimension religieuse à ce conflit ?

    Oui, absolument. La lutte du Hamas contre Israël a un aspect national et un aspect religieux, ce dernier étant le plus substantiel. Le Hamas considère que personne d’autre que les #musulmans n’a le droit de dominer la #Terre_sainte (« al-ard al-muqaddasa »). La terre leur a été donnée à la fois par #Dieu et par l’acte de #conquête sur les chrétiens, c’est-à-dire l’Empire byzantin, au début du VIIe siècle, peu après la mort de Muhammad [Mahomet]. Par le fait même de sa conquête, la terre est devenue un waqf, c’est-à-dire un territoire sacré.

    Les juifs, qui y ont vécu dans un passé très lointain, à l’époque biblique et jusqu’à la destruction du second temple (en l’an 70 de l’ère chrétienne), ont perdu le droit d’y revenir puisqu’ils ont rompu, selon le Coran, l’alliance que Dieu avait conclue avec eux. Ils ne peuvent vivre dans le pays qu’en tant que minorité « protégée » sous la domination de l’islam.

    Que dit le Coran concernant la relation des juifs à la Judée antique ?

    Cette terre a été promise aux juifs, comme précise le Coran : « Ô mon peuple, entrez dans la Terre sainte que Dieu vous assigne » (sourate 5 [La Table], 21). Mais Dieu les a abandonnés à cause de leurs péchés et a élu les #Arabes à leur place : « Vous êtes [les musulmans] la meilleure #communauté qui ait jamais été donnée comme exemple aux hommes » (sourate 3 [la Famille d’Imran], 110).

    Pourquoi la place des juifs dans le Coran constitue-t-elle un sujet toujours brûlant, selon vous ?

    Tout d’abord parce que ce sujet traite de deux #religions, chacune portée par un peuple, qui existent toujours. Ces deux peuples que sont les Arabes et les Juifs se sont combattus à divers niveaux, dans plusieurs moments de leurs histoires respectives. Les problématiques évoquées en 2019 dans mon ouvrage Les Juifs dans le Coran sont, pour certaines, cristallisées dans le #conflit_israélo-palestinien.

    Bien que ce conflit ne soit pas nécessairement d’ordre religieux, dans plusieurs périodes de leur histoire, des penseurs des deux côtés ont tenté de lui donner une dimension essentiellement religieuse ; ces penseurs ont dépeint la situation d’opposition entre Juifs et Arabes en utilisant une terminologie et une conceptualisation religieuses. C’est de cela qu’on hérite aujourd’hui, et qui rend la question si complexe.$

    Comment les juifs sont-ils nommés dans le Coran ?

    Divers termes sont employés, et chacune de ces dénominations se réfère à un aspect particulier des juifs. L’un des termes abondamment utilisé dans le Coran pour nommer les juifs est celui de Banû Israʼîl, que l’on peut traduire par « fils d’Israël » : il désigne les anciens Israélites, cités dans la Bible.

    Lorsque le Coran raconte des événements se rapportant au récit biblique, c’est presque toujours ce terme qui est utilisé pour désigner les ancêtres des juifs. C’est lui que l’on retrouve dans ce verset : « O fils d’Israël, n’oubliez pas la grâce dont je vous ai comblés en vous choisissant parmi toutes les nations. »

    Un autre terme, yahûd, désigne les juifs dans un sens plutôt péjoratif : ce terme est très répandu dans les #sourates_médinoises, donc les plus tardives du Coran, qui sont les plus hostiles aux juifs et aux chrétiens.

    Un troisième terme présent à plusieurs reprises est celui d’ahl-al-Kitâb, « peuple du Livre », qui désigne par moments juifs et chrétiens. Ce terme est tantôt positif, tantôt négatif : il évoque parfois le don de la Torah aux juifs, mais rappelle aussi « l’âne chargé de livres » qu’est le peuple juif ayant reçu le don de la révélation, tout en étant incapable de le porter convenablement.

    Quelles étaient les relations entre Juifs et Arabes dans l’Arabie préislamique ?

    Avant Muhammad [Mahomet], les juifs étaient établis dans la péninsule Arabique, principalement au sud – les juifs yéménites en seraient les descendants –, et dans le Hijaz, c’est-à-dire au nord-ouest de la péninsule où l’islam est né. On peut estimer que les juifs dominaient une grande partie de l’Arabie : ils s’appuyaient sur le royaume juif d’Himyar, établi dans l’actuel Yémen. Les rapports culturels et commerciaux entre Juifs et Arabes étaient intenses jusqu’à l’hégire [l’exil de Mahomet de La Mecque vers #Médine, en 622].

    Ces éléments sont importants, car ils constituent l’arrière-plan culturel auquel Muhammad est confronté en Arabie. Quelques chercheurs diraient même la chose suivante : Muhammad a choisi d’émigrer à Médine, une région fortement peuplée de juifs, car il comptait sur ces derniers pour le rejoindre autour d’une conception nouvelle du #monothéisme. Muhammad a sans doute estimé qu’il serait accepté par les juifs du Hijaz.

    On constate également la pensée politique fine du prophète de l’islam lorsqu’il envoie, vers l’an 616 de notre ère, un groupe de ses adeptes à destination du royaume chrétien d’Ethiopie, pour les mêmes raisons. La forte présence de juifs et de chrétiens en Arabie à l’époque de Muhammad explique l’omniprésence d’éléments bibliques, juifs ou chrétiens, dans plusieurs sourates du Coran.

    L’islam a-t-il hérité de pratiques issues du judaïsme ?

    Du point de vue philologique et historique, c’est certain. Au-delà des éléments bibliques, on peut déjà dire que l’islam, au même titre que le judaïsme, est une religion « légale », centrée sur la #loi et les #commandements, à l’inverse du christianisme. La #jurisprudence, le rôle de la Halakha (la loi et la jurisprudence juives) ou de la charia (la loi islamique) sont fondamentales dans ces deux religions, et des ressemblances s’ensuivent – mais ces dernières ont leur limite.

    Au début de la prédication de Muhammad, on perçoit chez lui un désir de se rapprocher des pratiques juives. Cependant, une fois passé le moment où la majorité des juifs refusent de le suivre, s’exprime un désir d’émancipation de l’islam par rapport au judaïsme et au christianisme. Ce qui est naturel : toute religion doit finir par affirmer son indépendance vis-à-vis des traditions passées dont elle hérite.
    Pour donner un exemple : au départ, la direction de la prière pour les musulmans est Jérusalem ; une fois consommé le divorce entre les juifs et les premiers musulmans, La Mecque devient la nouvelle direction pour la prière. Deux étapes apparaissent clairement : ressemblance, puis différenciation.

    Le Coran est-il « antisémite » ?

    Il est faux et anachronique de considérer le Coran ainsi, et certains le font dans un but de propagande contre l’islam. Tout d’abord, le terme « antisémitisme » fait référence à un phénomène bien ultérieur [le terme est apparu en Allemagne au XIXe siècle, il s’attaque aux juifs en tant que peuple et non en tant que pratiquants d’une religion].
    On peut considérer que, dans le Coran, certains versets peuvent servir à nourrir une pensée antisémite, à l’instar des « versets de la guerre » de la #sourate_9 [incitant au combat à mort contre les juifs, les chrétiens, les polythéistes et tous les « #mécréants » en général]. Mais dire explicitement que le Coran est un texte antisémite, c’est faux.

    Je vis d’ailleurs mal cette conception, même en tant que juif. Je lis le Coran depuis mon adolescence avec beaucoup d’intérêt, je l’ai appris avec des Arabes, je l’enseigne à l’université hébraïque de Jérusalem et dans d’autres endroits du monde depuis plus de trente ans… J’ai beaucoup de respect pour ce texte, qui m’a énormément appris et contient des passages extraordinaires.

    Il y a bien des extraits qui me gênent en tant que juif, mais comme ils gêneraient un chrétien, ou tout simplement un être humain ! On peut toutefois dire exactement la même chose de certains versets bibliques, qui sont violents et inacceptables, sans remettre en cause l’intérêt de ces Ecritures.

    Le Coran semble néanmoins donner une image paradoxale des juifs. Comment en sortir ?

    Lors d’un séminaire sur ce thème, un étudiant musulman chiite m’a dit la chose suivante : « Je pense que cela vaut la peine que les sages musulmans adaptent ou suppriment la sourate 9 du Coran [plus tardive, et donc polémique vis-à-vis des juifs et des chrétiens], pour aider à construire une autre image du judaïsme et faciliter la rencontre. Qu’en pensez-vous ? »

    Je lui ai répondu que je suis opposé à toute altération d’un texte canonisé. Des millions de personnes croient en la sainteté du Coran et en sa nature miraculeuse, on ne doit donc rien y changer. Ce qu’on peut changer, en revanche, c’est notre attitude face au texte.

    Le fait qu’il y ait une ambivalence du texte coranique sur ce sujet est, à mes yeux, une clé vers la solution. Le Coran s’exprime de diverses manières sur les juifs, les #chrétiens, et sur bien d’autres sujets aussi. Pour comprendre ces apparentes contradictions, il faut les ramener à leur contexte initial : les polémiques contre les juifs sont à replacer dans le contexte de la prédication de Muhammad dans une région donnée, durant une époque donnée, et ne doivent pas être considérées comme une généralisation sur les juifs. Le fait que le Coran semble paradoxal et contradictoire constitue, en vérité, un remède au littéralisme.

    Quels arguments peut-on opposer, à partir du Coran, à la haine antijuive et à la justification de violences contre les juifs ?

    Tous les stéréotypes et accusations que le Coran adresse aux juifs sont continuellement invoqués pour délégitimer les juifs et leur religion : l’accusation qu’ils ont tué des prophètes, qu’ils ont rompu l’alliance que Dieu avait conclue avec eux, qu’ils ont falsifié les Ecritures divines qui leur ont été révélées, et bien d’autres accusations. Pour autant, dans certains versets du Coran, Dieu répand aussi ses louanges sur les enfants d’Israël.
    Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Meir Bar-Asher : « Quelques versets du Coran peuvent créer une ambiance pacifique et d’autres un climat terrible »

    Ces louanges se répartissent en trois catégories :

    – la vision des enfants d’Israël comme peuple élu ;

    – la sortie d’Egypte et l’arrivée en Terre promise ;

    – l’Alliance et le don de la Torah, vue comme une source qui confirme l’islam.

    L’idée de l’élection d’Israël revient souvent dans le Coran. Tantôt cela concerne le peuple tout entier, tantôt seulement quelques personnalités ou quelques familles comme celle d’Abraham, de ‘Imrân (c’est-à-dire ‘Amram, père d’Aaron, de Moïse et de Myriam dans la Bible) ou encore certains prophètes.

    Dans certains versets coraniques, l’idée d’élection se dégage par elle-même de la grâce de Dieu envers Israël et des nombreux bienfaits que Dieu répand sur eux : « Nous avons donné aux fils d’Israël le Livre (al-kitâb), la Sagesse (al-hukm) et la Prophétie (al-nubuwwa). Nous les avons pourvus d’excellentes nourritures. Nous les avons élevés au-dessus des mondes » (45, 16). Ou encore dans un autre verset : « O mon peuple ! Souvenez-vous de la grâce de Dieu à votre égard, quand il a suscité parmi vous des prophètes ; quand il a suscité pour vous des rois ! Il vous a accordé ce qu’il n’avait donné à nul autre parmi les mondes » (5, 20).

    Aucun texte, a fortiori un texte religieux souvent difficile comme le Coran, ne se donne à lire de manière absolue, et le sens qu’on en retire dépend beaucoup du contexte que l’on prête à ces versets.

    Certaines phrases à fort potentiel polémique lorsqu’elles sont prises isolément se voient ainsi « neutralisées » quand elles sont ramenées à un contexte historique précis ; à l’inverse, des versets dont l’interprétation traditionnelle a toujours cherché à éclaircir le contexte deviennent « explosifs » quand ils sont sciemment décontextualisés pour être brandis contre les juifs et les chrétiens d’aujourd’hui.

    Raphaël Buisson-Rozensztrauch
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2023/11/26/pourquoi-il-est-faux-et-anachronique-de-considerer-le-coran-comme-antisemite

  • « En prison, la religion intervient quand les détenus sont au plus mal »
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2023/11/19/en-prison-la-religion-intervient-quand-les-detenus-sont-au-plus-mal_6201072_

    Le sociologue Thibault Ducloux analyse, à partir d’une enquête menée auprès de détenus, la présence massive du religieux en prison comme une distanciation mentale face à l’effondrement intérieur créé par l’incarcération.

    Le sociologue Thibault Ducloux a imaginé un protocole de recherche singulier. Ce chercheur associé au laboratoire Triangle, à Lyon, a suivi une trentaine de personnes non religieuses entrant en détention pour saisir in vivo la naissance de leur expérience spirituelle en prison, où le fait est massivement plus présent que dans le reste de la société. Le phénomène a concerné la moitié des détenus qu’il a suivis et a nourri ce travail de thèse soutenu à l’EHESS en 2018. Le sociologue vient d’en tirer l’ouvrage Illuminations carcérales (Labor et Fides, 288 pages, 22 euros).

    https://archive.ph/DeEha

    #effondrement #religion #prison

    • (...) j’aborde la religion comme une ressource parmi d’autres, aux côtés du sport, du trafic, de l’école et du travail. En prison, ces ressources sont mobilisées en vue de cinq grandes finalités : structurer son quotidien, lutter contre l’isolement, se protéger des codétenus, contourner le dénuement matériel et donner du sens à la captivité.

      Dans cette palette de ressources, la religion occupe une place à part, car elle apparaît comme un paradoxe. Celle-ci ne permet aucun gain matériel immédiat, puisqu’elle n’offre pas d’argent, ni de remise de peine. Pourtant, elle est omniprésente. Cela s’explique, bien entendu, par sa gratuité : en prison comme ailleurs, la religion est la ressource des sans-ressources, quand le travail n’est accessible qu’à une minorité de détenus. Mais pas uniquement, car elle permet aussi une distanciation mentale chez les plus désemparés.

      L’une de vos conclusions se formule, elle aussi, comme un paradoxe : la dynamique conduisant à l’illumination religieuse n’a, écrivez-vous, « rien à voir avec le registre religieux »…

      Pour la sociologie, cette conclusion n’est pas un paradoxe. La religion est un fait social, et en tant que sociologue je l’aborde comme tel : ses conditions de possibilité ne sont pas religieuses, mais émergent d’un ensemble de configurations individuelles, sociales et institutionnelles.
      Pour saisir le rôle de la religion, je mobilise les notions d’engagement et de distanciation formulées par Norbert Elias (1897-1990). Ce sociologue allemand modélise l’expérience humaine comme une oscillation permanente entre la maîtrise de soi et l’angoisse. Or, en prison, tous finissent par être engloutis par l’expérience carcérale, même ceux qui semblaient à l’aise dans cet environnement. Le religieux intervient toujours lorsque plusieurs stratégies de #distanciation ont échoué. Il permet une interprétation alternative de ses propres malheurs, qui deviennent compatibles avec la réalité vécue et rend à nouveau l’action possible.

  • « Le sermon que je ne voulais pas écrire », Delphine Horvilleur, 24 septembre 2023

    « Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre »

    Deux semaines avant les attaques du #Hamas en #Israël, Delphine Horvilleur a prononcé, à Paris, un discours à l’occasion de la fête juive de Yom Kippour. « Inquiète », comme elle le relate dans un entretien au Monde pris après les attentats du 7 octobre, de l’évolution politique du pays, mené par un gouvernement d’extrême_droite, la rabbine avait décidé d’évoquer dans son sermon_ « cette question politique, cette menace qui pèse sur Israël, dans son illusion de toute-puissance ». « L’Etat d’Israël, né sur les cendres de la Shoah, a promis aux juifs du monde qu’il y aurait toujours une force à leurs côtés, que c’en était fini de leur absolue vulnérabilité_, précise-t-elle dans cet entretien. La menace quasi permanente pour sa survie ces soixante-quinze dernières années n’a fait que renforcer ce narratif de force qui a gonflé, gonflé, jusqu’à exploser partiellement aujourd’hui. »« D’une certaine manière, poursuit-elle, Israël vient de reprendre conscience de la faille et de la vulnérabilité qui ont été une constante de l’histoire juive. Lorsque j’ai écrit mon sermon de Kippour, il y a trois semaines, je n’imaginais pas à quel point il allait trouver une résonance presque immédiate. » Nous donnons ici à lire les principaux extraits de son discours.

