• L’#enfermement, une coutume suisse ?

    Au cours du XXième siècle en Suisse, pas moins de 60’000 personnes ont été placées dans des institutions sans jugement ni condamnation. Sous la pression internationale, exercée notamment par le Conseil de l’Europe, l’#internement_administratif a été abrogé en 1981. Au cours des dix dernières années, un travail de #mémoire et une #réhabilitation des personnes concernées ont eu lieu. La pratique consistant à interner les personnes qui déviaient de la norme a-t-elle toutefois changé ?

    L’internement administratif était une pratique répandue en Suisse au XXième siècle. Elle désigne non seulement l’internement de personnes perçues comme « débauchées », « fainéantes » ou « asociales » dans un établissement psychiatrique, mais aussi dans des institutions sans prise en charge médicale. Ainsi, pas moins de 60 000 personnes ont été placées dans 648 établissements sans décision de justice et sans avoir commis d’infraction. Bien que les internements administratifs reposaient sur des bases légales, celles-ci n’étaient claires et rendaient la situation juridique difficile à appréhender. Les #internements concernaient principalement les personnes vivant dans la pauvreté, sans emploi fixe ou encore les membres de groupes discriminés, population considérée alors comme anormale et inadaptée. Sous la pression internationale, notamment du Conseil de l’Europe, l’internement administratif a été abrogé en 1981. Conscient de l’injustice subie par les personnes ayant été soumises à des mesures administratives, le Parlement fédéral a adopté en 2014 la loi fédérale sur la réhabilitation des personnes placées par décision administrative. Une commission indépendante d’expert·e·x·s (CIE) a ensuite étudié et documenté l’histoire des internements administratifs et a formulé des propositions pour la réhabilitation des personnes concernées. Ce travail témoigne d’une volonté de se confronter aux injustices historiques. Il doit aussi renforcer la sensibilité face aux injustices actuelles et contribuer à éviter la perpétuation de pratiques similaires en raison de situations juridiques peu claires.

    Cet article se penche sur la situation actuelle ; l’enfermement est une réalité largement répandue en Suisse dans différents domaines, même si les interventions portent désormais d’autres noms, reposent sur d’autres bases légales et sont exécutées sous différents régimes.

    #Détention_provisoire

    Lors de la détention provisoire, une personne soupçonnée d’avoir commis un délit est placée en détention afin qu’elle ne risque pas de prendre la fuite (#risque_de_fuite), de nuire à la procédure pénale (#risque_de_collusion) ou de commettre d’autres actes (#risque_de_récidive). La détention provisoire est régie par les articles 221 à 240 du Code de procédure pénale (CPP). La détention provisoire n’est proportionnée et légitime que si aucune mesure moins sévère (mesure de substitution) ne peut être prise pour empêcher l’entrave aux enquêtes pénales ou la récidive. La détention provisoire est soumise à la #présomption_d’innocence. Il arrive régulièrement qu’un acquittement intervienne après la détention provisoire, ce qui signifie que des personnes innocentes peuvent également être placées en détention provisoire.

    En 2023, 1924 personnes ont été placées en détention provisoire en Suisse. En comparaison avec d’autres pays d’Europe occidentale, la Suisse mène une politique restrictive en matière de détention provisoire. Seule la Belgique a un taux de détention provisoire pour 100 000 habitant·e·x·s aussi élevé. La proportion de personnes en détention provisoire par rapport à l’ensemble des détenu·e·x·s est de 46% en Suisse, contre 31% en France, 25% en Italie et 20% en Allemagne. 54% des personnes en détention provisoire sont soit des demandeur·euse ·x·s d’asile (7%), soit des personnes domiciliées à l’étranger ou dont le domicile est inconnu (4 %). La raison étant que dans ces cas, on suppose souvent qu’il y a un risque de fuite. Depuis 1988, le taux d’incarcération n’a cessé d’augmenter. La proportion de détenu·e·x·s résidant à l’étranger a également évolué, passant de 37% en 1988 à plus de 50% à partir de 2004.

    Dans la pratique, les mesures de substitution moins sévères ne sont souvent pas prises en considération, sans pour autant qu’une justification soit invoquée. Par conséquent, la #légalité de la détention reste dans de nombreux cas injustifiée. Bien que les conditions de détention varient fortement d’un canton à l’autre, elles sont souvent contraires aux #droits_humains, ce qui a été critiqué à plusieurs reprises par des organisations internationales. Lors de la détention provisoire, les personnes sont souvent placées en #isolement avec de longues périodes d’enfermement dans des #établissements_pénitentiaires très petits et anciens. Or un tel isolement peut avoir de graves conséquences sur la #santé. De plus, les conditions de visite sont souvent restrictives, alors que les détenu·e·x·s ont le droit de recevoir des visites ; les autorités de poursuite pénale violent même parfois ce droit et se servent de la durée des visites comme moyen de pression. Ces conditions sont d’autant plus choquantes si l’on considère que la présomption d’innocence s’applique en détention provisoire et que la détention peut entraîner des dommages psychiques irréparables même après une courte période.

    Ordonnance pénale et peines privatives de liberté de substitution

    Avec l’introduction du Code de procédure pénale (CPP) en 2011 visant à décharger les tribunaux, le rôle des procureur·e·x·s a été renforcé. Il leur est désormais possible de prononcer des peines allant jusqu’à six mois de #privation_de_liberté pour des délits de moindre gravité dans le cadre de la procédure de l’#ordonnance_pénale. Si l’ordonnance pénale est acceptée par la personne accusée, le jugement est définitif. Les personnes concernées peuvent toutefois contester l’ordonnance pénale en demandant qu’un tribunal ordinaire se prononce. La peine privative de liberté de substitution selon l’art. 36 CP est ordonnée lorsqu’une amende ou une peine pécuniaire ne peut pas être payée et qu’elle est convertie en peine privative de liberté.

    Les ordonnances pénales expliquant la très haute occupation (voire la #surpopulation) actuelle des établissements pénitentiaires suisses ; plus de la moitié des personnes incarcérées (53% des 3217 personnes incarcérées en 2022) purgent en effet une peine privative de liberté de substitution.

    La procédure de l’ordonnance pénale n’est pas seulement problématique parce que le ministère public est à la fois procureur et juge, à l’inverse du principe de séparation des pouvoirs ; selon une étude de l’Université de Zurich, les personnes concernées ne sont entendues que dans 8 % des cas avant que l’ordonnance pénale ne soit rendue. De plus, les personnes concernées n’ont souvent pas la nationalité suisse et, pour des raisons linguistiques, ne comprennent pas toujours l’ordonnance pénale qui leur est envoyée par la poste et laissent passer le délai d’opposition, très court - de 10 jours. Il arrive régulièrement que des personnes soient placées en détention sans en connaître la raison ou parce qu’elles manquent de ressources financières pour payer les services d’avocat·e·x·s. Toutefois, lorsqu’une ordonnance pénale est contestée, elle est annulée dans 20% des cas.