    Peut-être que je dois commencer ce sermon de Kippour en vous demandant « pardon ». Pas simplement parce que c’est le jour du grand pardon, mais pour une raison plus simple, que je pourrais énoncer en une seule phrase : « J’ai essayé, vraiment essayé de ne pas écrire le sermon que vous vous apprêtez à entendre. Mais je n’y suis pas arrivée. »
    Je me suis dit, encore et encore, que ce n’était pas une bonne idée, ­ que je ferais mieux de parler d’autre chose, qu’on risquait de se fâcher… (…)
    Chers amis, ce soir, jour solennel de Yom Kippour dans lequel nous entrons, nous sommes précisément à une date anniversaire, connue de tous. Il y a cinquante ans, jour pour jour, à l’office de Kol Nidré 1973, allait débuter dans quelques heures la terrible guerre qui porterait pour toujours le nom de cette journée solennelle : la guerre de Kippour. (…)

    Vous me voyez venir, avec mes gros sabots (ou, devrais-je dire, ma grosse artillerie) : ces derniers jours, en réfléchissant à l’écriture de ce sermon, il m’a semblé que je n’avais pas le choix et que ce soir, je devais vous parler d’Israël… vous parler de cette douleur que beaucoup d’entre nous ressentent aujourd’hui face à la crise terrible que ce pays traverse, la polarisation extrême qui a porté au pouvoir un gouvernement et des ministres d’#extrême droite, un #messianisme_ultranationaliste et, face à cela, pour la 38e semaine d’affilée, des centaines de milliers de personnes dans la rue pour dire leur inquiétude (et c’est un euphémisme) pour la démocratie, leur inquiétude face à la montée du fanatisme religieuse, de la violence politique, la menace pour le droit des femmes, la montée du fondamentalisme qui fait soudain exiger qu’elles se couvrent dans la rue ou s’assoient au fond du bus, qui pousse d’autres à tolérer ou à couvrir la violence de jeunes juifs contre des villages arabes, des attaques contre des minorités. Et la montée de discours de suprématie ou de violences contre la diversité religieuse, contre des sensibilités juives non orthodoxes. Et la remise en question des institutions judiciaires dans leur rôle de contre-pouvoir, la multiplication d’arguments populistes ou de revendications ultraorthodoxes.

    Bien sûr, nous sommes nombreux à regarder cela avec angoisse, mais aussi avec la force de tout notre attachement et de notre amour pour ce pays et, pour beaucoup d’entre nous, avec la conviction de notre sionisme qui, soudain, peine à se retrouver dans le discours de ceux qui revendiquent ce même amour d’Israël ou du sionisme pour un projet aux antipodes de nos aspirations.

    Je sais par cœur et je connais toutes les résistances et les mises en garde, exprimées par les uns et les autres contre ceux qui expriment depuis la diaspora leur critique du gouvernement israélien. (…)
    Pourtant, chers amis, et bien que connaissant tous ces arguments, je me tiens devant vous en cet instant solennel, convaincue que, plus que jamais et peut-être particulièrement ce soir, il nous faut en parler. (…)
    Il y a cinquante ans tout juste, Israël encore grisé par les succès miraculeux de la guerre des Six jours, les territoires conquis et la force de son armée, ne s’attendait pas à se percevoir vulnérable, à se trouver désemparé.
    A la frontière égyptienne, les combats faisaient rage et, soudain, un homme inattendu a surgi. Il était venu rendre visite aux troupes. Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de cette visite, mais vous connaissez forcément cet individu. Il s’appelait Leonard Cohen. Le célèbre chanteur Leonard Cohen a accompagné sur le terrain les troupes israéliennes. Et c’est là que l’homme qui écrira près de dix ans plus tard son célébrissime Hallelujah, a composé un autre air que vous connaissez sans doute. Cette chanson qu’il a écrite pendant la guerre de Kippour, s’appelle Who By Fire ?

    Elle dit en substance : « Who by fire ? » qui périra par le feu, et qui périra par l’eau, qui mourra en plein jour et qui une fois la nuit tombée, qui mourra de faim et qui de soif, et la chanson lancinante dit encore et encore. « Who shall I say is calling ? » ce qui signifie en anglais (canadien) « qui dois-je annoncer ? ».
    Mais ces paroles, beaucoup d’entre vous les connaissent même s’ils n’ont jamais entendu cette chanson de Leonard Cohen (…) Car ces mots, à peine retouchés, sont tirés du livre que vous tenez entre les mains. (…)
    Dans la prière solennelle du Ounetane Tokef, il est écrit : « A Rosh ha-shana, l’arrêt est prononcé et à Yom Kippour, il est scellé ». Et la liturgie hébraïque poursuit ainsi : Mi yihie ou miyamout, comme dans la chanson de Cohen, « qui va vivre et qui va mourir ? » ; Mi bamayim ou mibaesh etc. etc. « qui par le feu ? et qui par l’eau ? qui en son temps et qui bien avant l’heure prévue ? etc. »
    Vous le comprenez maintenant : pendant la guerre de Kippour, Leonard Cohen assiste aux combats terribles sur les champs de bataille. Il va alors aller puiser dans la liturgie de Kippour pour écrire l’une des plus belles chansons de son répertoire, une réflexion sur la vulnérabilité, sur la mortalité et la finitude de notre condition humaine. (…)
    Quel rapport tout cela a-t-il avec la question d’Israël, la crise qu’il traverse et le mal-être que beaucoup d’entre nous perçoivent aujourd’hui ? (…)
    Nous entrons dans les « jours redoutables » pendant la lecture à la synagogue du livre du Deutéronome, dernier livre du Pentateuque, qu’on appelle parfois le « testament de Moïse ». (…) Et nos sages nous disent : assure-toi de faire dialoguer le message du Deutéronome avec les jours redoutables.
    Que dit donc ce livre ? C’est un message que Moïse adresse aux Hébreux, au peuple réuni au seuil de la terre promise ou ils s’apprêtent à entrer. Moïse sait, à cet instant du récit, que lui n’entrera pas en Israël : il est un homme de la Diaspora, il est né en Egypte et il mourra dans le désert. Il ne posera jamais le pied en terre promise. Mais il adresse dans ce livre des recommandations, des mises en garde, depuis la Diaspora aux hommes et aux femmes qui s’apprêtent à s’y installer.

    Bien sûr ces hommes et ces femmes devront être forts et combattre, et lutter et mener des guerres pour s’installer, mais ce n’est pas le message que Moïse leur délivre. A la place, il va, encore et encore, insister sur trois idées, ce qu’on pourrait appeler « la leçon du Deutéronome ».
    Moïse dit aux Hébreux : « Viendra un jour où vous serez tranquillement installés sur cette terre. Viendra un jour où vous aurez une souveraineté sur ce territoire et, à ce moment-là, plusieurs choses vont vous arriver. »

    « D’abord, dit Moïse, quand vous serez propriétaires terriens, vous devrez absolument récolter les premiers fruits de vos champs et, immédiatement, les apporter au Grand Prêtre, les lui donner et vous en déposséder. Et vous devrez alors dire : mon ancêtre était un migrant, arami oved avi. »

    Etrange phrase de sédentaire, n’est-ce pas ? étrange façon de célébrer sa récolte que de s’en débarrasser.

    Mais ce n’est pas tout.

    Deuxième message du livre du Deutéronome, Moïse dit aux Hébreux : « Viendra un jour où vous serez installés sur cette terre. Et vous aurez soudain envie de placer à votre tête un roi, un chef, un leader, exactement comme le font les autres nations. Assurez-vous alors, poursuit Moïse, que ce roi ne soit pas trop arrogant. Assurez-vous qu’il n’ait en sa possession ni trop d’argent ni trop de femmes ni trop de chevaux. »
    (…)

    Et puis, troisième mise en garde du livre du Deutéronome, et celle-là ne cesse d’être répétée, Moïse dit aux Hébreux : « Il arrivera qu’installés sur votre terre, vous deveniez idolâtres, et que vous rendiez un culte à d’autres divinités locales. » Ces divinités cananéennes, dans le livre du Deutéronome, portent un nom particulier. On les appelle les Bealim. Le culte de Baal est le service d’un dieu cananéen. Oui mais voilà, ce mot, en hébreu, signifie autre chose : « Baal » signifie « propriétaire ». Le culte de baal, en hébreu, est donc littéralement le culte de la possession, de la propriété.

    Je m’arrête là un instant pour m’assurer que vous entendiez résonner les mots, qui ne sont pas les miens, mais ceux du livre que nous lisons actuellement dans toutes les synagogues, ces mots qui doivent être lus chaque année, avant d’entrer dans Kippour. Le peuple aux portes de la terre promise et nous, aux portes des jours redoutables, nous devons entendre les mêmes choses :

    – Toute souveraineté s’accompagne de menaces, tout simplement parce que toute force et toute installation s’accompagne de menaces : la menace de se croire propriétaire, la menace d’idolâtrer la possession, ou la force militaire, ou la puissance financière, ou le culte du chef…

    – Et puis, Moïse enseigne, de façon paradoxale et puissante, que la première chose que peut faire un propriétaire sur la terre est d’être prêt à renoncer à une partie à sa propriété, de donner un peu des fruits de son champ, et de se souvenir de sa migration, c’est-à-dire de sa fragilité et de tout ce que ses ancêtres n’ont pas possédé.

    Et tandis que je lis ces textes, semaine après semaine à la synagogue, je ne cesse de penser à ce qui déchire aujourd’hui le peuple d’Israël et ce pays qui nous est si cher. La façon dont, pour certains, il faut le reconnaître, le sionisme est devenu synonyme de pouvoir, de puissance, de propriété, et la façon dont un parti d’extrême droite, aujourd’hui aux commandes de postes-clé, s’est donné un nom étrange : le parti d’Itamar Ben Gvir s’appelle Otzma Yehudit, « la puissance juive ». Mais de quelle puissance est-il question ? où nous mènera-t-elle exactement dans l’Histoire ?

    Et voilà comment des leaders politiques affirment aujourd’hui représenter les valeurs juives, défendre un Etat juif, quitte à ce qu’il ne soit pas démocratique, en habillant leur judaïsme de noms ou de discours qu’on pourrait aisément qualifier de problématiques pour une certaine sagesse juive biblique ou rabbinique. Une sagesse de la vulnérabilité et une conscience d’un dialogue nécessaire, en nous, entre puissance et impuissance.

    Et je sais ce que certains pensent ici, ou diront sans doute : Israël est menacé, et n’a peut-être pas le luxe d’être impuissant, faillible et vulnérable. Il se doit d’être fort et engagé dans un combat de survie depuis des décennies… Certes et pourtant, par-delà cette menace extérieure, il en est une plus terrifiante encore, celle que nous a déjà enseignée l’Histoire.

    Car cette situation n’est pas sans précédent historique. A deux reprises déjà, les Juifs ont connu une souveraineté sur la terre d’Israël et ont dirigé une forme étatique, à savoir un pouvoir politique, une continuité territoriale, une armée, et tout ce qui construit une souveraineté pleine et entière.

    Petite leçon d’Histoire.

    Il y a près de trois mille ans, fut établie la toute première souveraineté juive en Israël : une continuité territoriale, une armée, un chef on ne peut plus connu. Ce roi s’appelle David et, après avoir vaincu Goliath, il instaure un royaume qui unit les territoires de Judée et d’Israël, et il fait de Jérusalem sa capitale. David règne trente-trois ans sur Jérusalem, son fils Salomon prend sa suite et assoit son pouvoir pendant quarante ans. Le royaume est puissant. Le fils de Salomon, un certain Rehovoam prendra la suite du leadership – c’est la troisième génération à connaître le pouvoir et l’installation. Sous son règne, les tribus d’Israël se déchirent, le peuple s’affronte… Et voilà qu’en l’espace de deux ans, deux ans seulement, les royaumes de Juda et d’Israël deviennent ennemis et se séparent l’un de l’autre. Fin de la première souveraineté juive sur le territoire complet. Se sont écoulés seulement soixante-quinze ans.

    Mille ans plus tard environ, s’érige une deuxième souveraineté juive : les rois Hasmonéens règnent sur le pays, les héritiers des Maccabim et de l’histoire de Hanouka. Cette monarchie fondée en – 140 de notre ère installa une pleine souveraineté, riche et puissante. Elle durera jusqu’en – 63 lorsque, après des combats internes de la population juive, Pompée et les Romains prennent le pouvoir sur Jérusalem. Fin de la souveraineté ; soixante-dix-sept ans se sont écoulés.

    Et il faudra attendre 1948 pour qu’une troisième souveraineté voit le jour, celle de l’Etat d’Israël que nous connaissons.

    Mais écoutez résonner ces chiffres terrifiants : la première souveraineté a duré soixante-quinze ans, et la deuxième aussi, à deux ans près.
    Et voilà que la troisième est rongée aujourd’hui par les mêmes affrontements, de mêmes fanatismes qui surgissent, des visions du monde, du judaïsme et du sionisme qui ne parviennent à se réconcilier. Et voilà qu’Israël a 75 ans, l’âge où toutes les souverainetés précédentes se sont effondrées. Existe-t-il une malédiction ? Sommes-nous tragiquement condamnés à répéter un scénario catastrophique ? (…)

    Pardon. Je voulais tant ne pas écrire le sermon que je viens de prononcer. Mais je n’y suis pas arrivée. Je crois qu’un défi nous est posé à tous aujourd’hui. A ceux, bien sûr, qui vivent là-bas et qui doivent trouver comment vivre ensemble, mais aussi à nous qui vivons loin de là, qui avons l’avenir d’Israël à cœur, et qui avons le devoir, me semble-t-il de faire résonner la voix du Deutéronome, celle de Moïse qui, depuis la #Diaspora, s’adresse à un peuple en chemin vers l’installation.

    Et peut-être lui dire, hors de l’Etat d’Israël : « Il arrivera qu’une fois installé sur ta terre, tu te croies fort mais que, soudain, tu perçoives tes brisures… il arrivera que résonnent des voix apparemment irréconciliables, des tribus qui se détestent et aspirent à se séparer, et tu devras alors, plus que tout, chérir non pas la force mais la faille, non pas chercher l’unité, mais respecter les voix dissonantes qui résonnent en ton sein et qui pourront encore trouver un chemin de dialogue. »

    C’est ce même enseignement qu’à sa manière, un homme nommé Leonard Cohen, qui n’était pas combattant de l’armée israélienne, est venu faire résonner aux oreilles de soldats sur un champ de bataille, il y a cinquante ans. Soyez conscients de votre force, mais aussi de votre fragilité.

    Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. (…)

    Bien plus tard, ce même chanteur écrira un extraordinaire Hallelujah et bien d’autres chansons qui sont, à mon sens, de véritables prières…. Une d’entre elles dit la chose suivante : « There is a crack in everything, that’s how the light gets in… », « il y a une brisure dans chaque chose, mais c’est là que la lumière se faufile ».

    Au cœur de l’obscurité de la nuit de Kippour, au cœur de l’obscurité du monde qui nous entoure, assurons-nous où que nous nous trouvions de laisser un peu de lumière nous traverser, traverser nos doutes et nos convictions.

    Puissions-nous être inscrits dans le Livre de la vie.

    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2023/10/15/le-sermon-que-je-ne-voulais-pas-ecrire-par-delphine-horvilleur_6194572_60385

    #disapora

  • « Sur l’abaya, le gouvernement n’a pas compris l’effet boomerang des lois coercitives », Agnès De Féo

    L’abaya est en passe de devenir une cause nationale depuis la déclaration de Gabriel Attal du 27 août selon laquelle « l’abaya ne pourra plus être portée à l’école », qui fait écho à celle de Nicolas Sarkozy, quatorze ans plus tôt, le 22 juin 2009 – « La burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française » –, aboutissant à la loi d’#interdiction de dissimulation du visage dans l’espace public du 11 octobre 2010. Dans ces deux déclarations, ce ne sont pas les usagères qui occupent le sujet de la phrase, mais l’objet qu’elles portent (abaya, burqa), un objet exogène qui menacerait l’intégrité de la nation.

    Une représentation aussi caricaturale pourrait faire sourire si elle n’était plébiscitée par une grande partie des Français et instrumentalisée par des personnalités politiques, révélant en passant leur obsession pour le corps des musulmanes depuis l’époque coloniale. Des usagères, il n’est finalement que peu question. Elles restent les grandes inconnues des spéculations dont elles font l’objet. Or, soupçonner ces jeunes filles de manœuvrer contre l’école, c’est surestimer un phénomène minoritaire adolescent qui reste inoffensif.

    Disons-le d’emblée : l’abaya est bel et bien marquée religieusement, même si les intéressées s’en défendent. En affirmant ingénument que l’abaya n’est pas une tenue religieuse mais traditionnelle, portée par goût vestimentaire, les adolescentes concernées jouent sur sa « polymorphie ». Si les robes élégantes portées notamment dans les pays du Golfe peuvent effectivement s’appeler « abayas », ce terme possède une tout autre acception en France. Par sa forme épurée, ses couleurs unies, sans broderie ni coupe cintrée, et souvent des élastiques aux poignets, l’abaya correspond bien à l’image de l’habit de pieuses musulmanes que se font celles qui la portent.

    Argumentaire de façade

    Les femmes que j’ai pu rencontrer dans le cadre de mes recherches sociologiques accompagnent leur abaya d’un long voile, identifié comme islamique par la manière dont il est fixé sur la tête, ne laissant aucun doute sur l’expression de leur confession. C’est aussi le cas des collégiennes et lycéennes en abaya qui se couvrent les cheveux dès la sortie de leur établissement. Preuve que ce vêtement exprime la religiosité, il s’achète dans des boutiques et des sites spécialisés à destination d’une clientèle musulmane pratiquante, plutôt que dans le prêt-à-porter mainstream. Même si, sortie de son contexte, elle est perçue comme une simple robe, l’abaya est portée en France pour son #signifiant_islamique. Celles qui l’arborent à l’école devraient donc logiquement tomber sous le coup de l’interdiction de la loi de 2004.