    Exécution des mesures pénales

    Le #code_pénal (CP) prévoit aux articles 56 à 65 la possibilité d’ordonner une mesure en plus de la peine en cas de condamnation pour une infraction, si la peine n’est pas de nature à diminuer le risque de récidive, s’il existe un besoin de traitement ou si la sécurité publique l’exige (art. 56 CP). L’exécution de la mesure prime une peine privative de liberté et est imputée sur la durée de la peine (art. 57 CP). Les conditions de la libération (conditionnelle) sont réexaminées au plus tôt après un an et au plus tard à l’expiration de la durée prévue par la loi (3 à 5 ans). En cas de pronostic positif, la libération intervient au plus tôt lorsque la personne condamnée a purgé les deux tiers de la peine privative de liberté ou après 15 ans d’une peine privative de liberté à vie. Une mesure peut être prolongée plusieurs fois en cas de pronostic négatif. Concrètement, il existe des mesures thérapeutiques institutionnelles en cas de troubles mentaux (art. 59 CP), en cas d’addiction (art. 60 CP) ou dans le cas de jeunes adultes (art. 61 CP). S’y ajoutent la mesure ambulatoire (art. 63 CP) ainsi que l’internement (art. 64 CP) en cas de risque particulièrement élevé de récidive et d’un grave trouble mental chronique et récurrent, qui peut être prononcé à vie dans certains cas (art. 64, al. 1bis).

    Alors que le nombre d’internements, de traitements des addictions ainsi que de mesures applicables aux jeunes adultes sont restés stables depuis 1984, l’énorme augmentation depuis 2003 (157 cas) des mesures pour le traitement des troubles mentaux selon l’art. 59 est frappante. Elle a connu un pic en 2021, avec 737 cas. En examinant les chiffres de plus près, on constate que l’augmentation n’est pas due à davantage d’admissions ou à moins de sorties par an, mais à une durée de séjour de plus en plus longue : l’augmentation de la durée moyenne de séjour entre 1984 et 2021 s’élève à 270%.

    Les scientifiques estiment que cette évolution s’explique en partie par l’importance grandissante de la thématique sécuritaire au sein de la société. Pour ordonner une mesure, les juges se fondent obligatoirement sur une expertise (art. 56, al. 3, CP). Celle-ci se détermine d’une part sur la nécessité et les chances de succès d’un traitement et contient d’autre part une évaluation des risques concernant la vraisemblance que l’auteur commette d’autres infractions ainsi que sur la nature de celles-ci. Cette disposition légale est problématique, car elle accorde aux expert·e·x·s et aux tribunaux une marge d’appréciation presque illimitée pour toutes les conditions d’évaluation du cas. Pour des raisons tout à fait compréhensibles, les psychiatres ne sont par ailleurs guère disposé·e·x·s à attester de l’absence de danger lors de l’expertise, craignant de devoir se justifier en cas de rechute. Les juges sont également aux prises de cette peur et suivent donc en général les recommandations des psychiatres. Le choix entre une peine privative de liberté ordinaire et une mesure thérapeutique est donc, dans les faits, déterminé par l’expertise de psychiatrie médico-légale, le plus souvent au détriment de la personne expertisée.

    Ce basculement d’un #régime_pénal vers un #régime_des_mesures entraîne une augmentation constante du nombre de personnes en détention de longue durée, sans qu’il y ait pour autant une augmentation des places adaptées, avec un suivi thérapeutique. Ainsi, des centaines de détenu·e·x·s qui se sont vu ordonner une mesure attendent souvent plus d’un an avant d’obtenir une place en thérapie. Selon la Commission nationale de la prévention de la torture, la plupart des personnes internées se trouvent dans les sections fermées des prisons. Ainsi, elles sont placées dans un régime de détention ordinaire et connaissent des conditions de détention souvent beaucoup plus restrictives que celles auxquelles elles auraient droit en exécutant une peine « préventive ». En effet, ce type de peine ne sert pas à réparer l’injustice d’une infraction, mais à protéger la société contre d’éventuelles autres infractions.

    #Placement à des fins d’#assistance

    Les personnes connaissant des #troubles_psychiques, une déficience mentale ou un grave état d’abandon peuvent être placées dans une institution appropriée contre leur volonté si l’assistance ou le traitement nécessaires ne peuvent leur être fournis d’une autre manière. On parle alors de #placement_à_des_fins_d’assistance, qui peut avoir lieu uniquement si la personne concernée risque sérieusement de se mettre en danger, ou dans certains cas, qu’elle représente un danger pour autrui. Les conditions pour ordonner le placement à des fins d’assistance et les traitements médicaux forcés sont définies aux articles 426 et suivants du code civil (CC). Le placement à des fins d’assistance est en principe ordonné par l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte cantonal ou, plus souvent, par un·e·x médecin.

    Depuis l’entrée en vigueur du droit de la protection de l’adulte en 2013, la « privation de liberté à des fins d’assistance » (PLAFA) est devenue le « placement à des fins d’assistance » (PAFA). L’hypothèse selon laquelle la révision de la loi permettrait de réduire le taux de PAFA ne s’est pas confirmée jusqu’à présent. Au contraire : en 2022, plus de 18 367 personnes ont été placées dans un hôpital psychiatrique contre leur gré sur la base d’une mesure de placement. Le taux moyen d’hospitalisations pour 1000 habitant·e·x·s se situe à 2,07 au niveau national, ce qui est plus élevé que la moyenne internationale, mais varie fortement selon les cantons. Concrètement, une personne sur cinq hospitalisée dans un établissement psychiatrique en Suisse est admise contre sa volonté. Environ 30 % des hospitalisations pour cause de placement à des fins d’assistance durent entre 1 et 7 jours ; 80% se terminent après six semaines, tandis qu’un peu plus de 20% atteignent voire dépassent sept semaines.

    Ces données ne concernent toutefois que les placements dans des hôpitaux psychiatriques et ne tiennent pas compte des PAFA dans d’autres structures telles que les services de soins somatiques des hôpitaux et des établissements médico-sociaux, ou du maintien de personnes entrées de leur plein gré. Il n’existe pas de récolte uniformisée et complète de données relatives aux PAFA au niveau national. Il faut donc partir du principe que le nombre de PAFA ordonnés chaque année est plus élevé.

    Compte tenu du taux de PAFA qui ne cesse d’augmenter et la manière dont ces placements sont ordonnés, l’organisation Pro mente sana a publié fin 2022 une prise de position comprenant des conclusions tirées d’évaluations du nouveau droit de protection des adultes ainsi que des témoignages de personnes concernées. La publication présentait cinq exigences : ordonner le PAFA exclusivement comme une mesure d’ultima ratio ; veiller à une meilleure qualification des professionnel·le·x·s habilité·e·x·s à prononcer un PAFA ; introduire le principe du double contrôle lors de l’ordonnance d’une mesure de PAFA ; garantir aux personnes concernées le droit d’être entendues et informées ; organiser un débriefing obligatoire après chaque mesure de PAFA.

    Dans sa première évaluation de la Suisse en 2022, le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU est allé encore plus loin en recommandant à la Confédération d’abroger les dispositions qui autorisent une privation de liberté forcée en raison de troubles psychiques ou de déficience mentale, ainsi que celles qui permettent le traitement médical forcé, la mise à l’isolement et la contention chimique, physique et mécanique (observations finales, pp. 7-8).

    Hébergement dans les #centres_fédéraux pour requérant·e·x·s d’#asile

    En Suisse, les personnes requérantes d’asile sont hébergées dans des centres fédéraux pour requérant·e·x·s d’asile pendant la procédure d’asile visant à déterminer si la Suisse doit leur offrir une protection. Il est indéniable que les structures d’hébergement restreignent la liberté des personnes en fuite, en raison de l’emplacement très éloigné des centres, de la limitation de la liberté de mouvement ou des obligations de présence.

    En 2023, 30 223 personnes [JD8] ont déposé une demande d’asile en Suisse. L’asile a été accordé dans 26% des cas et le taux de protection (décisions d’octroi de l’asile ou admissions provisoires) a atteint 54%. Dans le cadre de la planification ordinaire, le Secrétariat aux migrations (SEM) dispose en tout de 5000 places d’hébergement pour requérant·e·x·s d’asile. Dans des situations spéciales, cette capacité peut être portée à 10 000 places en accord avec les cantons. Actuellement, cette possibilité est pleinement exploitée.

    Afin de veiller au respect des droits fondamentaux et humains dans les structures d’hébergement pour personnes requérantes d’asile gérées par la Confédération, la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) en a fait l’examen en 2017 et 2018, tout comme le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) en mars 2021. La CNPT et le CPT critiquent d’une part les exigences disproportionnées quant à l’obligation de présence et d’autre part le fait que les mesures disciplinaires ne soient pas mises par écrit. La CNPT relève également un manque considérable d’intimité et constate que les personnes requérantes d’asile rencontrent des obstacles en matière de participation sociale. Le CPT critique le fait que le personnel en charge de l’aide juridique n’ait pas suffisamment accès aux centres d’asile et que les personnes requérantes ne soient pas assez bien informées sur les possibilités de recours.

    Dans les #centres_spécifiques régis par l’art. 24a de la loi sur l’asile (LAsi), les personnes requérantes d’asile sont complètement privées de leur liberté lorsque les autorités estiment qu’elles perturbent considérablement la sécurité et l’ordre publics ou le bon fonctionnement des centres fédéraux. Des mesures de sécurité et des règles de sortie plus strictes y sont appliquées et le séjour est limité à 30 jours. Un tel centre existe déjà aux Verrières (NE) et le SEM prévoit l’ouverture d’un second centre spécifique en Suisse alémanique.

    À la différence de mesures prononcées dans le cadre d’une procédure pénale, une personne ne doit pas nécessairement être reconnue comme coupable d’une infraction avant d’être transférée dans un centre spécifique. Selon l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), les conditions nécessaires à une assignation dans un centre spécifique sont trop larges. Il suffit par exemple que la personne requérante d’asile ne respecte pas le couvre-feu à plusieurs reprises pour qu’elle soit envoyée aux Verrières. Par ailleurs, le centre spécifique n’est pas adapté aux personnes atteintes d’addiction ou de troubles psychiques. En appliquant les dispositions du droit pénal en vigueur et les possibilités de traitement psychiatrique, les autorités disposent déjà d’une certaine marge de manœuvre dans les cas où la personne requérante représente une menace pour elle-même ou autrui.

    #Détention_administrative

    La détention administrative en vertu du droit des étrangers est une mesure de contrainte visant à garantir l’exécution du renvoi de personnes étrangères dépourvues d’un droit de séjour en Suisse et visant à prévenir les risques de fuite de ces personnes. Elle n’est en rien liée à un crime ou à une enquête d’ordre pénal. Elle est ordonnée par les autorités du canton qui exécute le renvoi ou l’expulsion, comme cela est décrit dans l’article 80 de la Loi sur les étrangers (LEtr), qui lui est dédié. La légalité et la proportionnalité de la détention doivent être examinées dans un délai de 96 heures après la mise en détention par une autorité judiciaire.

    Les statistiques en matière d’asile du SEM ont enregistré 2882 cas de détention administrative en 2023. Le taux de détention varie considérablement d’un canton à l’autre, car les différentes autorités d’exécution n’interprètent et n’appliquent pas toutes le principe de proportionnalité de la même manière. Dans certains cantons, la détention administrative est ordonnée avant même que la décision de renvoi ne soit devenue juridiquement contraignante. Il existe également des cas où la détention administrative n’est pas suivie d’une expulsion et où la « pertinence » de cette détention doit être remise en question. Dans cinq cas sur dix, la détention administrative dure moins de 10 jours. Dans l’autre moitié des cas, la durée varie généralement entre 9 et 18 mois.

    AsyLex et la CNPT critiquent la détention administrative en raison des restrictions importantes de la liberté de mouvement qu’elle engendre et du manque de proportionnalité. Les deux organisations dénoncent également depuis plusieurs années l’absence d’une représentation juridique efficace. Si la détention administrative ne constitue pas une mesure à caractère punitif, l’exécution d’une telle mesure s’en rapproche pourtant bien. Dans la plupart des cantons, les établissements pénitentiaires sont utilisés pour sa mise en œuvre alors qu’il devrait s’agir d’une exception au sens de la loi.

    Enfermer pour régler les problèmes sociaux ?

    Si l’on additionne les personnes en détention préventive (et donc non coupables au sens de la loi), les personnes en détention préventive (exécution de mesures pénales) qui ont déjà purgé leur peine, les personnes placées contre leur gré dans un hôpital psychiatrique (PAFA) et celles qui sont hébergées dans des centres fédéraux de requérant·e·x·s d’asile, on atteint un chiffre de plus de 30 000 personnes par an. Ces personnes sont privées de liberté en Suisse, alors qu’elles ne doivent pas compenser la culpabilité d’une infraction commise. Le nombre est probablement encore plus élevé, notamment du fait des PAFA, en raison du manque de données. Il faut par ailleurs encore tenir compte des personnes qui ne peuvent pas payer une amende en raison d’un manque de ressources financières et personnelles, et qui sont punies pour cela par une privation de liberté.

    Alors que la Suisse se penche aujourd’hui publiquement sur la question de l’internement administratif, les médias se font l’écho de témoignages de jeunes ayant besoin d’une prise en charge thérapeutique, mais placé·e·x·s en prison faute de places dans les foyers et les services psychiatriques. Les pratiques de l’époque des internements administratifs sont-elles donc réellement révolues ?