    Mais, en disant cela, nous restons au degré zéro du sens obvie. Pour saisir le phénomène, il est nécessaire de comprendre ce qu’expriment les porteuses d’abaya, sans se limiter à leur argumentaire de façade, sans non plus surinterpréter leur message. L’abaya est devenue aujourd’hui un objet désiré pour sa dimension subversive (comme le niqab au moment de son interdiction en 2010) : celles qui en font usage expriment ainsi leur fierté d’être musulmanes contre l’obsession sociétale de les effacer de l’espace public.

    Leur détermination à porter l’abaya s’accompagne d’exclamations comme « je fais ce que je veux, personne ne décide de ma façon de m’habiller » ou de slogans féministes, tel le fameux « mon corps m’appartient ». Si la tenue est religieuse, le discours l’est beaucoup moins : il est celui de jeunes femmes en lutte pour leurs droits dans une société où elles estiment ne pas être respectées.

    Il y a dix-neuf ans, l’interdiction des signes religieux à l’#école_publique visait la disparition du voile musulman du système scolaire. Elle l’a pourtant multiplié dans l’espace public et a provoqué la création d’établissements confessionnels musulmans. Il y a treize ans, celle du voile intégral a également créé une émulation, incitant des femmes à porter le niqab parce qu’il faisait l’unanimité contre lui. La visibilité musulmane chez les jeunes ne doit plus être comprise comme une simple expression religieuse, mais comme une résistance aux polémiques récurrentes cherchant à l’interdire depuis plus de deux décennies. Par l’aversion et les mesures de rétorsion qu’il provoque, le vêtement islamique est devenu un moyen de transgresser les normes, il est même le seul aujourd’hui à « choquer le bourgeois ».

    Le gouvernement n’a pas tiré les leçons des échecs précédents. Il n’a pas compris l’effet boomerang des lois coercitives qui n’ont fait que décupler l’expression visible de l’islam dans la société, au lieu de l’effacer. Celles-ci ont, au contraire, favorisé le repli sur soi, le communautarisme et le séparatisme tant décriés. Cela n’empêche pas le gouvernement de réitérer aujourd’hui, avec une nouvelle interdiction qui devrait transformer l’abaya en tendance contestataire, le multiplier à l’université et dans l’espace public, ainsi qu’encourager la désobéissance civile. Et, bien sûr, augmenter l’audience des prédicateurs de TikTok, que les jeunes femmes en abaya plébiscitent pour incarner l’opposition à laquelle elles adhèrent – et qui les aident à retourner le stigmate.

    Rappelons que les recruteurs de Daech ont usé de la loi de 2010 pour convaincre des femmes de s’engager en Syrie et en Irak. Plutôt que de spéculer sur l’#abaya et d’en faire l’objet d’une nouvelle croisade, il serait bon de redonner sa place à la subjectivité de celles qui la portent, ce que les politiques sont incapables de faire aujourd’hui, impatients de jouer sur la corde sensible électoraliste. Le gouvernement français, qui invoque les lois de 1905 et de 2004 pour « protéger les valeurs de la République » face à une robe d’adolescente, révèle sa grande faiblesse et son manque d’initiative pour créer un vivre-ensemble apaisé qui ferait fi des différences.

    Agnès De Féo est sociologue à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans et à l’université Aix-Marseille. Elle est l’autrice de « Derrière le niqab. Dix ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le voile intégral » (Armand Colin, 2020).

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/03/agnes-de-feo-sociologue-sur-l-abaya-le-gouvernement-n-a-pas-compris-l-effet-

    • « Le port du voile intégral n’est pas déterminé par la religion, mais par le rapport aux hommes », novembre 2020
      https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2020/11/29/le-port-du-voile-integral-n-est-pas-determine-par-la-religion-mais-par-le-ra

      Loin de l’image de croyantes soumises ou d’islamistes qu’on leur accole, la sociologue Agnès De Féo s’appuie sur dix ans d’enquête auprès de femmes portant le niqab pour montrer que c’est avant tout le rapport avec le sexe opposé qui détermine leur choix.


      « La Pudeur égyptienne », par Charles Gleyre, 1838. Selon un poncif orientaliste, une Egyptienne préfère montrer sa nudité plutôt que son visage. WIKIPEDIA
      https://justpaste.it/8q1zl

    • Loi sur le voile intégral : « On a créé le monstre qu’on voulait éviter »
      https://www.lemonde.fr/religions/article/2015/10/10/loi-sur-le-voile-integral-on-a-cree-le-monstre-qu-on-voulait-eviter_4786934_

      A Paris, dans la rue Jean-Pierre Timbaud, connue pour ses librairies musulmanes et ses magasins de vêtements, on ne dit pas autre chose. Shainez travaille dans une boutique et vend « quelques » niqabs (qui ne laissent voir que les yeux) par semaine. Dans une autre enseigne, Mouni Lakehal parle « d’une vente chaque mois ». Ce qui ne manque pas d’énerver cette Algérienne de 60 ans : « Celles qui portent le niqab, c’est du show-off [de la frime] », lâche-t-elle.

      « C’est ma façon de lutter »
      Une critique que réfute Samira (le prénom a été modifié), qui fait justement des achats dans la rue et porte un niqab « parce qu’[elle se] sen[t] bien et qu’[elle] devien[t] [elle]-même ». La jeune femme de 28 ans dit avoir « cherché à [se] rapprocher du meilleur comportement, celui du prophète et de ses femmes ». Elle est issue d’une « famille musulmane pas ultra-pratiquante » et son mari était opposé au voile intégral. Samira porte le niqab depuis « environ trois ans » et dit avoir essuyé de nombreuses insultes dans la rue. A contrario, « il n’y a jamais eu d’altercation avec la police », constate-t-elle, alors qu’elle a déjà fait l’objet de quatre contrôles.
      C’est aussi le cas de Leila (le prénom a été modifié), trentenaire célibataire de Vaulx-en-Velin (Rhône), qui décrit une vingtaine de contrôles d’identité et une seule verbalisation : « Je lève mon voile directement, les agents apprécient. Cela se passe très bien. » Leila, issue comme Samira d’une famille musulmane « pas forcément très pratiquante », raconte avoir troqué le voile pour le niqab au moment du vote de la loi : « C’est ma façon de lutter, de dire non au gouvernement qui me retire ma liberté. »
      D’après Agnès de Féo, sociologue et réalisatrice de documentaires qui travaille depuis plus de dix ans sur le port du niqab, la loi a « agi comme un déclencheur et suscité des vocations ». Avant 2010, celles qui portaient le niqab « étaient davantage dans une démarche religieuse, piétiste. Aujourd’hui, même si elles affirment toujours vouloir plaire à Dieu, il y a une volonté de revendication, de rupture avec une société qu’elles considèrent comme hostile », explique-t-elle.
      Cette analyse met à mal l’idée selon laquelle les femmes qui portent le niqab subiraient la mainmise d’un homme. On retrouve au contraire beaucoup de profils de femmes célibataires, divorcées ou agissant contre l’avis de leur mari et, dans tous les cas, revendiquant leur libre arbitre.
      La sociologue évoque enfin une recherche « plus identitaire, qui est rarement suivie d’un investissement religieux profond ». En témoigne le nombre important de converties parmi les femmes qui revêtent le niqab. « Le battage médiatique autour de la loi a permis à certaines de découvrir un moyen de revendiquer une islamité valorisante à travers les codes salafistes, poursuit Agnès de Féo. C’est un renversement du stigmate. On les a nourries d’exclusion, on a projeté sur elles nos propres fantasmes, on a créé le monstre qu’on voulait éviter. »

    • Le gouvernement n’a pas tiré les leçons des échecs précédents. Il n’a pas compris l’effet boomerang des lois coercitives qui n’ont fait que décupler l’expression visible de l’islam dans la société, au lieu de l’effacer.

      Je pense qu’elle se gourre naïvement en écrivant qu’un gvt français serait préoccupé d’effacer l’expression de l’Islam en interdisant des tenues vestimentaires. A mon avis c’est tout le contraire. Les gouvernements français sont préoccupé par tous les moyens à se maintenir en place pour servir les intérêts de leur classe et à augmenter les malaises sociaux qu’ils créent pour se faire. D’abord récolter les voix d’un potentiel électorat d’Xdroite mais aussi monter des écrans de fumées vestimentaires pour masquer leur incurie. A ces salopards il leur faut ancrer toujours plus l’idée que les français sont légitimes à être racistes, continuer de fabriquer l’ennemi proche facile à reconnaitre par sa peau, sa burqa, ses vêtements. Sous tendu par l’idée qu’une nation se refonde face à l’ennemi, la peur, les angoisses xénophobes, la petitesse d’esprit. Les gouvernements n’en ont rien à foutre de faciliter la vie commune des habitants de ce pays, il leur faut juste se mêler d’augmenter le racisme et de creuser le fossé de solidarité sociale.

      Relis Fanon, le racisme c’est bien un rapport de pouvoir qu’on intègre.

    • il me semble que cette posture est une convention, un tic (in)corpo(ré). sous couvert de neutralité axiologique, ne surtout pas donner l’impression de quelque chose comme une critique qui serait immanquablement dénoncée comme un procès d’intention. Il s’agit de défendre la discipline (qui éclaire) et les salaires qui vont avec en prétendant que ce qu’iels montrent est ignoré des pouvoirs publics. malgré ou derrière cela, il y a #enquête, terrain, et ce n’est pas rien.

    • Je suis fatiguée des conventions qui consiste à se taire pour éviter les accusations de wokiste ou islamo gauchiste. Uhu, je ne demande pas tant une critique mais un exposé des faits, et je cherche encore les enquêtes sur cette fabrication de l’islamo ennemi par ces salopards au pouvoir. Qui montreraient ne serait-ce que comment Balkany alors maire de Levallois avait fait fermer le peu de salles de loisirs pour les jeunes (rencontre/musique/infosida/politisation) dans les quartiers de Levallois pour les remplacer par des lieux d’apprentissage coraniques.

      Moi aussi j’ai fait mon enquête de terrain :)

  • « Il existe un certain surdimensionnement du patrimoine mis à disposition de l’Eglise catholique par rapport à l’usage qu’elle en fait »
    Tribune

    Catherine Morin-Desailly
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2023/08/09/il-existe-un-certain-surdimensionnement-du-patrimoine-mis-a-disposition-de-l
    Sénatrice (Union centriste, Seine-Maritime)

    Pierre Ouzoulias

    Sénateur (Parti communiste français, Hauts-de-Seine)

    Anne Ventalon

    Sénatrice (Les Républicains, Ardèche)

    Face à la baisse de la pratique cultuelle, se pose la question du devenir des églises. Dans une tribune au « Monde », les sénateurs Catherine Morin-Desailly (Union centriste, Seine-Maritime), Pierre Ouzoulias (Parti communiste, Hauts-de-Seine) et Anne Ventalon (Les Républicains, Ardèche) en appellent au développement d’activités ouvertes aux non-pratiquants.

    • Il existe une contradiction entre l’intérêt considérable que portent les populations à leur patrimoine religieux et les difficultés de son entretien et de son animation, dans le contexte d’une baisse sans précédent de la pratique religieuse. Dans les villages, la ruine ou la disparition de l’église est souvent ressentie avec la même angoisse que la fermeture de l’école. Mais quelle est l’ampleur du phénomène ?

      Le ministère de la culture dispose d’une bonne connaissance des édifices protégés au titre des monuments historiques. En revanche, depuis 2004 et le transfert des services chargés de l’inventaire du patrimoine culturel aux collectivités régionales, l’Etat s’est privé des moyens d’établir un tableau d’ensemble de la situation des églises qui ne bénéficient pas de ce statut. Pour disposer d’une statistique nationale, il faut se tourner vers une association, l’Observatoire du patrimoine religieux, qui poursuit un ambitieux programme de recensement.

      L’Observatoire estime que ce patrimoine est riche d’environ 100 000 édifices – en grande majorité catholiques. Plus de 40 000 appartiennent aux communes. Cinq cents sont totalement fermés et entre 2 500 et 5 000 seraient dans une situation sanitaire préoccupante ou risqueraient d’être détruits ou vendus, soit 5 % des édifices religieux au maximum. C’est finalement peu, et cette estimation conforterait le sentiment général d’un patrimoine cultuel français en relativement bon état.

      Mais cette situation est sans doute la conséquence de son statut juridique particulier. Rappelons que les églises construites avant 1905 sont des propriétés communales. Rappelons aussi que, par la loi du 2 janvier 1907, la République accepta que les églises construites avant cette date demeurent propriété communale mais « laissées à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ».
      Affectation exclusive discutée

      Dans les faits, pour ces bâtiments, les communes en assurent donc la conservation et prennent à leur charge les travaux de restauration, alors que « l’affectataire », c’est-à-dire l’Eglise catholique, pourvoit à leur entretien courant et au financement des aménagements destinés à leur utilisation cultuelle, comme le chauffage ou l’éclairage. En droit, ces églises sont des dépendances du domaine public, mais affectées de façon légale, exclusive, gratuite, permanente et perpétuelle au culte catholique.

  • « Il n’y a pas de lien réel entre les juifs et les lettres de change, mais les deux ont été l’objet des fantasmes de conspiration »
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2023/04/30/il-n-y-a-pas-de-lien-reel-entre-les-juifs-et-les-lettres-de-change-mais-les-

    La déportation dans les camps nazis, commémorée ce dimanche, constitue le paroxysme d’un antisémitisme occidental nourri par des siècles de préjugés. C’est à l’un des plus tenaces que s’attaque l’historienne Francesca Trivellato : celui associant les juifs à l’invention de la lettre de change, à la base du capitalisme.

    (...) Développée par l’avocat du droit maritime Etienne Cleirac (1583-1657), cette légende a véhiculé de nombreux préjugés antijuifs, dans le but de légitimer la pratique du commerce par les marchands chrétiens. https://justpaste.it/9yru8

    #antisémitisme #commerce #capitalisme #finance #argent #histoire

  • L’art des cavernes enfin décrypté ? « Les paramètres convergent vers un mythe originel, celui de l’émergence primordiale »
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2022/11/13/l-art-des-cavernes-enfin-decrypte-les-parametres-convergent-vers-un-mythe-or

    Qu’est-ce qui a conduit les hommes préhistoriques à se risquer au fond des grottes pour en peindre les parois ? Le mythologue et préhistorien Jean-Loïc Le Quellec tente depuis des dizaines d’années d’élucider cette question.

    L’interprétation de l’art des cavernes est une obsession depuis le XIXe siècle. Elle est aussi celle de l’anthropologue, mythologue et préhistorien Jean-Loïc Le Quellec qui, contrairement aux chercheurs des siècles passés, dispose des technologies numériques pour étudier les premiers mythes de l’humanité.

    Auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont un Dictionnaire critique de mythologie (avec Bernard Sergent, CNRS Editions, 2017) et Avant nous le déluge ! L’humanité et ses mythes (Retour, 2021), ce directeur de recherche émérite au CNRS est en particulier spécialiste de l’art rupestre du Sahara. C’est depuis un point de départ mythologique que ce membre de l’Institut des mondes africains interprète l’art pariétal. Son dernier livre, La caverne originelle, Art, mythes et premières humanités (La Découverte, 888 pages, 35 euros) se présente comme une somme récapitulant toute la littérature écrite sur le sujet. Il tente de la dépasser avec une thèse nouvelle.

    Quelle énigme avez-vous cherché à élucider dans cet ouvrage massif, qui marque l’aboutissement de vos recherches sur la mythologie et l’art pariétal ?

    Une interrogation sur la nature de la mythologie qui aurait pu motiver l’art des cavernes me trottait dans la tête depuis le Dictionnaire critique de mythologie. Cet art constitue une branche fascinante de l’art préhistorique, qui comprend aussi l’art rupestre de plein air (effectué sur des rochers) et l’art mobilier (sur des supports qu’on peut déplacer, comme les statuettes).

    L’art dit « pariétal », pratiqué sur les parois des grottes, répond d’abord à des enjeux beaucoup plus énigmatiques, puisque sa pratique implique des périls et des difficultés immenses : il faut s’enfoncer profondément dans des cavités en se courbant et en rampant, au risque de glisser dans des gouffres, puis dessiner en étant très peu éclairé. Une question me taraudait : pourquoi donc aller s’embêter à dessiner dans une grotte quand on peut le faire ailleurs ?

    Qu’est-ce que ces artistes du paléolithique ont représenté ?

    Au total, on recense environ 20 000 images dans les grottes. L’art pariétal se compose de deux catégories : une moitié de ces dessins dont la signification nous échappe (comme des traits et des points) sont qualifiés de « signes » ; une autre moitié se compose d’images identifiables. Parmi ces dernières, l’immense majorité représente des animaux, qui sont le plus souvent des bovidés et des chevaux. Pour le reste, il existe aussi des dessins touchant aux représentations humaines, comme des mains et des vulves. Des pans entiers du réel sont en revanche absents, en particulier les végétaux et les paysages.