    Ce sont toujours les personnes qui ne correspondent pas aux normes sociales qui continuent d’être enfermées : les personnes touchées par la pauvreté, les personnes sans passeport suisse et les personnes atteintes de problèmes de santé. Alors que les internements administratifs touchaient autrefois particulièrement les femmes élevant seules leurs enfants, ils frappent aujourd’hui surtout les personnes réfugiées.

    Les coûts financiers et sociaux de ces mesures de privation de liberté sont immenses. La détention administrative à elle seule représente déjà un coût plus de 20 millions de francs par an, sans compter les coûts consécutifs tels que les mesures de réinsertion et le traitement des conséquences d’une détention. Il existe par ailleurs des alternatives à la détention, bien étudiées scientifiquement dans tous les domaines, aussi bien en matière de détention provisoire ou de placement à des fins d’assistance qu’en matière de détention administrative. Certaines pratiques de pays étrangers peuvent également servir de modèle. Bien que ces solutions aient aussi un coût, elles contribueraient à intégrer les personnes concernées dans la société (ici ou ailleurs) et donc d’éviter les coûts consécutifs tels que ceux liés aux conséquences d’une détention.

    Un changement radical de mentalité est nécessaire afin que la société ait le courage d’investir dans l’intégration plutôt que dans la répression, et veille surtout au respect systématique des droits humains.

    https://www.humanrights.ch/fr/pfi/droits-humains/migration-asile/lenfermement-une-coutume-suisse
    #Suisse #migrations #réfugiés #rétention

  • Le changement climatique comme motif de fuite

    En 2015, un homme dépose une demande d’asile en Nouvelle-Zélande. La raison qu’il invoque : il peut se prévaloir de la qualité de réfugié car son pays d’origine, Kiribati, est devenu inhabitable en raison du changement climatique. Estimant que son renvoi viole son droit à la vie, il porte l’affaire devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU, qui rend son appréciation en 2020. Si celui-ci ne reconnait pas d’atteinte au droit à la vie dans ce cas particulier, il estime en revanche qu’une telle logique est sur le principe recevable. Cette décision est fondamentale pour des affaires similaires, et met en lumière un sujet qui occupera toujours plus les États à l’avenir.

    Aggravation des phénomènes météorologiques extrêmes, multiplication des catastrophes naturelles, élévation du niveau de la mer : il ne s’agit là que de quelques-unes des conséquences du changement climatique, qui rendent un nombre croissant de terres inhabitables, obligeant leurs habitant·e·x·s à fuir - quelque 200 millions concernées d’ici à 2050 d’après les expert·e·x·s. Nombre d’entre elles sont ce qu’on appelle des « personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays », ou « internally displaced persons (IDP) ». En 2022, l’Internal Displacement Monitoring Center (IDMC) en a recensé 32,6 millions, un nombre jamais atteint auparavant. Certaines personnes sont toutefois contraintes de quitter leur pays, parcourant des milliers de kilomètres pour se mettre en sécurité.
    Situation juridique

    Un·e·x réfugié·e·x est une personne qui, du fait de son origine ethnique, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques, est exposée à de sérieux préjudices ou craint à juste titre de l’être, se trouvant par conséquent dans l’impossibilité de demeurer dans son pays d’origine. Au sens de la Convention de Genève relative au statut de réfugié et de la loi suisse sur l’asile, seule une personne exposée à des menaces personnellement dirigées contre elle peut recevoir officiellement le statut de réfugiée. Or les personnes touchées par le changement climatique ne remplissent pas cette condition, car elles appartiennent à un groupe forcé d’abandonner son lieu de résidence, à la suite d’une catastrophe naturelle par exemple. N’étant pas personnellement menacées, elles sont privées de la protection dont bénéficient les réfugié·e·x·s au sens de la Convention de Genève.

    Les exemples suivants illustrent la situation actuelle des personnes en fuite pour des motifs climatiques :

    - En raison de la pénurie d’eau et de la sécheresse, un pays voit les conflits armés se multiplier. Persécutée dans le cadre de ces conflits, une personne est contrainte de fuir. Dans ce cas, elle peut être considérée comme réfugiée au sens de la Convention de Genève.
    - Un glissement de terrain détruit un village. Les habitant·e·x·s doivent fuir mais, n’étant pas personnellement menacé·e·x·s, ne peuvent obtenir le statut de réfugié·e·x. Si leur pays leur refuse une aide ciblée pour l’un des motifs cités dans la Convention de Genève, celle-ci est néanmoins applicable.
    – À la suite de l’élévation du niveau de la mer, un État insulaire disparaît. Les habitant·e·x·s doivent fuir dans un autre pays mais, là encore, n’étant pas personnellement menacé·e·x·s, ne peuvent être officiellement reconnu·e·x·s comme réfugié·e·x·s.

    Le principe de non-refoulement interdit le renvoi d’une personne vers un pays où celle-ci est exposée à des risques de persécution ou de traitements inhumains, ou à des menaces pour sa vie ou son intégrité corporelle. D’après le Comité des droits de l’homme de l’ONU, ce principe est applicable tant que le pays concerné demeure inhabitable, que ce soit à cause d’une catastrophe naturelle, d’un conflit attisé par le changement climatique, ou pour toute autre raison. Dans une certaine mesure, les personnes en fuite pour des motifs climatiques peuvent ainsi bénéficier d’une protection internationale, mais uniquement si un retour dans une autre région de leur pays est exclu.

    Cette situation est insatisfaisante : des personnes en fuite se voient refuser le statut de réfugiées, sans toutefois pouvoir retourner dans leur pays, devenu inhabitable.
    Pistes de solutions

    En 2012, la Suisse et la Norvège lancent l’Initiative Nansen, qui vise à améliorer la protection des personnes déplacées à la suite de catastrophes naturelles. Le projet s’est achevé en 2015, avec l’élaboration d’un agenda de protection ainsi que la création d’une plateforme dédiée aux déplacements liés au changement climatique (Platform on Disaster Displacement), qui continue de chercher des solutions à cette problématique. Les actions concrètes en faveur de l’instauration d’un statut juridique international fondé sur des règles uniformes pour les personnes en fuite pour des motifs climatiques sont rares ; actuellement, la priorité est donnée aux mesures d’atténuation des catastrophes et de leurs conséquences.

    Un État insulaire du Pacifique a déjà instauré une protection juridique ses citoyen·ne·x·s contre les effets du changement climatique : il s’agit de l’archipel de Tuvalu, gravement menacé par la montée des eaux, qui pourrait se retrouver totalement englouti en quelques décennies. Son gouvernement a négocié un traité avec l’Australie, qui accueillera chaque année 280 Tuvaluans.

    En Allemagne, un conseil d’experts a proposé de créer un « passeport climatique », une « carte climatique » et un « visa de travail climatique ». Le premier serait destiné aux personnes originaires de pays devenus inhabitables en raison du changement climatique ; la deuxième s’adresserait aux personnes venant de pays gravement menacés par le changement climatique, qui bénéficieraient d’une autorisation de séjour jusqu’à ce que leur État d’origine ait mis en œuvre des mesures de protection suffisantes pour qu’elles puissent y retourner ; le troisième serait quant à lui réservé aux personnes bénéficiant d’un contrat de travail en Allemagne et provenant de pays modérément touchés par le changement climatique. En recourant à ces outils, l’Allemagne assumerait sa part de responsabilité dans le changement climatique anthropique.

    En Suisse, les quelques interventions politiques relatives au changement climatique comme motif de fuite se sont soldées par des échecs. Déposée en 2022, une motion qui demandait l’extension de l’application de la Convention de Genève aux « personnes déplacées en raison de catastrophes naturelles liées au changement climatique » a été rejetée en 2023. Une motion de 2021 exigeant à l’inverse que la Suisse s’oppose à une telle extension auprès de l’ONU a également été refusée.
    Responsabilité de la Suisse

    La majorité des réfugié·e·x·s et des personnes déplacées en raison de conflits vivent dans des pays tels que la Syrie, le Venezuela ou le Myanmar, qui sont particulièrement touchés par le changement climatique. La plupart des personnes contraintes de fuir à cause du changement climatique ou de catastrophes naturelles recherchent la sécurité dans leur propre pays.La Suisse ne compte donc pas parmi les principaux pays d’accueil des personnes en fuite pour des motifs climatiques. Se pose dès lors la question suivante : combien d’entre elles seraient véritablement susceptibles de venir y chercher la sécurité ? Bien que vraisemblablement peu concernée par la question de l’accueil de migrant·e·x·s climatiques, la Suisse contribue massivement au changement climatique et à ses effets néfastes dans le monde entier. Elle a donc le devoir d’assumer ses responsabilités, en participant à la recherche de réponses globales à la question de la migration climatique.

    https://www.humanrights.ch/fr/pfi/droits-humains/climat/dossier-climat-droitshumains/focus-climat/changement-climatique-motif-de-fuite
    #climat #changement_climatique #réfugiés #asile #migrations #réfugiés_climatiques #réfugiés_environnementaux #statut #Suisse #Initiative_Nansen #catastrophes_naturelles #protection #passeport_climatique #responsabilité

  • #Profilage_raciste : la #Cour_européenne_des_droits_de_l’homme rend un #arrêt de principe dans l’affaire #Wa_Baile

    C’est un litige stratégique exemplaire : #Mohamed_Wa_Baile a recouru contre le contrôle de police raciste qu’il a subi devant toutes les instances suisses, jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. Les juges de Strasbourg ont finalement donné raison à M. Wa Baile dans un arrêt de principe rendu aujourd’hui, constatant que la Suisse a enfreint l’interdiction de la #discrimination.


    C’est un incident qui a eu lieu il y a maintenant neuf ans : le 5 février 2015 au matin, Mohamed Wa Baile est le seul à se faire contrôler par deux fonctionnaires de police parmi la foule en gare de Zurich. Les agent·e·x·s ayant reconnu qu’aucune personne Noire n’était recherchée, Wa Baile refuse de décliner son identité. Après avoir trouvé sa carte AVS dans son sac à dos, les fonctionnaires de police le laissent partir.

    Peu de temps après, M. Wa Baile reçoit l’ordre de payer une amende de 100 francs pour #refus_d'obtempérer aux injonctions de la police. Il décide de contester cette décision, ayant déjà subi un grand nombre de contrôles de police dégradants en public en raison de la couleur de sa peau. A travers cette procédure judiciaire, il souhaite attirer l’attention sur la problématique du profilage raciste, qui touche de nombreuses personnes en Suisse.

    Soutenu par l’« #Alliance_contre_le_profilage_raciste » qui prend forme autour de son cas, Mohamed Wa Baile porte plainte et lance une procédure civile devant les tribunaux suisses. Le Tribunal fédéral n’ayant constaté aucune violation de l’interdiction de la discrimination dans cette affaire, M. Wa Baile dépose alors une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH).

    En 2022, la CrEDH a reconnu l’importance du ce cas en le désignant comme une « affaire à impact ». Dans son arrêt rendu aujourd’hui, la Cour a constaté à l’unanimité trois violations de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Elle estime que la Suisse a violé à deux reprises l’interdiction de la discrimination, garantie par l’article 14 CEDH combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée) : d’une part, compte tenu des circonstances concrètes du contrôle d’identité, elle constate une discrimination de M. Wa Baile sur la base de sa couleur de peau ; d’autre part, elle conclut que les tribunaux suisses n’ont pas examiné de manière effective si des motifs discriminatoires avaient joué un rôle dans le contrôle subi par le requérant. Les juges de Strasbourg estiment également que la Suisse a violé l’article 13 CEDH (droit à un recours effectif), dans la mesure où M. Wa Baile n’a pas bénéficié d’un recours effectif devant les juridictions internes.

    « Cet arrêt constitue une étape importante dans la lutte contre le profilage raciste (délit de faciès) et le racisme institutionnel » déclare l’Alliance contre le profilage raciste dans son communiqué de presse. Cette décision phare a des répercussions sur la politique, le système judiciaire et la police en Suisse et dans tous les Etats ayant ratifié la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour met la Suisse dans l’obligation de prendre des mesures efficaces et globales pour empêcher que les contrôles de police racistes se reproduisent à l’avenir.

    humanrights.ch accompagne ce litige stratégique depuis son lancement, l’ayant notamment documenté dans cet article : https://www.humanrights.ch/fr/litiges-strategiques/cas-traites/delit-facies

    https://www.humanrights.ch/fr/nouvelles/profilage-raciste-cour-europeenne-droits-homme-arret-principe-affaire-wa
    #CEDH #justice #racisme #police #contrôles_policiers #Suisse #profilage_racial #couleur_de_peau

    • #Profilage_racial : la Suisse condamnée à Strasbourg

      La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la Suisse a violé l’interdiction de la discrimination et le droit à un recours effectif dans l’affaire Wa Baile c. Suisse. Cet arrêt constitue une étape importante dans la lutte contre le profilage « racial » et le racisme institutionnel.

      Le 5 février 2015, un citoyen suisse racisé, Mohamed Wa Baile, est soumis à un contrôle policier en gare de Zurich. Jugeant le contrôle discriminatoire, celui-ci refuse de s’y soumettre et est condamné à une amende pour refus d’obtempérer. Il fait donc recours contre cette décision et est débouté par toutes les instances, qui refusent de statuer sur la question du « profilage racial » que le requérant souhaite dénoncer.