    Je précise que, contrairement à beaucoup, je ne crois pas que ces images aient une fonction narrative destinée à raconter des mythes. Sur ces milliers de dessins connus, seulement une poignée semble représenter une scène : c’est trop rare, et la plupart du temps, les figures flottent au milieu de nulle part, se superposent, s’entrecroisent. Rien ne semble illustrer un récit.

    Or, ces Homo sapiens du Paléolithique [période englobant toute l’histoire humaine jusqu’au Néolithique, qui commence il y a environ 10 000 ans] avaient les mêmes capacités cognitives que nous, et le talent déployé dans l’art pariétal témoigne de capacités de création impressionnantes : ils avaient donc les moyens de figurer ces éléments absents s’ils l’avaient voulu.

    Pour mener votre enquête, vous adoptez une démarche scientifique nouvelle, basée sur l’informatique. En quoi cette approche permet-elle des avancées inédites ?

    L’interprétation de l’art pariétal occupe des bibliothèques entières. L’essentiel de mon ouvrage dépouille cette littérature pour l’examiner de façon critique. Si tout n’est pas à jeter dans ces analyses, elles se rejoignent sur un élément : elles expliquent l’art pariétal par autre chose que lui-même – que ce soit le chamanisme, l’art pour l’art, une religion préhistorique… Mais encore faut-il prouver que ces explications ne sont pas anachroniques, que le chamanisme, la quête d’esthétisme ou même ce qu’on pourrait appeler une religion préhistorique existaient bel et bien à cette époque.

    Je me suis donc mis en tête de trouver une réponse qui éviterait tout anachronisme, en partant d’une base à présent admise par les spécialistes : il est acquis que l’art pariétal a quelque chose à voir avec la mythologie.

    S’il ne raconte pas des mythes, il semble bien avoir une motivation mythologique et nous en dit quelque chose. Il me fallait donc trouver au moins un mythe qui ait un rapport avec l’art pariétal et qui soit assez important, voire vital, pour justifier les risques que réclame l’ornement d’une grotte.

    Mais les mythes ne se fossilisent pas ! Ma démarche a donc consisté à trouver une autre machine à remonter le temps que l’archéologie. Il s’agit de la mythologie comparée, et plus précisément l’aréologie (soit l’étude des aires géographiques de répartition des mythes) et la phylomémétique.

    En quoi cela consiste-t-il ?

    Cette dernière approche applique aux mythes les méthodes de la phylogénétique, discipline qui se sert de logiciels pour recréer l’arbre de l’évolution du vivant à partir de données génétiques. Il faut donc pouvoir coder des données : pour cela, les mythes sont découpés en « mythèmes », c’est-à-dire en unités de récit minimales, comme des atomes. J’ai constitué ma propre base de données, qui comprend plusieurs milliers de mythes ainsi découpés et codés, ce qui permet de comparer leur répartition à grande échelle.

    Ces technologies changent totalement la qualité des réponses qu’on peut apporter à des questions aussi énormes que l’origine des mythes : c’est un bouleversement qui permet de passer du stade de la conviction à celui de la démonstration.
    Votre livre débouche sur une thèse majeure : l’art pariétal serait motivé par un mythe des origines universel, et que vous identifiez comme étant celui de « l’émergence primordiale ». Comment avez-vous établi cette conviction ?

    Partant du consensus que l’art des cavernes a un rapport avec la mythologie, j’ai examiné les candidats répondant aux critères suivants : évoquer une grotte ou une cavité, parler d’animaux et un peu d’humains monstrueux ou « animalisés », puisqu’ils sont souvent représentés ainsi. Ces paramètres convergent vers un mythe, celui dit de « l’émergence primordiale », évoqué aux quatre coins du monde dans de nombreux récits parvenus jusqu’à nous.

    Simplifié à l’extrême, ce mythe originel soutient qu’il a existé un temps mythique où humains et animaux vivaient sous terre, et qu’un jour une partie d’entre eux est sortie à l’air libre et s’est dispersée pour peupler la planète, tandis que le reste est demeuré dans le sous-sol pour des raisons qui diffèrent selon les récits. La grotte est bien présente : elle constitue un passage entre l’extérieur et le souterrain et met en rapport des animaux et des humains.

    Les représentations humaines, peu réalistes comparées aux animaux et souvent bizarres – beaucoup ont des têtes animales –, collent aussi, car de nombreuses variantes du mythe évoquent des êtres initialement animalisés, qui ont acquis des caractères humains une fois à l’extérieur : la sortie de la terre s’accompagne souvent d’une métamorphose.

    Une autre série de convergences se retrouve dans les rituels répertoriés autour de ce mythe, relevés dans les cultures où il est encore prégnant. Il a ainsi été observé chez de nombreux Amérindiens, et est toujours d’actualité au Guatemala. Très souvent, ces variantes sont accompagnées par des rituels effectués à l’intérieur de « grottes de l’émergence », et passent parfois par le dessin d’animaux sur les parois.

    A la différence de notre culture occidentale qui considère que la création du monde a eu lieu une fois pour toutes, de nombreux peuples conçoivent la création comme perpétuelle. Son arrêt marquerait donc la fin du monde. C’est notamment le cas pour certains peuples de chasseurs : la raréfaction du gibier est ainsi attribuée à une création qui s’étiole. Il faut donc réactiver la création d’animaux, notamment en les dessinant, et c’est justement la fonction de ces rituels.

    L’émergence primordiale, qui par son statut de mythe d’origine est forcément le plus important des récits, est donc un mythe assez puissant pour expliquer la motivation d’artistes paléolithiques à prendre le risque d’aller dessiner dans des cavernes : l’enjeu était tout simplement que la vie continue.

    Quand et comment ce mythe s’est-il propagé ?

    Ma base de données en comptabilise 749 occurrences, réparties dans le monde entier : ce mythe des origines, de loin le plus souvent attesté dans le monde, est l’un des rares à être universel. Et il résiste au temps, bien qu’il y ait des endroits où on ne l’a pas recueilli, notamment dans des territoires recouverts par une nappe chrétienne ou islamique.

    On pourrait opposer que tout cela procède d’une coïncidence, mais je n’y crois pas : ce peut être le cas pour des images basiques, qui tombent sous le sens, mais pas pour des récits complexes de cette nature. Un tel mythe nécessite des heures et parfois une journée pour être raconté, et fourmille de détails parfois très bizarres que l’on retrouve chez des groupes humains qui n’ont jamais été en contact. La seule hypothèse acceptable est donc que ces cultures aient hérité de ce récit à une époque antérieure.

    Les analyses informatiques permettent de montrer que le point de départ de ce mythe se situe au Paléolithique en Afrique, certainement en Afrique australe. Il aurait ainsi été colporté sur les continents au gré des migrations humaines, après la sortie d’Afrique il y a environ 100 000 ans.

    Quelle a été la place de deux autres récits cosmogoniques importants, celui du plongeon créateur et celui du corps souillé ?

    Le nombre de mythes de création est limité. Après celui de l’émergence primordiale, un deuxième aurait été imaginé : celui du « plongeon créateur ». Ce mythe raconte qu’à l’origine, l’eau recouvrait tout et seuls des poissons et des animaux vivaient. Mais, comme la divinité créatrice s’ennuyait (ce motif de l’ennui revient fréquemment dans les cosmogonies), elle aurait voulu créer l’humanité, et pour cela elle a demandé à un oiseau d’aller chercher du limon au fond de l’océan pour concevoir les terres émergées qui ont permis aux humains d’exister.

    A la différence de l’émergence primordiale, ce mythe recueilli en Eurasie et en Amérique du Nord n’est pas universel : il n’apparaît jamais en Afrique ni en Australie – peuplée il y a 65 000 ans puis pratiquement isolée jusqu’à la colonisation moderne. Cette répartition indique donc qu’il est postérieur à celui de l’émergence primordiale, mais antérieur à celui du « corps souillé ».

    Ce dernier, qui attribue la création des humains à une boulette d’argile souillée par un être mauvais, s’observe en Eurasie mais pas en Amérique, ce qui plaide pour une diffusion à un moment où le passage entre les deux continents était devenu très difficile ou impossible.

    Entre le mythe de l’émergence primordiale et celui du plongeon créateur s’intercalerait un autre grand mythe, dit « du type “Polyphème” », qui est un développement du premier. Le récit s’articule autour d’un moment crucial où un humain fait sortir par la ruse des animaux retenus dans une caverne protégée par un gardien surnaturel. Ce mythe est présent en Eurasie et en Amérique du Nord : ces évolutions témoignent de l’existence d’une stratigraphie des mythes, qui se recouvrent à la façon de couches géologiques.

    Pourquoi récusez-vous la notion de religion préhistorique, tout en jugeant « très probable » que la mythologie inspirant l’art pariétal relève de l’animisme ?

    Un raccourci voudrait que la mythologie induise une religion. Or, un mythe n’est qu’un récit particulier dont la vocation est de donner un sens à l’état du monde en l’expliquant comme la conséquence d’un événement unique. Même lorsque ce mythe parle de la création du monde ou de l’humanité, cela ne suffit pas à en faire une religion, laquelle implique des rituels, des lieux dédiés à leur accomplissement et des spécialistes pour les diriger.

    D’autant que le concept de religion, comme celui du sacré, est une création initialement chrétienne dont le sens a été plaqué sur d’autres cultures au moment de la colonisation : il est donc risqué de généraliser une telle notion, occidentale et récente, au reste de l’humanité.

    Pour ma part, j’avance que la mythologie motivant l’art pariétal était probablement de type animiste, c’est-à-dire nourrie par une conception selon laquelle les êtres humains et animaux procèdent d’une continuité intérieure, ontologique, par-delà leur aspect extérieur divergent –ce qui diffère de notre culture occidentale « naturaliste », considérant animaux et humains comme radicalement différents.

    Cette piste, qui reste de l’ordre de l’hypothèse car il est difficile de faire une démonstration dans ce domaine, m’est inspirée par une série d’indices, dont des traitements spéciaux réservés aux ossements des grands gibiers, particulièrement aux crânes, signalant une attention spéciale pour cette partie du corps où siège l’intentionnalité.
    Demeure-t-il des traces dans notre culture européenne de ces mythes centrés sur les grottes ?

    Il reste de nombreuses traces à travers le monde de cette vision du monde marquée par la caverne. Cependant, en Europe, le christianisme a recouvert les mythes anciens en les intégrant ou en les effaçant – on trouve par exemple très peu de marques des mythes celtiques, pourtant beaucoup plus récents.

    Mais il en demeure toujours quelques vestiges, par exemple au Pays basque. Certaines légendes racontent là-bas que les grottes sont peuplées par des êtres fantastiques et dangereux, et qu’il faut donc les fuir. Comme dans l’art pariétal, ces animaux sont essentiellement des bovidés et des chevaux, qui ne sont pourtant pas des espèces cavernicoles ! On peut donc penser, sans être en mesure de le prouver, qu’une trace des mythes paléolithiques aurait ainsi subsisté.

    « La caverne originelle, Art, mythes et premières humanités », Jean-Loïc Le Quellec, La Découverte, 888 p., 35 euros

  • L’historien Paul Veyne, spécialiste de l’Antiquité grecque et romaine, est mort

    Professeur à l’université de Provence et à l’Ecole pratique des hautes études, chercheur original et libre, il a détenu la chaire Histoire de Rome au Collège de France. Il est mort, jeudi, à l’âge de 92 ans.

    Franc-tireur aussi profond que dilettante, l’historien Paul Veyne, spécialiste de l’Antiquité grecque et romaine, est mort, jeudi 29 septembre, à l’âge de 92 ans, à Bédoin, village du Vaucluse où il avait élu domicile, a appris Le Monde auprès de la maison d’édition Albin Michel.
    S’il laisse l’impression d’une telle singularité dans le monde des historiens, c’est que son rapport à la discipline a d’emblée été singulier. Quand il naît, le 13 juin 1930, à Aix-en-Provence, au sein d’une famille liée à la vigne – des grands-parents viticulteurs, un père employé de banque devenu courtier en vins –, le prestige de la famille tient à la pérennité et à la transmission immuable des valeurs et des biens.

    Pour l’enfant, le déclic est tout autre. Une promenade sur les hauteurs de Cavaillon, à 8 ans, où, arpentant un site celtique, il trébuche sur un fragment d’amphore qui lui fait l’« effet d’un aérolithe ». Un choc avant tout romanesque, proche d’une expérience de science-fiction. Rien à voir avec une conscience historique encore. Il faut dire qu’il n’y a quasiment pas de livres chez lui, où ils sont jugés « insolites » et « inutiles », rares et dispendieux, et la fréquentation des librairies inconnue. Nouvelle rencontre intrigante avec le passé lorsqu’il découvre, élève de 6e au lycée Mignet, un hymne homérique à la louange de Déméter qui le charme et lui semble d’une étrangeté absolue. Il y découvre « un autre langage, un autre temps ».

    Des rencontres décisives

    C’est ce qui est décisif pour Paul Veyne. La trace, l’indice, le fragment qui interpelle et oblige à réfléchir. Pas de goût de la certitude, mais celui du vertige devant l’inconnu. Ce qui assure d’emblée son rapport essentiel à la littérature, à l’expression artistique et à ce monde qui s’enfuit en ne laissant que des vestiges dont la compréhension pleine échappe. De fait, pendant l’Occupation, l’adolescent hante les salles du Musée archéologique de Nîmes, où il déchiffre les inscriptions par goût des énigmes plus que par souci d’érudition. Une façon d’être en marge d’une famille pétainiste dont il exorcisera plus tard le souvenir, en 1952, en adhérant – fugitivement – au Parti communiste, qu’il quitte cependant, trop indépendant pour être un bon militant, au terme d’un compagnonnage qu’il analysera comme un passage éphémère dans une « secte » quand l’URSS mettra Budapest au pas en novembre 1956.

    Comme l’enfant semble peu armé pour suivre la lignée familiale – ni le commerce, ni le négoce, ni même l’administration ne semblent faits pour celui qui s’ouvre au monde au hasard des virées dans la nature et des lectures scolaires –, un notaire ami de la famille suggère la voie de l’Ecole normale. Bac en poche, Paul fréquente Paris et l’hypokhâgne d’Henri-IV, puis la khâgne du lycée Thiers, à Marseille, avant de retrouver la capitale, et l’Ecole normale supérieure (1951-1955) où il croise quelques aînés décisifs : Jacques Le Goff (1924-2014), Louis Althusser (1918-1990), jeune agrégé préparateur, Michel Foucault (1926-1984) surtout.

    En 1955, il est reçu 2e à l’agrégation de grammaire derrière Georges Ville (1929-1967), avec lequel il se lie d’une amitié essentielle – lorsque le jeune conservateur au département des antiquités grecques et romaines du Louvre trouve la mort sur une route d’Espagne, à 37 ans, Paul Veyne fait tout pour que ses travaux, notamment sa thèse sur La Gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien, soient publiés (chose faite en 1981 pour la thèse, rééditée avec une courte préface inédite de Veyne en 2014, à l’Ecole française de Rome).

    Des références diverses

    Paul Veyne part pour l’Ecole française de Rome dès 1955. L’institution, qui n’a pas à proprement parler de programme, convient bien au jeune homme. Il travaille sérieusement l’épigraphie et se forme à l’archéologie grâce à de nombreux voyages d’études, tant dans la Péninsule (Latium, Campanie) qu’à ses abords méditerranéens (Utique, près de Carthage). Si, loin des sujets institutionnels ou militaires, ce sont les domaines démographiques ou agraires qui le retiennent, à l’instar des chantiers prônés par l’école des Annales, pourtant peu représentée dans le monde des antiquisants, il s’y attelle en franc-tireur, sans modèle ni credo. Et, de son passage au Maghreb, il retient surtout la violence insoutenable des rapports entre colons et indigènes, qui l’ébahit. Il en revient très remonté, et quand la suspicion de l’usage de la torture par les militaires français dans le conflit algérien se précise, Veyne condamne publiquement ce recours, ce qui lui vaut une surveillance policière serrée.

    De retour en France, il retrouve en 1957 et pour cinq ans le chemin de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), qu’il avait fréquentée entre 1951 et 1954, tout en étant assistant à la faculté des lettres de Paris (1957-1961), et précise son projet de thèse sur « Le système des dons dans la vie municipale romaine ». Sous la conduite de William Seston (1900-1983), Veyne instruit en épigraphiste sourcilleux le dossier de l’évergétisme dans une optique qui dépasse les usages historiens pour emprunter à l’ethnologie, à l’anthropologie et à la sociologie, dans le sillage de Marcel Mauss (1872-1950) et de son fondateur Essai sur le don (1923). Tous deux également sociologues, le philosophe Georg Simmel (1858-1918) et l’économiste Max Weber (1864-1920) sont ses autres références, ce dont l’historien Fernand Braudel s’offusque. Qu’importe ! Veyne trace lui-même sa voie.

    Historien désormais, maître de conférences à la faculté des lettres d’Aix dès 1961, où il finit professeur, Paul Veyne, tout en achevant sa thèse, qu’il soutient en 1974, signe un décapant essai d’épistémologie, initialement conçu comme une introduction à son grand œuvre, Comment on écrit l’histoire (Seuil, 1971) – il le complète en 1978 en y adjoignant sa révérence à son ami Michel Foucault, Foucault révolutionne l’histoire –, qui séduit Raymond Aron (1905-1983). Et quand le philosophe cherche un agrégé normalien comme successeur apte à gérer son œuvre après sa disparition – Pierre Bourdieu (1930-2002), dauphin pressenti, s’étant récusé –, il pense logiquement à Veyne et favorise son entrée au Collège de France dès 1975. Une promotion qui n’éloignera pas Veyne de l’université de Provence, où il continuera parallèlement son enseignement. Mais entre les deux intellectuels, la rupture est fulgurante puisque dès sa leçon inaugurale, « L’inventaire des différences », Paul Veyne, alors qu’il salue Philippe Ariès, Louis Robert ou Ronald Syme, « oublie » de mentionner Raymond Aron. Une faute que le philosophe ne lui pardonne pas.

    Goût de l’audace et du défi

    La chaire intitulée prudemment « Histoire de Rome » ne contraint Veyne à aucun assagissement. Alors que les éditions du Seuil accueille une version « grand public » de sa thèse – Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique (1976) – qu’il juge très vite trop « aronienne », ni « contestataire » ni « déstabilisatrice » comme il le souhaitait, Paul Veyne, fort de son rapprochement avec Michel Foucault, propose un réexamen critique de la nature et du pouvoir des mythes, interrogeant du côté de la réception ce dont Marcel Detienne (1935-2019) et Luc Brisson étudiaient par ailleurs la spécificité. Inaugurant la collection « Des travaux » au Seuil, Veyne poursuit son investigation (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, 1983).

    Fondamentalement libre, Veyne joue sur tous les registres qui l’attirent. S’il réunit en recueil nombre de ses travaux (L’Empire gréco-romain, Seuil, 2005) ou interroge certains moments-clés de l’Antiquité tardive dans une relecture ébouriffante (Quand notre monde est devenu chrétien. 312-394, Albin Michel, 2007), fou de littérature, en quête de sagesse, il traite d’une manière aussi personnelle de L’Elégie érotique romaine (Seuil, 1983), que de René Char (Gallimard, 1990), Sénèque (Tallandier, 2007) ou Foucault (Albin Michel, 2008), et célèbre l’art dont il s’est nourri, du musée de Nîmes aux établissements italiens (Mon musée imaginaire, Albin Michel, 2010 ; La Villa des mystères à Pompéi, Gallimard, 2016). Avec un seul bémol, son Palmyre, rédigé un peu vite sous la pression de l’actualité et parfois un peu hâtif (Albin Michel, 2015).

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    « Les montagnes forment un monde à part ou plutôt un chaos » - Extrait de « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas » (Albin Michel, 2014), de Paul Veyne :

    « La haute montagne est un monde démesuré qui, à la différence de la pampa ou du désert, possède à la fois l’immensité et la monumentalité. Ce monde n’est plus le nôtre et son échelle des grandeurs n’est plus la nôtre. La verticalité y a plus d’importance que les deux autres dimensions. Les mots n’ont plus le même sens : les pentes, les montées ne sont plus des horizontales imparfaites, mais des verticales adoucies. Il n’y a plus d’odeurs, plus de couleurs, le marron du rocher et le blanc de la neige dévitalisent notre palette. La voluminosité du silence amortit les fracas les plus retentissants. L’énormité de ce nouveau monde s’impose bientôt comme normale au regard, car la montagne nous transforme. Elle ne prête pas à des effusions sentimentales. Oserai-je ajouter que l’alpiniste n’est plus un être sexué ? Il (elle) a mieux à faire.
    Les hautes montagnes n’appartiennent pas à notre terre avec ses collines, ses arbres, ses autos et ses maisons. Comme ces autres mondes que sont les nuages ou la mer, elles forment un monde à part ou plutôt un chaos ; elles sont restées figées dans l’accident originel qui les a soulevées et fracassées. Cette uniformité dans l’informe nie l’existence de la vie ; on s’y réfugie quand les plaines se révèlent normales et limitées. »
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    Chantre de l’amitié à la façon des Anciens, mû par le goût de l’audace, du défi, que manifeste son amour immodéré de la montagne, terrain de jeu et d’absolu où il manqua perdre la vie sur l’Aiguille verte, dans le massif du Mont-Banc, Paul Veyne incarne une voix atypique dont même l’expression autocritique et autobiographique (Le Quotidien et l’Intéressant, Les Belles Lettres, 1995 ; Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, Albin Michel, 2014, récompensé par le Prix Femina) dit la profonde originalité. Soucieux de surprendre, de se démarquer toujours, Paul Veyne, dont l’écriture a évolué vers plus de limpidité, n’a jamais cessé d’être stimulant. Tout sauf académique.

    Paul Veyne en quelques dates
    13 juin 1930 Naissance à Aix-en-Provence
    1955 Agrégé de grammaire
    1971 « Comment on écrit l’histoire »
    1975 Chaire d’histoire de Rome au Collège de France
    1983 « Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? »
    2007 « Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) »
    2014 Prix Femina pour « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas »
    29 septembre 2022 Mort à Bédoin (Vaucluse)

    https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/09/29/l-historien-paul-veyne-specialiste-de-l-antiquite-grecque-et-romaine-est-mor

    « La question des origines chrétiennes de la France est un faux débat », Paul Veyne
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2022/09/29/paul-veyne-la-question-des-origines-chretiennes-de-la-france-est-un-faux-deb


    Photo : Paul Veyne le 16 février 2016 à Paris JOEL SAGET / AFP

    Pour l’historien Paul Veyne, qui s’est éteint jeudi 29 septembre 2022, la religion n’est qu’un des éléments d’une civilisation, et non sa matrice, comme il l’expliquait en 2016 dans un entretien au « Monde des religions ».

    Historien aussi génial que hors norme, tant dans son parcours que dans sa personnalité, Paul Veyne était l’un des meilleurs spécialistes du monde antique. Si son domaine de prédilection restait la Rome païenne, le professeur émérite au Collège de France a également publié de passionnants travaux sur le processus qui a conduit l’Occident à devenir chrétien. Dans un entretien publié en décembre 2016 dans « Le Monde des religions », il revisitait les héritages culturels qui ont façonné l’Europe.

    Dans votre livre Quand notre monde est devenu chrétien (Albin Michel, 2007), vous notez qu’au début du IVe siècle, l’Empire romain compte à peine 10 % de chrétiens. Deux siècles plus tard, c’est le paganisme qui est résiduel. Comment expliquer ce formidable succès du christianisme ?

    Deux éléments peuvent expliquer ce succès : non seulement, à partir du règne de Constantin, les empereurs – exception faite de Julien l’Apostat (361-363) – soutiennent le christianisme et le financent fortement ; mais le christianisme a aussi une caractéristique exceptionnelle qui lui est propre : il est organisé comme une armée, avec un chef, des sous-chefs et des chefs locaux (archevêques, évêques, prêtres). De fait, cette organisation a permis de mettre en place un encadrement militaro-spirituel, si j’ose dire, de la population. J’ignore d’où est venue cette organisation si particulière de la religion chrétienne, qui mériterait d’être étudiée.

    A l’inverse, comment expliquer que le paganisme soit aussi rapidement passé aux oubliettes ?

    Il faut savoir que le paganisme était en crise depuis six ou sept siècles. Aux yeux des lettrés, il comportait trop de fables et de naïvetés, si bien que le païen lettré ne savait plus ce qu’il devait ou pouvait croire. De plus, l’argent et la puissance hiérarchique avaient changé de bord. Cela dit, le paganisme n’a pas totalement disparu : des régions entières sont restées longtemps païennes sans le dire. Ainsi, les fermiers, métayers et ouvriers agricoles qui travaillaient dans les grands domaines des seigneurs romains en Sardaigne étaient encore largement païens vers l’an 500. Mais on ne le disait pas trop : cela ne se faisait plus.

    Notons que l’on demandait à Dieu les mêmes choses qu’aux divinités païennes – de bonnes récoltes, par exemple. Les ex-voto chrétiens sont parfaitement comparables aux ex-voto païens. Néanmoins, pour les lettrés, la religion chrétienne avait une supériorité intellectuelle et spirituelle incomparable avec le paganisme, à tous points de vue. Amour et miséricorde infinie d’un Dieu profondément charismatique, moralisme qui pénètre tous les aspects de la vie du croyant et projet divin de la Création qui donne un sens à l’humanité : autant d’éléments qui ne pouvaient qu’attirer les élites.

    Alors que Nietzsche voyait dans le christianisme une « religion d’esclaves », vous voyez une « religion d’élite », un « chef-d’œuvre ». Pourquoi ?

    Le christianisme est à mon sens la religion la plus géniale du monde – je le dis d’autant plus aisément que je ne suis pas croyant. La théologie, la spiritualité, l’inventivité de cette religion sont extraordinaires. Si Nietzsche y voit une « religion d’esclaves », c’est sans doute parce qu’un croyant est soumis à Dieu, à ses commandements, et est en quelque sorte l’esclave de Dieu.

    Pour ma part, je suis en admiration devant l’incroyable édifice intellectuel et spirituel élaboré par les penseurs chrétiens. Je dis dans un de mes livres que le christianisme est un best-seller qui appartient au genre du thriller. En effet, sa promesse du Paradis se conjugue avec la terreur qu’inspire l’idée de l’Enfer… Les hommes passent leur temps à se demander de quel côté ils vont basculer. Un tel récit ne peut que « prendre aux tripes » ses lecteurs.

    La question des origines chrétiennes de la France continue d’agiter le débat public. Quelle est votre opinion sur la question ?

    C’est le type même de la fausse question. Comme je l’ai écrit dans mon ouvrage Quand notre monde est devenu chrétien, « ce n’est pas le christianisme qui est à la racine de l’Europe, c’est l’Europe actuelle qui inspire le christianisme ou certaines de ses versions ». La religion est une des composantes d’une civilisation, et non la matrice – sinon, tous les pays de culture chrétienne se ressembleraient, ce qui est loin d’être le cas ; et ces sociétés resteraient figées dans le temps, ce qui n’est pas davantage le cas. Certes, le christianisme a pu contribuer à préparer le terrain à certaines valeurs. Mais, de fait, il n’a cessé, au fil des siècles, de changer et de s’adapter.

    Voyez par exemple le courant des catholiques sociaux de gauche : ce christianisme charitable qui œuvre pour le bien-être du prolétariat découle directement du mouvement ouvrier socialiste du XIXe siècle. De même, il existe des courants du christianisme qui se revendiquent féministes et laïques. Mais auraient-ils existé s’il n’y avait eu, auparavant, la révolution féministe ? Et la laïcité, ce ne sont pas les chrétiens qui l’ont inventée : ils s’y sont opposés en 1905 ! En réalité, le christianisme se transforme en fonction de ce que devient la culture française, et s’y adapte.

    Vous allez jusqu’à contester l’idée même de « racines ».

    Aucune société, aucune culture n’est fondée sur une doctrine unique. Comme toutes les civilisations, l’Europe s’est faite par étapes, aucune de ses composantes n’étant plus originelle qu’une autre. Tout évolue, tout change, sans arrêt.

    *Vous relayez également l’interrogation du sociologue (pourtant croyant) Gabriel Le Bras, « la France a-t-elle été jamais christianisée ? », tant la pratique religieuse a, de tout temps, été défaillante.

    Absolument. Si, pour certains croyants, qui ne constituent qu’une toute petite élite, le christianisme correspond à une réalité vécue, force est de constater que pour l’immense majorité des autres, la religion n’est qu’un vaste conformisme, auquel ils adhèrent sans réellement s’y astreindre. C’est exactement la même chose que la notion de patrie avant 1914 : l’idée de « patrie française » tenait chaud au cœur.

    Néanmoins, on ne peut nier l’apport réel du christianisme à notre culture.

    Bien sûr que cet apport est immense. Autour de nous, le christianisme est partout : les cathédrales, les églises jusque dans les plus petits villages, une bonne partie de notre littérature (Blaise Pascal) et de notre musique (Bach). Mais pour la majorité d’entre nous, il s’agit là d’un héritage, d’un patrimoine qui appartient au passé, à l’instar de Versailles ou de la pensée de Descartes. Moi-même, je suis ému quand j’entre dans une église et je fais le signe de croix. Le déclin du christianisme, le fait qu’il soit sorti de notre culture, de nos croyances et de nos pratiques, a réellement commencé à toucher l’ensemble de la population au XIXe siècle.

    Vous écrivez que notre culture est aux antipodes des valeurs chrétiennes. Pourquoi ?

    L’Europe actuelle est démocrate, laïque, partisane de la liberté religieuse, des droits de l’homme, de la liberté de pensée, de la liberté sexuelle, du féminisme et du socialisme. Toutes choses qui sont étrangères, voire opposées, au catholicisme d’hier et d’aujourd’hui. La morale chrétienne prêchait l’ascétisme et l’obéissance. L’individualisme de notre époque, par exemple, est aux antipodes de la soumission, de la piété et de l’obéissance chrétiennes.

    Plus que Jésus ou Paul, quels sont, selon vous, les penseurs aux sources de notre culture ?

    A l’évidence, cela me semble être l’époque des Lumières et la Révolution. Depuis la Révolution, songez qu’il n’existe plus de roi de droit divin : il s’agit désormais de monarchies constitutionnelles, comme en Angleterre. S’il fallait absolument nous trouver des pères spirituels, on pourrait nommer Kant ou Spinoza.

    Quid de l’apport immense de la culture antique sur nos mentalités ?

    Les Grecs ont inventé la philosophie, le théâtre, et tant d’autres choses. Les Romains les ont répandus, ils ont hellénisé le monde en langue latine. Le christianisme lui-même a hérité de cette culture antique, à une différence énorme près : la notion d’un Dieu tout-puissant et éternel, créateur du monde, n’a rien de commun avec les dieux antiques. Ces derniers étaient exactement comme nous, mais immortels ; ils avaient les mêmes vices, les mêmes vertus, et n’étaient pas tout-puissants.

    Le Dieu des juifs et des chrétiens est un apport culturel gigantesque que le paganisme n’a jamais été en mesure d’apporter. Mais si l’héritage chrétien apparaît de façon plus évidente à l’esprit de nos concitoyens, bien que déchristianisés, que l’immense patrimoine antique dont nous sommes aussi les héritiers, c’est que, chez nous, la religion chrétienne est présente visuellement partout.

    Comment interprétez-vous le fait que le thème de nos racines religieuses revienne si souvent sur le tapis depuis quelques décennies, malgré la sécularisation de la société ?

    Les raisons sont purement politiques. Parler de racines religieuses permet de se montrer vertueux, attaché à certaines valeurs comme la charité. C’est une manière de se faire bien voir. Je ne crois pas du tout au « retour du religieux » dont on parle en ce moment : les chiffres disent le contraire pour toute l’Europe, et plus encore pour la France. La moitié des Français ne sont plus baptisés.

    Dans votre livre Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas (Albin Michel, 2014), vous écrivez : « Le Moyen Age n’a rien de romanesque ; il est chrétien et fait donc partie de notre monde ennuyeux. » Voilà un jugement paradoxal au vu de ce que vous dites être le génie du christianisme !

    Quand j’étais petit, c’était mon sentiment. Je m’ennuyais à la messe ; par conséquent, à mes yeux, le Moyen Age chrétien n’avait rien d’exaltant. Le paganisme, au contraire, était un monde totalement autre. J’aurais pu tout aussi bien m’intéresser au Japon, qui est également un monde radicalement autre. La société païenne antique est atroce, cruelle, effrayante. Si les supplices et les massacres ne m’attirent nullement, cette civilisation m’a fasciné.

    Sur le plan religieux, cependant, les sociétés païennes étaient plus pragmatiques, pour la simple raison que tous les dieux étaient considérés comme vrais : lorsqu’un Romain ou un Grec, en voyage à l’étranger, apprenait qu’on y vénérait tel ou tel dieu, il se disait qu’il serait peut-être utile de l’importer, de la même manière qu’on importait des plantes ou des denrées des pays étrangers. Il ne s’agissait pas de tolérance, mais d’une conception différente de la vérité.

    L’islam, qui a pris la mauvaise habitude d’être aussi intolérant que le christianisme, ferait bien de s’en inspirer. Car ni l’islam ni le christianisme ne disent que les dieux des autres peuples sont aussi vrais que le leur. Non, c’est leur Dieu qui est le vrai, et le seul.

    Que vous inspirent les polémiques actuelles sur l’islam ?