      Dans son arrêt du 24 février 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) conclut que la Suisse a violé l’interdiction de la discrimination (art. 14 CEDH), combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée), ainsi que le droit à un recours effectif (art. 13). Cette décision pointe les multiples obstacles auxquels sont confrontées les personnes victimes de profilage racial en Suisse en matière d’accès à la justice, qui vient s’ajouter au traitement discriminatoire qu’elles subissent.
      Des recours rejetés par toutes les instances suisses

      Souhaitant contester le contrôle de police discriminatoire qui lui a été réservé, Wa Baile, soutenu par l’Alliance contre le profilage raciste, dépose un recours contre l’ordonnance pénale faisant suite à son refus d’obtempérer à la police, argumentant que celle-ci n’a pas su expliquer en quoi son comportement était suspect. Le tribunal d’arrondissement le déboute son recours, ce que confirme la chambre pénale de la Cour suprême de Zurich. Wa Baile décide alors de déposer un recours en matière pénale devant le Tribunal fédéral, qui rejette ce dernier dans son arrêt du 7 mars 2018.

      Parallèlement à la procédure pénale, Wa Baile initie une procédure en droit administratif afin de contester la décision du Tribunal fédéral. Dans sa décision du 1er octobre 2020, le tribunal de district de Zurich conclut que le contrôle de Wa Baile en gare de Zurich n’était pas conforme au droit, mais juge crédible la déclaration de l’agent de police selon laquelle la couleur de peau n’avait pas été déterminante pour le contrôle. Si la cour considère que le fait de détourner le regard ne constituait pas une raison objective pour un contrôle de police, elle ne reconnaît pas de traitement discriminatoire. Wa Baile introduit donc un recours devant le Tribunal fédéral, qui le déboute également dans son arrêt du 23 décembre 2020. Aucune instance judiciaire ne s’étant donc sérieusement penchée sur la question de l’interdiction de la discrimination dans toutes les décisions rendues, Wa Baile et l’Alliance contre le profilage raciste saisissent la Cour européenne des droits de l’homme.
      Une première condamnation pour profilage « racial »

      Dans son arrêt, la CrEDH rappelle que la problématique de la discrimination raciale nécessite une vigilance particulière ainsi qu’une réponse vigoureuse des autorités ; les États doivent mettre en place un cadre administratif et juridique et garantir une formation adéquate des forces de police pour éviter toute pratique discriminatoire ou abus de pouvoir, notamment en matière de profilage racial. Les juges se réfèrent notamment aux recommandations du Comité des Nations Unies portant sur l’élimination de la discrimination raciale (CERD) et à ses observations concernant la formation insuffisante des agent⸱e⸱x⸱s de police suisses pour prévenir le racisme et le délit de faciès.

      La Cour relève que les tribunaux suisses n’ont pas examiné en profondeur l’allégation de profilage racial formulée par le recourant, alors que l’article 14 combiné à l’article 8 de la CEDH impose aux États de rechercher activement des liens entre les attitudes racistes présumées et les actes litigieux. Lorsque le requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, c’est en effet à l’État qu’il incombe de démontrer que celle-ci est justifiée afin de garantir une protection effective contre la stigmatisation et de prévenir de potentielles attitudes racistes. Or, dans le cas d’espèce, les juges de Strasbourg constatent que les autorités judiciaires ont imposé à Wa Baile la charge de prouver qu’il avait subi un traitement discriminatoire sans mener d’enquête approfondie sur les circonstances du contrôle policier. La Cour considère que le gouvernement suisse n’est pas parvenu à réfuter la forte présomption de traitement discriminatoire lors du contrôle policier, et retient une violation de l’article 14 combiné à l’article 8 CEDH.
      Pas d’accès à la justice pour les victimes de profilage

      Les juges de Strasbourg ont rappelé que pour qu’un recours soit considéré comme effectif, il doit être disponible en pratique et en droit, sans être entravé de manière injustifiée par les autorités étatiques. Or la Cour a observé qu’en annulant les décisions des instances inférieures et en concluant à l’illicéité du contrôle policier, le Tribunal fédéral n’a pas répondu à question de savoir si la couleur de peau avait ou non joué un rôle déterminant dans le contrôle par la police. De plus, le Tribunal fédéral a nié que le requérant avait un intérêt digne de protection à demander l’annulation ou la modification de la décision attaquée – le contrôle de police. La CrEDH conclut donc que le requérant n’a pas pu bénéficier d’un recours effectif devant les instances internes pour faire valoir son grief de traitement discriminatoire et retient la violation de l’article 13 de la Convention en raison de l’incapacité des autorités suisses à garantir un recours effectif pour contester cette discrimination.

      La CrEDH a également relevé que la jurisprudence suisse ne permet pas de contester la légalité d’une injonction policière, qui échappe au contrôle des tribunaux suisses. Dans sa décision du 7 novembre – ensuite confirmée par l’arrêt de la Cour suprême du canton de Zurich –, le juge du tribunal d’arrondissement de Zurich a en effet condamné Wa Baile pour refus d’obtempérer aux injonctions de la police, considérant que la légalité de l’ordonnance pénale portait uniquement sur ce point, sans examiner si le contrôle policier subi par le recourant était motivé par des considérations discriminatoires.
      Le profilage racial : une réalité en Suisse

      La problématique du profilage racial, portée par des activistes depuis 2013 dans le monde entier, notamment à travers le mouvement « Black live matters », a gagné en légitimité et en visibilité en 2020 avec le meurtre de Georges Floyd par la police aux États-Unis. Elle reste encore peu reconnue en Suisse, malgré les arrestations abusives et violentes de personnes racisées, menant parfois à leur mort. Le décès de Mike Ben Peter lors d’un contrôle de police à Lausanne en 2018 a donné lieu à une procédure judiciaire lancée par ses proches. Une commission indépendante d’expert⸱e⸱x⸱s souhaite par ailleurs clarifier la mort de Roger Nzoy, également décédé dans le cadre d’une intervention de la police à Morges en 2021. Wilson A., violemment arrêté à Zurich en 2009, est aussi toujours en quête de justice. Le dossier de Lamin Fatty, décédé dans une prison vaudoise en 2017 après avoir été confondu avec un autre homme, a quant à lui été rouvert.