    Je pense qu’en vertu de la laïcité, de la tolérance et du fait qu’il existe des gens pour qui la religion est importante, il faut intégralement leur ficher la paix dans ce domaine. On a le droit d’avoir une religion. C’est quelque chose de très intime, une sorte de besoin ou de penchant naturel qu’il faut respecter. Pour ma part, comme il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, j’aimerais me convertir tout à coup : hélas, je n’y arrive pas (rires). Pour autant, il faut évidemment combattre les dérives religieuses, car malheureusement, certains abusent.

    Vous qui avez tant étudié l’histoire, comment jugez-vous notre époque ?

    Depuis qu’il n’y a plus de guerre mondiale en Occident, l’évolution est très positive. Certes, il y aura toujours des esprits chagrins pour dire que « c’était mieux avant ». Comme cette rengaine éculée est banale ! Rome a été fondée en 753 avant notre ère, et l’idée de la décadence a commencé dès 552… Cela fait 2 000 ans qu’on nous parle de décadence ! Pour ce qui nous concerne, je ne crois pas du tout à la décadence, au contraire. Il ne se passe pas une journée sans que l’on apprenne une bonne nouvelle. Ces cinquante dernières années, les progrès – en matière sociale ou de mœurs, notamment – ont été immenses. Je ne peux que m’en réjouir.

    Cet entretien a initialement été publié dans « Le Monde des religions » n° 81, novembre-décembre 2016.

    #Paul_Veyne #histoire #histoire_ancienne #évergetisme #don #État #christianisme #sexualité

    • L’inventaire des différences, leçon inaugurale au Collège de France, Paul Veyne
      https://fdocuments.fr/document/paul-veyne-linventaire-des-differences.html?page=1

      (...) vous me voyez tout à fait persuadé que l’histoire existe, ou du moins l’histoire sociologique, celle qui ne se borne pas à raconter, ni même à comprendre, mais qui structure sa matière en recourant à la conceptualisation des sciences appelées aussi sciences morales et politiques. Vous me voyez non moins persuadé que les Romains ont existé réellement ; c’est-à-dire qu’ils ont existé d’une manière aussi exotique et aussi quotidienne à la fois que les Thibétains, par exemple, ou les Nambikwara, ni plus, ni moins ; si bien qu’il devient impossible de les considérer plus longtemps comme une sorte de peuple-valeur. Mais alors, si l’histoire existe et les Romains aussi, existe-t-il une histoire romaine ? L’histoire consiste-t-elle à raconter des histoires selon l’ordre du temps ? La réponse, pour le dire tout de suite, sera non, formellement, et oui, matériellement. Oui, car il existe des événements historiques ; non, car il n’existe pas d’ explication historique. Comme mainte autre science, l’histoire informe ses matériaux en recourant à une autre science, la sociologie. De la même manière, il existe bien des phénomènes astronomiques, mais, si je ne m’abuse, il n’existe pas d’explication astronomique : l’explication des faits astronomiques est physique. Il demeure qu’un cours d’astronomie n’est pas un cours de physique.
      Quand vous avez confié cette chaire d’histoire romaine à un inconnu qui avait pour lieu de naissance le séminaire de sociologie historique, vous avez voulu, mes chers collègues, respecter, j’imagine, une de vos traditions. Car l’intérêt pour les sciences humaines est traditionnel dans la chaire que j’occupe. Aussi votre serviteur, qui est avide de se présenter à vous sous son meilleur jour, se recommandera t-il de ce qu’on peut appeler le deuxième moment de la philosophie aronienne de l’histoire. Le premier moment de cette philosophie fut la critique de la notion de fait historique ; « les faits n’existent pas », c’est à dire qu’ils n’existent pas à l’état séparé, sauf par abstraction ; concrètement, ils n’existent que sous un concept qui les informe. Ou, si l’on préfère, l’histoire n’existe que par rapport aux questions que nous lui posons.
      Matériellement, l’histoire s’écrit avec des faits ; formellement, avec une problématique et des concepts.
      Mais alors, quelles questions faut-il lui poser ? Et d’où viennent les concepts qui la structurent ? Tout historien est implicitement un philosophe, puisqu’il décide de ce qu’il tiendra pour anthropologiquement intéressant. Il doit décider s’il attachera de l’importance aux timbres-poste à travers l’histoire, ou bien aux classe s sociales, aux nations, aux sexes et à leurs relations politiques, matérielles et imaginaires (au sens de l’imago des psychanalystes). Comme on voit, quand François Chatelet trouvait un peu court le criticissme néo-kantien et réclamait au nom de Hegel une conception moins formaliste et plus substantielle de l’objectivité historique, il ne pouvait prévoir que ses vœux seraient si rapidement comblés.
      Et puisque les faits ne sont que la matière de l’histoire, un historien, pour les informer, doit recourir à la théorie politique et sociale. Aron écrivait en 1971 ces lignes qui seront mon programme : « L’ambition de l’historien comme tel demeure bien le récit de l’aventure vécue par les hommes. Mais ce récit exige toutes les ressources des sciences sociales, y compris les ressources souhaitables, mais non disponibles. Comment narrer le devenir d’un secteur partiel, diplomatie ou idéologie, ou d’une entité globale, nation ou empire, sans une théorie du secteur ou de l’entité ? Pour être autre chose qu’un économiste ou un sociologue, l’historien n’en doit pas moins être capable de discuter avec eux sur un pied d’égalité. Je me demande même si l’historien, au rebours de la vocation empirique qui lui est normalement attribuée, ne doit pas flirter avec la philosophie : qui ne cherche pas de sens à l’existence en trouvera pas dans la diversité des sociétés et des croyances. » Tel est le second moment de la philosophie de l’histoire ; il aboutit, comme on verra, au problème central de la pratique historique la détermination d’invariants, au-delà des modifications ; un physicien dirait : la détermination de la formule, au-delà des différents problèmes qu’elle permet de résoudre. C’est une question d’actualité : le Clausewitz d’Aron a pour vrai sujet de mettre l’invariant à la portée des historiens.
      En deux mots comme en cent, un historien doit décider de quoi il doit parler et savoir ce dont il parle. Il ne s’agit pas d’interdisciplinarité, mais de beaucoup plus. Les sciences morales et politiques (appelons-les conventionnellement « sociologie », pour faire bref) ne sont pas le territoire du voisin, avec lequel on établirait des points de contact ou sur lequel on irait razzier des objets utiles. Elles n’apportent rien à l’histoire, car elles font bien davantage : elles l ’informent, la constituent. Sinon, il faudrait supposer que, seuls de leur espèce, les historiens auraient le droit de parler de certaines choses, à savoir de paix, de guerres, de nations, d’administrations ou de coutumes, sans savoir ce que sont ces choses et sans commencer par l’apprendre en étudiant les sciences qui en traitent.
      Les historiens voudraient-ils être positivistes, qu’ils n’y parviendraient pas ; même s’ils ne veulent pas le savoir, ils ont une sociologie, puisqu’ils ne peuvent ouvrir la bouche sans prononcer les mots de guerre ou de cité et sans se fonder, à défaut d’une théorie digne de ce nom, sur la sagesse des nations ou sur de faux concepts, tels que « féodalité » ou « redistribution ». Ainsi donc l’érudition, le sérieux du métier historique, n’est que la moitié de la tâche ; et, de nos jours, la formation d’un historien est double : elle est érudite et, de plus, elle est sociologique . Ce qui nous fait deux fois plus de travail ; car la science progresse et le monde se déniaise furieusement tous les jours.

      edit on lit dans L’Émonde (ci-dessus) et Ration que Veyne, oublieux (comme il l’a déclaré ensuite) ou décidément culotté ne cita pas Aron lors de cette leçon inaugurale

      Jeune enseignant à Aix-en-Provence, Paul Veyne est repéré au début des années 70 par Raymond Aron. C’est lui, l’intellectuel libéral, qui le fera entrer au Collège de France en 1975. Dans sa leçon inaugurale, le spécialiste de l’Antiquité oubliera de citer le nom de l’ancien condisciple de Sartre. « J’étais dans la lune », s’excusera l’intéressé. Aron, lui, ne lui pardonnera pas… (Ration)

      or ce n’est pas le cas du texte publié.

      Ce métier d’historien, Veyne le voyait comme une manière de « conceptualiser » à défaut de pouvoir découvrir, via l’archéologie. Le métier d’historien « consiste à dessiner, dans toutes ses vérités et sans poncifs, une certaine figure lointaine », expliquait-il ainsi en 2005 dans l’Express. « Pour cela, il faut inventer des idées, c’est-à-dire conceptualiser. Pour arriver à dire l’individualité, qui ne ressemble pas à nous et dont la ressemblance est fausse, vous devez utiliser des concepts. » Quid du terrain, des vieilles pierres, des ruines ? « Je ne suis pas hélas un homme de terrain, je n’y vois pas, je n’ai pas d’yeux », reconnaissait le savant en 2017 dans un entretien pour les Chroniques de la Bibliothèque nationale de France. Et d’ajouter : « Je suis archéologiquement nul. » (Ration)

      #concept avant que cela soit un terme de la langue pubarde et commune « inventer des concepts » c’était une stimulante et libératoire deleuzerie.

  • « Le massacre de la Saint-Barthélemy s’est joué entre voisins »
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2021/10/24/le-massacre-de-la-saint-barthelemy-s-est-joue-entre-voisins_6099676_6038514.


    « Le Massacre de la Saint-Barthélemy », une huile sur bois du peintre François Dubois, est exposée au musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne (Suisse).
    WIKIPEDIA

    C’est une vision inédite du massacre de 1572 que l’historien Jérémie Foa offre dans son ouvrage « Tous ceux qui tombent ». Reconstituant une microhistoire soucieuse de nommer les victimes anonymes, il exhume les « vies minuscules » emportées.

    « Saint-Barthélemy » : le nom revient souvent dans le débat comme un spectre, synonyme de la folie d’un meurtre collectif. Mais qui connaît réellement ce massacre d’août 1572, si emblématique des guerres de religion ?

    Grâce à un travail d’archives approfondi, Jérémie Foa, maître de conférences en histoire moderne à l’université d’Aix-Marseille, offre une nouvelle perspective sur cet épisode jusque-là essentiellement raconté depuis les grands du royaume. Dans Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy (La Découverte, 352 pages, 19 euros), l’historien, actuellement en résidence au prestigieux Institute for Advanced Study de Princeton, aux Etats-Unis, a cherché à raconter l’événement par le bas, en rendant un visage aux anonymes massacrés.

    A travers 25 enquêtes pointilleuses, l’auteur met au jour les victimes et les tueurs, simples passants ou ardents massacreurs, dans leur humaine trivialité, et exhume ainsi ces « vies minuscules » emportées lors de ce funeste massacre.

    • Dans quel contexte advient le massacre de la Saint-Barthélemy ?

      La France connaît des guerres de religion depuis dix ans lorsque la Saint-Barthélemy éclate, dans la nuit du 23 au 24 août 1572. Ces conflits opposent les catholiques à la minorité protestante, qui représente environ 2 millions de sujets sur les 20 millions du royaume. Le protestantisme est légal en France depuis 1562, grâce à un édit de la reine Catherine de Médicis.

      Malgré plusieurs poussées de violence, la Saint-Barthélemy advient dans un contexte de paix, qui dure depuis l’édit de Saint-Germain, en août 1570. C’est pour le consolider que Catherine de Médicis a l’idée de marier sa propre fille, Marguerite de Valois – la future reine Margot –, à un grand aristocrate protestant, Henri de Navarre, qui deviendra Henri IV. Cette union est censée pérenniser la paix. Le mariage a lieu le 18 août 1572, à Paris. Pour l’occasion, de nombreux grands protestants s’y rendent, ce qui va créer des tensions avec les habitants – le culte protestant étant alors interdit dans la ville.

      Dans cette situation explosive survient un nouveau fait : l’amiral de Coligny, aristocrate protestant très proche du roi, est visé, le 22 août, par un tireur embusqué qui le cible à l’arquebuse, et le blesse sans le tuer. Le tireur a été envoyé par les Guise, grande famille catholique opposée depuis toujours à la réconciliation avec les protestants. Les aristocrates huguenots, furieux, menacent donc de prendre les armes.

      Qu’est-ce qui déclenche précisément le massacre ?

      Dans la nuit du 23 au 24 août se tient un conseil du roi Charles IX, au Louvre, lors duquel les conseillers catholiques décident d’une liste d’une vingtaine de grands protestants à abattre. Si le détail de cette séance reste flou, on sait que, peu après minuit, des soldats quittent le Louvre avec pour mission de les tuer : ils vont notamment défenestrer Coligny.
      Cette initiative pousse les habitants de Paris, et en particulier les miliciens, qui sont des bourgeois élus pour garantir la sécurité, à suivre eux aussi le geste royal en l’interprétant comme une autorisation à tuer leurs voisins protestants. Au total, quelque 3 000 d’entre eux seront massacrés entre cette nuit et le 28 août.

      Malgré les lettres répétées du roi pour faire cesser les exactions, la vague se répand en province, en particulier à Orléans, Lyon et Toulouse. Cette séquence ne s’arrêtera que mi-octobre, faisant environ 10 000 morts au total.

      Pourquoi avoir fait le choix de raconter cet épisode à travers les « vies minuscules » ?

      Les enjeux posés par la Saint-Barthélemy me captivent, et plus globalement le XVIe siècle – ma thèse portait sur les édits de pacification sous Charles IX (1560-1574). Je cherche à comprendre comment une personne peut soudain tuer son propre voisin, et à éclairer la logique qui conduit à tuer au nom de Dieu.

      Cela résonne avec d’autres génocides, comme en Yougoslavie et au Rwanda : le XVIe siècle me permet ainsi d’interroger d’autres époques. La Saint-Barthélemy me tient particulièrement à cœur, bien que je ne sois pas protestant, ni même croyant : je ne peux m’empêcher d’éprouver une empathie pour les victimes – et, a contrario, une antipathie pour les meurtriers.

      Cet intérêt pour les vies minuscules me vient en particulier de mes lectures rattachées au courant de la « #microhistoire », ainsi que des travaux de la spécialiste du XVIIIe siècle Arlette Farge. La Saint-Barthélemy a fait l’objet d’innombrables études, mais toujours depuis les palais et les grands ; je voulais donc traiter l’événement à travers les petits, les humbles.

      Quel regard nouveau cette approche par le bas permet-elle de jeter sur la Saint-Barthélemy ?

      L’élément le plus saisissant est que ce sont des voisins qui ont tué leurs voisins ! L’image d’absolutisme de l’Etat ne correspond pas du tout à la réalité : sa présence est très légère, et l’administration n’avait aucun moyen d’identifier qui était protestant ou pas. On a souvent accusé Catherine de Médicis du massacre, mais elle était bien incapable de reconnaître les personnes à cibler.

      Les études se sont souvent intéressées aux donneurs d’ordre, mais pas aux exécutants du massacre. Or seuls les habitants pouvaient savoir qui n’allait pas à la messe un dimanche, ou qui s’était absenté pour combattre de l’autre côté durant la dernière guerre de religion. Cette étude par le bas montre que le massacre s’est joué dans le voisinage, car il ne pouvait être mis en œuvre que par les riverains, et en particulier les miliciens.

      Tous les Parisiens étaient-ils impliqués ?

      Non, et c’est une autre surprise : les archives montrent que la plupart des Parisiens se livrent à de nombreuses autres activités que celle de tuer. C’est ce que j’ai appelé « les archives sans sang ». Celles-ci, troublantes pour l’historien, documentent des occupations ordinaires pour des milliers de Parisiens continuant leur routine dans ce massacre – mettre son enfant en apprentissage, faire du commerce, acheter des biens…

      On réalise ainsi, de façon saisissante, que l’ordinaire persiste dans l’extraordinaire. La question est alors : faut-il l’interpréter comme de l’égoïsme, ou comme un moyen de rester dans la banalité pour ne pas céder à la violence ?
      Enfin, mon enquête met aussi au jour l’existence de « Justes », qui ont par exemple aidé des protestants en rédigeant des certificats de catholicité ou en les hébergeant. Ainsi, même dans une période de crise radicale, il demeure toujours une marge de liberté : on peut décider de sauver son voisin, d’être indifférent à son sort ou de le tuer.

      Quel était le « modus operandi » du massacre ?

      Comme ce sont des voisins qui connaissent leurs victimes, la plupart du temps, ils frappent simplement à la porte. On tire la clochette, la victime descend, et soit celle-ci est abattue sur le champ, d’un coup d’épée, soit elle l’est en pleine rue. Mais je pense que la majorité des assassinats ont néanmoins eu lieu dans les #prisons car ces lieux de réclusions sont les plus efficaces pour éliminer sans trace.

      Beaucoup de protestants s’y sont rendus sans imaginer ce qui allait leur arriver, par habitude d’y avoir déjà été envoyés par le passé pour leur religion. Ces prisons étant en bord de Seine, elles ont facilité l’évacuation des cadavres, jetés à l’eau. Ces massacres dans les prisons se sont également produits à Lyon et à Toulouse.

      Comment expliquez-vous qu’une telle dynamique de la haine se soit déclenchée ?

      L’explication la plus convaincante est celle de l’historien Denis Crouzet, qui souligne l’angoisse eschatologique puissante éprouvée par les catholiques à cette époque. La peste n’est pas si loin et des bouleversements interviennent – guerres, maladies, mais aussi découverte de l’Amérique et réforme protestante.