      Dans un courrier adressé aux autorités suisses en juillet 2024, le Groupe de travail sur les personnes d’ascendance africaine ainsi que la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme ont exprimé leurs inquiétudes quant à de potentielles « violations d’obligations internationales en matière de droits de l’Homme par la Suisse ». Les expert·e·x·s des Nations Unies ont notamment soulevé les dysfonctionnements dans les procès de première instance et d’appel des six policier⸱ère⸱x⸱s en cause, acquitté⸱e⸱x⸱s par la Cour d’appel pénale en juillet 2024, qui n’avait pas retenu les accusations d’homicide par négligence et d’abus d’autorité sur Mike Ben Peter. Dans un courrier adressé aux autorités suisses en 2019, les expert⸱e⸱x⸱s s’étaient déjà inquiété⸱e⸱x⸱s de la mort de plusieurs personnes d’ascendance africaine qui serait due à l’usage excessif de la force par les forces de police. Le CERD s’est également soucié des lacunes du dispositif de lutte contre la discrimination en Suisse et de l’absence d’une loi interdisant de manière explicite le profilage racial, et a demandé aux autorités de lui fournir des indications lors de son dernier cycle de suivi en 2021.
      Un signal urgent pour la Suisse et les autres Etats

      L’arrêt de la CrEDH a des implications importantes au niveau national et international. En 2022, la Cour avait qualifié l’affaire d’« impact case », la considérant comme particulièrement importante pour l’application de la CEDH face aux nouveaux défis. Cette décision rappelle que la problématique du profilage « racial » persiste dans le monde entier et que les États doivent urgemment mettre en place des mécanismes efficaces pour prévenir et combattre la discrimination raciale et garantir un accès équitable à la justice pour les victimes.

      Sur le plan national, la décision met en lumière les lacunes dans la protection des droits fondamentaux des individus dans la législation suisse contre la discrimination, notamment en matière de mécanismes de recours pour les victimes de profilage racial. Dans son communiqué de presse du 24 février 2024, l’Alliance pour le profilage raciste liste des mesures à mettre en place pour se conformer à l’arrêt de la CrEDH : la Suisse doit reconnaître la problématique du racisme institutionnel et de la violence policière, commander des études indépendantes de tous les corps de police et émettre des recommandations de mesures de prévention et d’intervention contre de tels actes. Les autorités tant fédérales que cantonales doivent édicter des dispositions interdisant clairement les contrôles discriminatoires, de créer des organes d’enquête cantonaux indépendants qui remplaceraient les ministères publics, ainsi que de garantir un suivi indépendant et systématiquement des cas de racisme au sein de la police.

      https://www.humanrights.ch/fr/pfi/jurisprudence-recommandations/credh/cas-expliques/profilage-racial-suisse-condamnee-a-strasbourg
      #condamnation #CEDH #CourEDH

  • Une #Suisse trop intéressée : la colère du directeur de la Chaîne du bonheur contre #Ignazio_Cassis

    Lorsque j’ai pris mon poste comme directeur de la Chaîne du bonheur, mon prédécesseur m’a prévenu : « Ici, on ne fait pas de politique. Abstiens-toi de prendre des positions qui pourraient fâcher certains de nos donateurs et donatrices. »

    Ces derniers mois, la situation a changé. La nouvelle ligne politique suivie par le Conseil fédéral avec le soutien d’une large partie du parlement force une fondation comme la nôtre à se positionner. Conséquence parmi d’autres, le gouvernement fédéral porte une atteinte grave à notre raison d’être et menace les fondements mêmes de notre travail que sont la solidarité et la tradition humanitaire suisses. La Chaîne du bonheur est obligée d’entrer dans le débat si elle veut rester crédible et sauver l’essentiel.

    Le « #Switzerland_first » de Cassis

    Le passage du témoin entre M. Burkhalter et M. Cassis a totalement changé la donne. Le nouveau chef du Département des affaires étrangères a clairement annoncé la couleur : « #Aussenpolitik_ist_Innenpolitik. » En français : la conduite de la politique étrangère est dictée par les #intérêts de politique intérieure, qui sont avant tout de nature économique. Comme on dit outre-Atlantique : « Switzerland first ».

    En à peine plus de dix mois, le nouveau ministre des Affaires étrangères a déjà fait la preuve par l’acte dans quatre dossiers majeurs.

    1. Développement : des critères internes

    Désormais, l’#aide_publique_au_développement – décriée comme inefficace par la droite du parlement – ne doit plus soulager les populations les plus pauvres et les plus vulnérables dans le monde. Elle doit viser les pays qui génèrent le plus de #réfugiés pour la Suisse ou qui sont prêts à signer des accords de réadmission des réfugiés. Le Conseil fédéral et le parlement ne bafouent ainsi pas seulement la Constitution suisse (préambule et l’article 54, alinéa 2), mais également l’Agenda 2030 de l’ONU, qui tend à éradiquer la pauvreté dans le monde. La politisation de l’aide au développement conduit à un éloignement des vrais défis de notre planète. Les offices fédéraux et les nombreuses ONG suisses qui se sont engagés jusqu’ici dans des actions ciblées sur les pays les plus pauvres (selon l’indice de la pauvreté humaine) seront forcés d’abandonner leurs projets.

    2. Exportations d’#armes : une décision critiquable

    La majorité du Conseil fédéral vient de proposer d’assouplir l’autorisation de l’exportation des armes aux pays en situation de guerre civile. Il précise qu’une telle démarche ne sera possible que dans l’hypothèse où « il n’y a aucune raison de penser que le matériel de guerre à exporter sera utilisé dans un conflit interne ». Or, depuis la guerre du Biafra jusqu’au conflit syrien de nos jours, nombreux sont les cas répertoriés dans lesquels il est tout simplement irréaliste de penser qu’un contrôle crédible puisse être effectué quant à la destination finale des armements. Le président du CICR, qui connaît mieux que quiconque les rouages de la guerre, a critiqué ouvertement cette décision. Le Conseil fédéral pourrait modifier celle-ci, mais il y a fort à parier qu’il maintienne le cap et sa volonté ferme de soutenir l’industrie de l’armement suisse, qui a besoin de nouvelles terres d’exportation.
    #commerce_d'armes

    3. Interdiction des #armes_nucléaires : l’amnésie du Conseil fédéral

    Ce même président du CICR, soutenu par la présidente de la Croix-Rouge suisse, a lancé un appel au gouvernement afin que celui-ci signe et ratifie rapidement le traité d’interdiction des armes nucléaires. Le Conseil fédéral dit « bien partager l’objectif d’un monde sans armes nucléaires mais estime que le moment n’est pas opportun de ratifier la convention avant d’avoir procédé à une évaluation approfondie de la situation ».

    Il fut un temps où la Suisse se positionnait comme précurseur, souvent en compagnie du CICR, dans l’établissement des traités à vocation humanitaire. Le traité d’Ottawa (1997) interdisant la production et l’usage des mines antipersonnel en est l’exemple le plus frappant. Que les armes nucléaires soient une arme qui frappe sans discrimination et anéantit massivement des populations civiles est une évidence. Y recourir constitue une violation grave des Conventions de Genève, dont la Suisse est l’Etat dépositaire. Frappé d’amnésie, le Conseil fédéral fait l’impasse sur ses obligations dans ce domaine.