      Cette sensation de vivre la fin des temps décuple l’angoisse face au jugement dernier. Les catholiques s’interrogent alors : peut-on tolérer la présence d’hérétiques, comme le sont les protestants, sans que cela nuise à notre salut ? Tuer des hérétiques est ainsi une façon de s’assurer place au paradis.

      Vous empruntez à Sigmund Freud sa notion de « narcissisme des petites différences ».

      En effet, et c’est la seconde explication à mon sens : pour ces riverains catholiques qui vivent à côté de protestants, il n’y a finalement rien de plus insupportable que ces « hérétiques » qui leur ressemblent autant. Cette absence de signe distinctif de l’ennemi génère aussi de l’angoisse, comme si le diable leur ressemblait. Le massacre devient une occasion de faire cesser cette ressemblance, d’où les défigurations massives sur les victimes – yeux arrachés, nez coupés –, comme pour différencier enfin les hérétiques et les rendre physiquement diaboliques.

      Quels destins exhumés des archives vous ont le plus touché ?

      J’ai été très ému par Marye Robert, dont l’histoire constitue le premier chapitre. Elle n’était jusqu’alors connue que sous le nom de son mari au moment du meurtre, via une simple phrase, terrible : « Le commissaire Aubert remercia les meurtriers de sa femme. » Cela m’a horrifié, faisant notamment écho à un drame arrivé dans mon entourage personnel. Pour des raisons à la fois scientifiques et intimes, j’ai donc été fier de retrouver son inventaire après décès et de pouvoir lui rendre son nom.

      Il semble que la confession protestante de Marye Robert ait valu à son mari une incarcération en 1569, pour des œufs trouvés à leur domicile en plein Carême. Cet homme, qui occupe un office très prestigieux, trouva peut-être dans l’élimination de sa femme un moyen commode de supprimer les menaces sur sa carrière, dans ce temps où divorcer était presque impossible.

      La mort de Louis Chesneau m’a aussi touché. Ce protestant est un savant hébraïste, dont les dernières années de sa vie montrent une descente aux enfers : sa foi lui vaut de perdre son emploi et d’être exilé de Paris durant trois ans. Devenu indigent, il vit de mendicité et est contraint de vendre ses livres. Le jour de la Saint-Barthélemy, il se réfugie chez un ami, Ramus, ce qui revenait à se jeter dans la gueule du loup car celui-ci était un protestant célèbre. Chesneau est mort défenestré.

      Et du côté des tueurs ?

      Le troisième visage que je retiens est celui de Thomas Croizier, qui est l’un des meurtriers principaux de la Saint-Barthélemy. Cet orfèvre habitait quai de la Mégisserie – qu’on appelle alors « vallée de Misère » –, et sa maison avait une trappe donnant sur la Seine : il a pu ainsi se débarrasser de nombreux cadavres, car il a tué beaucoup de protestants chez lui. Après le massacre, il continuera à régner dans les rues durant trente ans. Puis il s’est soudain exilé, à la fin de sa vie, après avoir participé à une expédition punitive, sans qu’on sache si cette ultime vie en ermite était motivée par l’envie d’échapper à la justice, ou par la seule culpabilité.

      Plus largement, en me penchant sur le devenir des tueurs, je me suis aperçu que la plupart ont vécu dans l’aisance et parfois les honneurs. Pour beaucoup, le crime paie. Comme pour Thomas Croizier qui, six mois après la Saint-Barthélemy, achètera à un prix dérisoire, avec l’aval de Catherine de Médicis, l’hôtel particulier d’une de ses victimes… La morale de l’histoire conduit à constater qu’il n’y en a pas : les pires criminels sont morts dans le confort de leur lit.

      Face à ce déchaînement de violence, n’y avait-il aucun anticorps ?

      Il y a d’abord ceux que j’ai qualifiés par anachronisme de « Justes », comme Jean de Tambonneau. Ce catholique, conseiller au Parlement, vivait sur l’île de la Cité dans une grande demeure où il cachera une quarantaine de protestants : c’est un exemple de grandeur morale, comme il y en a parfois dans les circonstances tragiques.

      Ensuite, les logiques familiales dans les familles mixtes ont permis à de nombreux protestants de trouver un refuge pour échapper au massacre. Enfin, dans plusieurs villes, comme Saint-Affrique dans l’Aveyron, des pactes d’amitié entre catholiques et protestants ont été signés : l’idée de citoyenneté prévaut sur la différence religieuse, et c’est une façon de vivre ensemble qui s’invente alors.

      Quels enseignements la Saint-Barthélemy offre-t-elle pour notre temps ?

      La première leçon est que la proximité peut engendrer de la haine lorsque la fréquentation de la différence n’est pas acceptée et assimilée. Il est donc très important de trouver des stratégies pour appréhender les différences, et savoir les valoriser plus que les livrer à la haine par le silence.

      Cet événement montre aussi qu’il subsiste, même dans les pires crises de notre histoire, une marge de manœuvre. Et cette liberté, qui distingue les bourreaux des justes, aucun événement de l’histoire ne peut la supprimer : il existe toujours la possibilité de choisir.

      Paradoxe, les éditions la Découverte qui publient actuellement tant de travaux de choix appartiennent à Bolloré.

      #Saint-Barthélemy #histoire #Paris

    • y avait aussi sur Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/191021/la-saint-barthelemy-matrice-des-guerres-civiles

      La Saint-Barthélemy, matrice des guerres civiles
      19 octobre 2021 Par Joseph Confavreux

      Comment peut-on renouveler un objet d’histoire autant parcouru que la Saint-Barthélemy dont, il y a déjà un siècle, l’historien Henri Hauser jugeait qu’il avait fait couler « à peine moins d’encre que de sang » ? L’historien Jérémie Foa, maître de conférences à l’université Aix-Marseille convainc, avec son ouvrage intitulé Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy (La Découverte), de la possibilité et de la nécessité de revenir sur cette nuit parisienne de la fin août 1572, inaugurant plusieurs semaines de massacres partout en France, conclues par la mort d’environ 10 000 protestants.

      Parce qu’il écrit de manière aussi précise qu’élégante, parce qu’il propose une micro-histoire faisant revivre les liens entre victimes et tueurs, parce que le chercheur s’est éreinté les yeux dans des archives inédites, parce qu’il propose, à partir de là, des hypothèses importantes, Jérémie Foa répond par le fait à la question qu’il pose lui-même en ouverture de son ouvrage : pourquoi « s’échiner à bêcher ces terroirs du déjà-lu et du si bien dit » ?

      Certes, la légende noire et longtemps dominante d’une préméditation du massacre par la Couronne, et plus précisément par la reine Catherine de Médicis, a été depuis longtemps détricotée notamment par l’historien Denis Crouzet, tandis que la chercheuse Barbara Diefendorf a, quant à elle, montré le rôle décisif de la milice parisienne dans les violences.

      Mais Jérémie Foa déplace la focale sur les « vies minuscules » prises dans les massacres pour mieux partir à la rencontre des « épingliers, des menuisiers, des brodeurs, des tanneurs d’Aubusson, des rôtisseurs de la Vallée de Misère, des poissonniers normands, des orfèvres de Lyon et des taverniers de la place Maubert ». Avec une question qui traverse tout le livre et taraude son auteur : « Comment des hommes ordinaires ont-ils pu soudain égorger leurs voisins de toujours ? »

      En effet, comme le montre l’ensemble du livre, « la Saint-Barthélemy est un massacre de proximité, perpétré en métriques pédestres par des voisins sur leurs voisins. Les tueries de l’été 1572 ont le quartier non seulement pour théâtre mais surtout pour condition – c’est parce qu’ils partageaient le quotidien de leurs cibles que les assassins ont su si vite où, comment et qui frapper ». À l’été 1572, écrit-il, « les liens de voisinage sont des chaînes ».

      Sources peu exploitées

      Une perspective qui évoque, plus proche de nous, certains des massacres commis pendant les guerres de Yougoslavie ou le génocide des Tutsis au Rwanda, à propos desquels Jérémie Foa cite la chercheuse Hélène Dumas, auteure du livre Le Génocide au village (Le Seuil, 2014), dans lequel elle pointait le fait qu’au « cœur de l’intimité sociale, affective et topographique entre les tueurs et les victimes se situe la question redoutable de la réversibilité des liens forgés dans le temps d’avant, lorsque le voisinage, la camaraderie, la pratique religieuse, jusqu’aux liens familiaux, se muent en autant de moyens favorisant la traque et la mise à mort ».

      Pour saisir ces « meurtres infimes et infâmes », Jérémie Foa a travaillé notamment à partir des registres d’écrou de la Conciergerie, alors la principale prison parisienne, « parsemés d’indices sur l’identité voire l’intimité de victimes à venir et des bourreaux en herbe ». Mais surtout à partir de sources peu exploitées, les minutes notariales, a priori « peu réputées pour conserver la mémoire des évènements ».

      Jérémie Foa réussit néanmoins à faire parler ces dernières, parfois plusieurs décennies après les massacres, parce qu’un inventaire après décès permet de saisir l’identité de celui qui s’est approprié les biens des huguenots ou parce qu’un nom permet de comprendre une carrière établie sur les cadavres des protestants.

      Jérémie Foa ouvre ainsi ses micro-histoires par un chapitre qu’il intitule « La femme du commissaire ». Dans Les mémoires de l’Estat de France, un martyrologe protestant rédigé par le pasteur Simon Goulart dans la décennie 1570, égrenant les vies de huguenots morts en raison de leur foi pendant les guerres de religion, un passage a particulièrement marqué le chercheur. Il est aussi bref que sordide, et ainsi rédigé : « Le commissaire Aubert demeurant en la rue Simon le France près la fontaine Maubué, remercia les meurtriers qui avoyent massacré sa femme. »

      Même s’il n’est pas possible d’exclure, dans de telles lignes, un artifice rhétorique donnant l’exemple d’un monstrueux écart à la norme pour mieux montrer que « le massacre est un temps d’inversion radicale », l’historien décide de persévérer et d’aller fouiller dans les archives notariales laissées derrière lui par ce commissaire Aubert. Cela lui permet de redonner un nom à cette victime restée jusque-là anonyme, allant même jusqu’à retrouver la liste des vêtements que la morte a sans doute portés.

      Une autre recherche dans les archives de la préfecture de police lui apprend ensuite que Nicolas Aubert fut enfermé, en 1570, à la Conciergerie, au motif qu’on avait trouvé en sa maison un morceau de jambon et plusieurs œufs en période de carême. Les réformés ne croyaient pas en l’effet des interdits alimentaires sur la foi. Nicolas Aubert a beau, contrairement à sa femme, être catholique, les achats faits par sa femme de foi huguenote lui vaudront d’être jeté en prison et d’y croupir de longs mois.

      « Est-ce durant ce temps qu’il en vient à haïr sa femme au point de souhaiter sa mort ? », alors que cela fait plus de trente ans que les époux sont mariés, interroge Jérémie Foa avant de conclure : « Il est probable que ce “merci” ait été inventé de toutes pièces par Simon Goulart pour rythmer son récit, dramatiser la scène et émouvoir le lecteur. Mais c’est ce merci obscène qui, en rendant l’enquête inévitable, m’a permis de redonner nom à la femme laissée sans vie un soir d’été 1572 : Marye Robert. »

      Ceux qui tuent en tirent profit

      Le livre accumule ensuite d’autres histoires saisies à « ras du sang », enchâssées dans les grands événements que l’on croit connaître mais qui se donnent à voir de façon plus fine une fois le livre refermé sur deux conclusions qui résonnent plus globalement avec la façon dont se déclenchent, se déroulent et se concluent les guerres civiles.

      La première est que non seulement ceux qui inaugurent les guerres civiles finissent par en tirer profit, au moins à court terme. Mais aussi que, même si le pouvoir n’est pas le responsable direct des exactions en amont, quand il a laissé faire, il finit par les accompagner et les légitimer en aval. Ainsi, constate Jérémie Foa, « quinze ans après le massacre, tout est oublié. Partout, les tueurs, leurs amis, leurs familles ont prospéré, gravi les échelons du cursus honorum ; ils sont entourés et honorés de la présence des puissants ».

      En effet, non seulement les tueurs de la Saint-Barthélémy n’ont pas été jugés et ont bénéficié de fait d’une amnistie complète, mais ils ont même été choyés par la monarchie. Une « chose est de savoir si quelqu’un a ordonné, au sommet, les massacres », écrit alors l’historien sans prétendre trancher définitivement la question. Mais « une autre est de constater que les massacreurs ont bénéficié leur vie entière du soutien de la Couronne, de Catherine de Médicis, d’Henri III, qu’ils ont profité des ressources symboliques, politiques, militaires et économiques de la monarchie ».

      Un massacre préparé

      La seconde conclusion dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle nous concerne encore est que l’ouvrage étaye « obstinément une thèse a priori paradoxale : sans être préméditée, la Saint-Barthélemy a été préparée ». L’extermination de 1572 est, pour le chercheur, une « actualisation d’habitus cohérents, elle mobilise des groupes de travail soudés antérieurement, qui attestent la troublante continuité entre l’avant et l’instant du crime, entre l’arrière-plan de la vie et le front des tueries ».

      D’autres situations de violence ont montré que les basculements sanglants, en dépit des brutalisations inédites qu’ils opèrent, n’étaient soudains qu’aux yeux de celles et ceux qui ne voulaient pas les voir. Jérémie Foa rappelle ainsi que des massacres peuvent se former dans un « entre-deux » et une « zone grise entre ordinaire et extraordinaire » qui se déploie lorsque les digues se fracturent ou que la vigilance se dissout, même si cette « zone grise » se transforme alors en zone de guerre dont la violence donne un sentiment d’assister à quelque chose d’incroyable quelque temps auparavant.

      Le plus tragique, en la matière, étant la façon dont les huguenots, comme d’autres victimes collectives de l’histoire, « habitués au harcèlement par une décennie de persécutions, anesthésiés par la présence faussement rassurante de leurs voisins », comprirent « trop tard qu’en dépit de gestes fort semblables à ceux des ans passés, malgré les airs déjà vus des bruits de bottes et les vociférations familières des miliciens, il y avait quelque chose d’inouï, de radicalement inédit dans la Saint-Barthélémy ».

    • TOUS CEUX QUI TOMBENT. VISAGES DU MASSACRE DE LA SAINT-BARTHÉLÉMY, Jérémie Foa [Note de lecture]
      https://antiopees.noblogs.org/post/2021/10/24/jeremie-foa-tous-ceux-qui-tombent-visages-du-massacre-de-la-saint

      Pas de planification centrale du massacre de masse, donc. Par contre, Jérémie Foa s’élève contre l’image d’une populace hurlante, sauvage, barbare, participant en masse à la curée. Loin de là, il peut même intituler l’un de ses chapitres : « Saint-Barthélémy, connais pas ». Entendons-nous, il y parle bien des contemporains du massacre, habitant les mêmes villes, à commencer par Paris, que celles où il fut perpétré. Par déformation professionnelle, si je puis dire, les historiens ont pour habitude de chercher dans les archives les traces de l’événement, et ont tendance à ignorer l’énorme silence de la grande majorité des actes « ordinaires ». Jérémie Foa cite quelques extraits de documents datés de ce 24 août 1572, testaments, pactes de mariage, contrat de location… « Que faire de ces archives sans sang ? demande-t-il. Que faire de ce dont on ne parle pas d’habitude ? Car, bien sûr, si l’on parcourt haletant des milliers de pages de paléographie, c’est pour trouver du spectaculaire. Las. On trouve en masse des documents qui parlent de tout sauf des violences et qui composent pourtant le bruit de fond du massacre. » (p. 124) Mais alors, devrait-on parler d’une sorte de « séparation » entre l’événement – le massacre – et la vie « ordinaire » ? « Cette imperméabilité des temps et des espaces, poursuit Foa, fut-elle sincère ou artificielle ? Si certains n’ont vraiment rien vu, d’autres ont détourné les yeux et fait semblant de ne rien voir. L’important est de percevoir la persévérance d’un rythme ordinaire à travers les nombreux actes administratifs sur lesquels la curiosité savante est souvent passée bien vite. Combien d’historiens les ont laissés de côté et, c’est compréhensible, ignorés précisément parce qu’ils ne relevaient pas du “contexte” ? Pourtant, ces documents qui ne parlent pas du massacre en parlent malgré eux : ils témoignent de l’épaisseur d’un monde capable de ne pas s’émouvoir, avançant imperturbable. Ce stoïcisme du social est aussi un moyen de survivre. Fermer les yeux, regarder ailleurs. » (p. 126, soulignement de l’auteur.) On pourrait désespérer du genre humain qui « laisse faire », voire est complice par défaut des pires horreurs. Mais on peut aussi suivre Jérémie Foa dans la conclusion de ce chapitre : « […] braquer le projecteur sur la vie quotidienne pendant le massacre, c’est pointer du doigt les vrais responsables : dire que de très nombreux Parisiens ont, les jours d’hécatombe, fait tout autre chose que la chasse aux huguenots, ce n’est pas nier les tueries. Il est toujours délicat d’interpréter le sens et les conséquences de cette passivité ordinaire : détourner les yeux, est-ce approuver, consentir, participer du bout des lèvres ? Les archives des notaires ne permettent pas de répondre à ces questions. Mais elles invitent à recentrer le regard vers la poignée de miliciens […], le groupe d’hommes motivés et organisés, qui ont mis en œuvre les massacres, tandis que la majorité de leurs voisins catholiques faisaient autre chose, vaquaient à leurs occupations, vivaient leur vie. S’intéresser aux sources de l’ordinaire, c’est refuser de pointer en bloc les Parisiens, pire, le « peuple », trop souvent accusé des pires tueries, pour mieux s’arrêter sur ceux, bons bourgeois, capables, en temps voulu, d’organiser un impitoyable massacre de civils. » (p. 128)

  • « Le judaïsme n’a pas inventé le dieu de la Bible, mais transformé un culte secret en religion officielle »
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2021/01/24/le-judaisme-n-a-pas-invente-le-dieu-de-la-bible-mais-transforme-un-culte-sec


    Les montagnes du désert de Judée vues depuis la rive ouest de Jéricho, mars 2016.
    THOMAS COEX, - / AFP

    Et si les origines du dieu unique étaient antérieures au peuple juif ? C’est ce qu’affirme le chercheur en études bibliques Nissim Amzallag, qui, en s’appuyant sur de récentes découvertes archéologiques, propose une lecture nouvelle de l’Ancien Testament.