    4. UNRWA : une décision sans alternative

    La déclaration tonitruante de notre ministre des Affaires étrangères quant à la mission et au rôle de l’#UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, est une preuve additionnelle de la politisation de l’action l’humanitaire fédérale dont le DFAE est responsable. Sans équivoque, M. Cassis souhaite voir disparaître une organisation onusienne qui soutient des écoles et des hôpitaux pour des millions de Palestiniens. Il ne propose aucune alternative. Il porte ainsi atteinte à la neutralité et à l’indépendance de la Suisse, piliers de ses interventions antérieures dans le domaine des bons services en situations de conflit. Le gouvernement fédéral plie devant les #intérêts_économiques, qui prennent le pas sur la politique suivie jusqu’alors.

    Le vent a tourné en Suisse. La Chaîne du bonheur par contre se doit de rester fidèle à ses valeurs et principes. Nous avons également confiance en la générosité de la population suisse, qui restera solidaire envers les populations affectées par des catastrophes. Engageons-nous toutes et tous pour une Suisse humanitaire et solidaire.

    Le directeur de la Chaîne du bonheur, Tony Burgener, sort de sa réserve pour dénoncer la nouvelle ligne politique suivie par le Conseil fédéral avec le soutien d’une large partie du parlement. L’intérêt national avant la #solidarité : un coup de gueule.

    https://www.letemps.ch/opinions/une-suisse-interessee-colere-directeur-chaine-bonheur-contre-ignazio-cassis
    #aide_au_développement #développement #coopération_au_développement

    • Ignazio Cassis renvoie dans les limbes le projet d’Institution nationale pour les droits humains

      L’histoire sans fin de la création d’une #institution_indépendante_pour_les_droits_humains (#INDH) en Suisse est riche d’un nouvel épisode. L’auteur en est le Conseiller fédéral Ignazio Cassis. Grâce à son intervention pour le moins paradoxale, le processus, quasiment arrivé à bon port après quinze ans de discussion, se retrouve à nouveau dans les limbes. Reste à savoir ce que cache cet atermoiement de dernière minute.

      Coup de théâtre

      En mai dernier, l’administration fédérale annonçait que le projet de Loi fédérale sur le soutien à l’institution nationale des droits de l’homme (#LIDH) serait transmis au Parlement avec le message du Conseil fédéral avant les vacances d’été 2018, ou au plus tard, à la rentrée.

      Au lieu de cela, fuitait en août 2018 que le projet avait subi un revers préoccupant. Un article paru dans la NZZ le 14 septembre 2018 a par la suite confirmé les bruits de couloir selon lesquels le Conseiller fédéral Cassis avait stoppé le projet. Il aurait renvoyé le projet de loi terminé à l’administration avec le mandat de revérifier si l’INDH ne pouvait vraiment pas s’inscrire dans une loi existante plutôt que de créer une nouvelle loi de financement comme cela était prévu. Le Conseil fédéral est-il donc revenu sur sa décision de juin 2016 et a-t-il décidé de retirer en cachette le projet au Parlement ? Peut-être que le Conseiller fédéral Cassis refuse de voir cette question négociée sur le plan politique, sachant que sa position sur le sujet, comme celle de son parti, sera vivement combattue aux chambres fédérales. Et pour cause : le PLR est le seul parti avec l’UDC à avoir rejeté le projet d’INDH lors de la consultation, sans grands arguments par ailleurs.
      Réinventer la roue…

      Quoi qu’il en soit, que signifie l’intervention d’Ignazio Cassis ? Sa réponse à une question déposée par la conseillère nationale Ida Glanzmann le 17 septembre ajoute la confusion au doute. A la demande « Quand la loi fédérale sur le soutien à l’institution nationale des droits de l’homme sera-t-elle approuvée ? », le Conseiller fédéral répond en effet que « Nous examinons en ce moment de façon approfondie différentes variantes d’organisation pour l’institut des droits humains. Une solution compatible aux besoins suisses devrait être établie avec toute la précaution nécessaire avant la fin de l’année ».

      Or, l’on ne saurait croire le Conseiller fédéral aveugle et ignorant au point de ne pas savoir que c’est justement cela, une solution compatible aux besoins suisses, qui a été longuement discutée entre 2004 et 2008, puis à nouveau entre 2015 et 2017 pour aboutir au projet de Loi fédérale sur le soutien à l’institution nationale des droits de l’homme.
      …Ou court-circuiter le processus démocratique ?

      Mais peut-être n’est-ce pas le thème des variantes qui est au cœur du message du Conseiller fédéral. Peut-être que l’essentiel réside plutôt dans la promesse de voir cela se faire « avant la fin de l’année ». Si l’on enlève l’option qu’il s’agit d’un optimisme tout à fait démesuré de la part du politicien, on en vient à prendre cette affirmation à la lettre. À savoir que le Conseil fédéral entend user de sa compétence décisionnelle pour réaliser seul une solution qui ne comprenne ni loi ni consultation parlementaire. Cela cependant contreviendrait de façon choquante à la déclaration d’intention du gouvernement. Celui-ci a affirmé sans ambiguïté que, quel que soit le type d’institution ou d’organisation choisi pour la Suisse, il était absolument nécessaire qu’il respecte les principes de Paris. Ceux-ci définissent les conditions minimales que doivent remplir les Institutions nationales pour les droits de l’homme de par le monde et l’une d’entre elles n’est autre que la création d’une base légale.
      Société civile au créneau

      Une base légale que l’on était finalement parvenu à créer en Suisse avec le projet de Loi fédérale sur le soutien à l’institution nationale des droits de l’homme. Obtenu après 15 ans lutte acharnée, de débats et de recherches sur ce qui se fait ailleurs et comment, il s’agit bien avec ce projet mis en consultation d’un compromis. Il ne va pas aussi loin que ce qu’aurait souhaité la société civile. La somme allouée d’un million est notamment extrêmement faible par rapport aux besoins et à tout ce qui se fait ailleurs en Europe dans des pays comparables aux nôtres.

      Le projet est néanmoins soutenu par une large majorité. Plus d’une centaine d’acteurs se sont exprimés en faveur lors de la consultation, parmi eux se trouvent des ONG, tous les partis à l’exception de l’UDC et du PLR, les cantons et les associations économiques.

      Ainsi, personne n’est dupe lorsqu Ignazio Cassis affirme, toujours dans la NZZ, qu’il n’est pas question pour lui de renoncer à l’INDH et de remettre les droits humains en question. Si là était réellement sa position, il aurait participé de façon constructive à finaliser le projet de loi en cours et pratiquement à bout touchant au lieu de le saboter. Il est cependant bien clair que ni l’association humanrights.ch, ni la Plateforme des ONG suisse pour les droits humains et les quelque 80 organisations qu’elle comprend ne resteront les bras croisés pendant que le Conseiller fédéral Cassis mettra sciemment l’INDH sur une voie de garage.

      https://www.humanrights.ch/fr/pfi/initiatives-parlement/indh/projet-indh-cassis