    Entretien. La carrière de Nissim Amzallag est étonnante. Avant de s’engager dans la recherche biblique, ce normalien était docteur en botanique et spécialisé en biologie végétale. Aujourd’hui docteur en études bibliques, il est chercheur au département Bible, archéologie, Proche-Orient ancien à l’université Ben-Gourion du Néguev, en Israël.

    Dans La Forge de Dieu (éditions du Cerf, 2020), il expose le résultat de dix années de recherches qui l’ont conduit à formuler une hypothèse nouvelle sur les origines du dieu des monothéismes : les Israélites n’auraient pas « inventé » Yahvé, mais adopté une divinité secrète née dans un milieu de forgerons issus d’un peuple méconnu, les Qénites.

    En quoi les hypothèses actuellement dominantes sur l’apparition du Dieu unique de la Bible, auquel Israël a donné le nom de Yahvé (ou Yahweh, YHWH), vous paraissent-elles insatisfaisantes ?
    Nissim Amzallag. On considère généralement que l’originalité des Hébreux a été de transformer un dieu ordinaire, tel un dieu de l’orage ou protecteur d’une tribu, en un dieu unique. Je m’oppose à cette idée, comme à celle qu’il existerait un lien exclusif entre Yahvé et Israël. Cette vision procède d’un anachronisme transposant au passé lointain le culte de Yahvé tel qu’il était pratiqué à une époque tardive.

    Cette lecture, qui est celle de la recherche moderne, entérine implicitement l’idée d’une découverte miraculeuse du dieu unique – que la Bible attribue à Abraham et que la recherche, par une sorte de théologie laïque, décale pour l’attribuer à Isaïe ou à un illustre théologien anonyme.

    « Ce qui saute aux yeux dans l’Ancien Testament, c’est l’inadaptation chronique des Hébreux au culte de Yahvé »

    Or, cette approche, qui n’est appuyée par aucune démonstration solide, n’est pas satisfaisante. Elle n’explique pas pourquoi d’autres peuples du Levant, avec une histoire similaire, n’ont pas aussi évolué vers un dieu unique. Elle ne lève pas non plus le voile sur de nombreuses obscurités du texte biblique, ni ne permet de répondre à ce qui saute pourtant aux yeux dans l’Ancien Testament : l’inadaptation chronique des Hébreux au culte de Yahvé, et vice versa, est un leitmotiv récurrent – de l’épisode du veau d’or dans l’Exode à Josué qui, récapitulant l’alliance entre Yahvé et les tribus d’Israël au chapitre 24 de son livre, les avertit des difficultés à n’adorer que lui.

    Cette inadéquation entre Yahvé et Israël pose mécaniquement une question : pourquoi ce peuple a-t-il choisi un dieu inadapté à son mode de vie ?

    • Quelle est, selon vous, l’hypothèse qui explique l’émergence du dieu biblique ?

      Je revendique un nouveau point de vue, qui est de soutenir que le yahwisme était initialement un culte ésotérique né dans le milieu des forgerons qénites, un peuple vivant dans le nord-ouest de l’Arabie et le Néguev et dont l’ancêtre fondateur dans la Bible se nomme Caïn [le fils aîné d’Adam et d’Eve qui, selon le texte biblique, tua son frère Abel]. L’innovation d’Israël n’a donc pas été d’inventer la conscience et le culte de Yahvé, mais de transformer une pratique ésotérique secrète en religion officielle pratiquée par tous.

      La piste des Qénites a déjà été suggérée par le passé. Quels éléments vous ont conduit à reprendre cette hypothèse ?

      Deux théories distinctes avaient, jusqu’ici, été énoncées : la première, formulée à partir des années 1860, soutient que le yahwisme a une origine qénite ; la seconde, qui date du début du XXe siècle, identifie les Qénites à des forgerons. La nouveauté de mon travail a été de faire le lien entre les deux et de proposer une hypothèse jamais formulée, selon laquelle la conscience de Yahvé serait née dans un milieu métallurgique.
      Je l’ai exposée pour la première fois en 2009, dans un article paru dans la revue Journal for The Studies of the Old Testament, avec un titre volontairement provocateur : « YHWH, le Dieu cananéen de la métallurgie ? ».

      C’est essentiellement la figure de Caïn qui m’a orienté vers cette piste. Ce personnage fratricide est toujours présenté comme violent et pervers ; or, cela ne coïncide pas avec le texte biblique. Pourquoi Dieu, dont il est le premier adorateur, lui met-il un « signe » pour le protéger d’éventuelles agressions (Genèse 4, 15), ainsi que sa descendance ? L’auteur de la Genèse ne nous le dit pas, et il fait tout pour éluder cette proximité entre Caïn et Dieu.

      Voilà une attitude singulière qui cache quelque chose d’important sur les origines du yahwisme. Cette nouvelle réalité est devenue claire dans mon esprit il y a une vingtaine d’années. J’ai alors compris qu’il y avait un immense malentendu concernant les origines du yahwisme, de la religion de l’Israël ancien et du monothéisme.

      Or, au Proche-Orient, où j’habite, ces sujets ne sont pas purement académiques, mais bien d’actualité, et conditionnent encore le destin des peuples. C’est ce qui m’a poussé à creuser dans cette direction et à interrompre pour cela ma carrière de chercheur en biologie.

      Le yahwisme serait donc né, selon vous, parmi les forgerons qénites. Quel est ce peuple méconnu de l’Ancien Testament ?

      Au Levant, la production de cuivre – située au Sinaï et dans l’Arabah, une région entre la mer Rouge et la mer Morte – a débuté cinq millénaires avant notre ère : il s’agit d’une tradition autochtone et extrêmement ancienne. Les forgerons qénites, probables héritiers de ces traditions, vivaient à la fois comme une petite nation sur ces lieux de production du métal, mais aussi dispersés parmi d’autres populations, ce qui explique la diffusion de leur influence. Ils formaient ce qu’on peut appeler une guilde [association confraternelle de personnes exerçant une même activité].

      Dans l’Ancien Testament, les Qénites font partie de la généalogie de Caïn et sont appréhendés avec la même distance que les juifs dans la théologie chrétienne médiévale. Ceux qui dans l’Israël ancien prétendaient à un nouveau monopole sur Yahvé et son culte voyaient d’un très mauvais œil les Qénites, leurs illustres prédécesseurs. C’est probablement la raison pour laquelle l’auteur de la Genèse les fait tous périr dans le Déluge, du moins en théorie, puisqu’ils ne sont pas des descendants de Noé (lui-même affilié à Seth, le troisième fils d’Adam et d’Eve).

      L’adoption par Israël de ce Dieu s’est faite à la fin de l’âge du bronze, vers 1200 avant notre ère, qui a marqué une période d’effondrement des grandes civilisations dans la région. Dans ce moment de trouble, Yahvé est apparu comme une divinité émancipatrice et nouvelle, qui offrait une croyance permettant d’en finir avec cet ancien monde considéré comme décadent.

      Cette lecture est, selon vous, confortée par l’archéologie…

      J’ai eu beaucoup de chance car les découvertes archéométallurgiques des quinze dernières années ont permis de donner un support historique à l’hypothèse que je défends. Le site de Feynan, en Jordanie, témoigne d’une renaissance de l’industrie du cuivre à partir du XIIIe siècle avant notre ère – laquelle industrie s’était effondrée auparavant, au IIIe millénaire, à cause de l’essor de la production à Chypre.

      Cette reprise massive de l’activité du cuivre a conduit à un renouveau des traditions anciennes : cet essor que je qualifie de « miracle levantin » aurait alors permis une renaissance du culte de Yahvé, parrain de l’activité métallurgique. On note ensuite une chute de l’activité métallurgique au IXe siècle avant notre ère, en raison d’une résurgence de l’industrie chypriote du cuivre. Il y a donc eu une période de trois à quatre siècles fondateurs pour le yahwisme israélite, une sorte d’âge d’or dont les écrits bibliques gardent la mémoire.

      Au-delà de ces traces, l’arrière-plan métallurgique permettrait d’éclaircir le texte biblique lui-même : quels attributs de Yahvé accréditent cette origine ?

      L’élément majeur qui, selon moi, démontre l’origine métallurgique de ce culte est l’omniprésence du volcanisme dans la Bible : c’est par lui que Yahvé se manifeste, agit, menace. Or, il n’y a pas d’activité volcanique au Levant, tandis que le lien entre volcanisme et métallurgie est, lui, bien établi – Vulcain, dieu du feu, des métaux et de la métallurgie, en est le parfait exemple, lui qui a donné son nom aux volcans. La métallurgie est la seule activité humaine qui fait fondre la roche, c’est pourquoi le volcan était symboliquement assimilé à une forge divine dans l’Antiquité.

      C’est ainsi que l’événement le plus fondamental de la théologie d’Israël, l’alliance nouée entre Dieu et Moïse sur le Sinaï, est mise en scène comme un événement volcanique : « L’aspect de la gloire de l’Eternel était comme un feu dévorant sur le sommet de la montagne » (Exode 24, 17). Mais ce n’est pas la seule indication. Par exemple, quand Moïse veut garantir aux Israélites qu’il est bien envoyé par Yahvé, il fait montre de ses talents de métallurgiste.

      C’est ce que le miracle de la transformation du sceptre en serpent signifie, puisqu’il est question de la refonte d’un objet en cuivre (la transformation du bâton en serpent), puis de la production d’un nouvel objet avec ce métal (la transformation du serpent en bâton), telle que la relate le chapitre 4 de l’Exode. Si Moïse doit montrer qu’il travaille le cuivre afin de prouver qu’il est un envoyé divin, c’est bien qu’avant la naissance d’Israël Yahvé avait pour émissaires les métallurgistes, et eux seuls.

      Vous montrez également que plusieurs termes bibliques sont incompréhensibles sans l’explication métallurgique…

      En effet, l’Ancien Testament évoque à de nombreuses reprises la « gloire » de Dieu. Or, l’étymologie du mot originel kabod renvoie, en hébreu ancien, à l’intense lumière jaune qui émane du métal fondu : la gloire de Dieu n’évoque rien d’autre, en réalité, que cette lumière radiante. Le nom même de Yahvé, généralement compris comme « Il sera », se dévoile autrement si l’on en revient à la racine sémitique du mot (hwy évoquant l’air en mouvement), qui lui donne l’attribut d’être un « souffleur » et qui renvoie à l’activité typique du métallurgiste – souffler sur les charbons ardents.

      Mais le plus tragique malentendu concerne le terme hébreu faisant de Yahvé un « Dieu jaloux ». Ce choix du sens figuré de qanna est un contresens quand il s’applique au divin dans la Bible : comment un dieu unique pourrait-il être jaloux ? Il faut au contraire revenir au sens originel de ce terme, qui fait référence au recyclage du métal. En effet, le cuivre se corrode avec le temps ; il faut alors le faire refondre dans un fourneau pour le régénérer.

      Cet attribut donné à Dieu en fait, dans le contexte biblique, le maître de la revitalisation du monde, ce qui est l’une de ses plus profondes caractéristiques originelles. Le yahwisme ésotérique voit en effet Dieu comme une entité régénératrice mais indifférente : il n’est pas là pour intervenir, et encore moins pour nous apporter une satisfaction personnelle. La meilleure attitude consiste donc à s’améliorer et à se rapprocher du divin pour éviter que l’incontournable corrosion du monde nous emporte dans sa dégradation.

      Comment expliquez-vous que cette origine métallurgique ait été occultée au cours de l’évolution du peuple juif ?

      L’inadaptation profonde entre Yahvé et l’Israël ancien, ce peuple d’agriculteurs et d’éleveurs, est tolérée tant que le cuivre reste une ressource fondamentale d’organisation de la société, soit durant les trois à quatre premiers siècles d’Israël. Mais l’arrêt de la production de cuivre, qui est attestée à partir du VIIIe siècle avant notre ère, va permettre d’effacer graduellement cette dimension métallurgique pour faire évoluer Yahvé vers un dieu classique, à qui l’on peut s’adresser et demander des faveurs.

      L’originalité du yahwisme israélite sera alors de promouvoir cette dimension ordinaire tout en gardant le fonds ésotérique, extraordinaire de Yahvé : il devient ainsi un dieu paradoxal. Cet héritage métallurgique a définitivement disparu au moment où les traducteurs grecs composent la Septante : ils ne comprennent plus la terminologie métallurgique liée au divin. On peut donc dater l’amnésie totale des origines du yahwisme de l’époque hellénistique (323-30 avant notre ère).

      Cette lointaine origine n’est pas, pour vous, seulement un sujet d’érudition. En quoi le yahwisme a-t-il des résonances avec l’évolution humaine et notre monde actuel ?

      Dans toutes les cultures traditionnelles, les forgerons sont des héros civilisateurs car la métallurgie, dans sa signification profonde, invite l’homme à s’émanciper du déterminisme qui l’enferme pour transformer le monde à sa propre mesure. Il n’est pas anodin que les premières villes de l’Antiquité se soient organisées autour des ateliers de forge. La dynamique de la civilisation provient d’un élan originel permis par la métallurgie.

      Mais cette puissance démiurgique qui invite à la transgression comportait une limite interne, que ces divinités des forgerons incarnaient avec leur quête initiatique. Lorsque cette limite est abandonnée, nous entrons dans une tragédie, et c’est ce qui s’est passé lorsque la métallurgie du fer a remplacé celle du cuivre. La symbolique mystérieuse et magique du cuivre a laissé place à la seule exploitation de ce minerai abondant, que n’importe qui peut s’approprier.

      La dissociation entre la puissance offerte par la transformation de la matière et les contraintes éthiques, morales et religieuses a permis une course effrénée vers la démesure. La transformation du yahwisme des Qénites en monothéisme a fait partie de ce mouvement de dissociation, et notre monde actuel constitue un prolongement en forme de paroxysme de cette démesure. L’enjeu de ce retour aux origines est de mieux en comprendre le fonds pour inviter à une réflexion nécessaire sur notre course débridée à la puissance.

  • Pierre Conesa : « L’essor des radicalismes religieux est un fait géopolitique majeur »

    Dans son dernier livre (Avec Dieu, on ne discute pas ! Les radicalismes religieux : désislamiser le débat, Robert Laffont), Pierre Conesa déplace notre regard focalisé sur l’islam en montrant que toutes les religions produisent actuellement des radicalismes, lesquels pèsent chacun sur la géopolitique mondiale.

    ...
    Je dois avouer que je suis assez pessimiste, car j’ai la sensation qu’on ne sort de cette logique qu’après être allé à son extrême. Les guerres de religion, au XVIe siècle, ont débouché sur la notion de tolérance, mais il a fallu avant cela des années de massacres. Je crois donc que nous aurons des moments très difficiles à affronter, d’autant que les élites comme les populations ne comprennent pas les ressorts de cette dynamique. Je reste cependant un défenseur acharné de la laïcité. Elle est à mon sens un joyau à sauvegarder car elle permet d’accepter la liberté de croyance, tout en posant une limite interdisant la justification religieuse de la violence.

    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2020/12/06/pierre-conesa-l-essor-des-radicalismes-religieux-est-un-fait-geopolitique-ma

  • Le mollah Nasreddine, preuve qu’un islam satirique a existé
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2020/09/13/un-islam-satirique-a-existe-a-la-rencontre-du-mollah-nasreddine_6051973_6038

    « preuve qu’un islam satirique a existé » : imbéciles ! « Charles de Foucauld : preuve qu’une chrétienté charitable a existé » : ça vous parlerait comme titre ? Bande de nazes !

    #islam #racisme_ordinaire