• Le Monde en pièces | Racine de moins un
    http://www.zinzine.domainepublic.net/?ref=5279

    Présentation du second volume de l’ouvrage « Le Monde en pièces, pour une critique de la gestion » (éd. La Lenteur, 2019) par Nicolas Eyguesier (édition La Lenteur) et David Gaboriau (sociologue du travail). Par une collection de textes basés sur des cas précis d’informatisation (l’apiculture, la vocation d’informaticien, la commande vocale dans les entrepôts de la grande distribution), cet ouvrage montre que la numérisation détruit ce qui peut être encore sauvé dans les différents métiers, intensifie le travail, isole les individu et robotise les rapports sociaux. Durée : 1h11. Source : Radio Zinzine

    https://radiozinzine.org/emissions/RMU/2020/RMU20201006-n63-LeMondeEnPiece2.mp3

  • L’écosocialisme du XXIe siècle doit-il s’inspirer de Keynes ou d’Orwell ?, 2020, Aurélien Berlan et Jacques Luzi
    https://sniadecki.wordpress.com/2020/10/20/berlan-luzi-ecosocialisme

    Pour surmonter l’effondrement économique et le désastre écologique en cours, vaut-il mieux « la décence commune » et « l’autonomie matérielle » d’Orwell ou le « machiavélisme économique » et la « délivrance technologique » de Keynes ?

    […]

    Ce texte a été écrit au mois de juin, à destination du Monde diplomatique. Face à tous les partisans d’un retour à Keynes (c’est-à-dire à la relance de l’économie par l’État, promue aujourd’hui notamment par le biais d’un Green New Deal), nous y analysons les présupposés de la position de Keynes (et de la vieille gauche socialiste), qui ressortent nettement d’un texte que le célèbre économiste avait écrit pendant la crise de 1929, et qui dessinait de mirifiques perspectives économiques pour ses petits enfants (nous), faites d’abondance pour tous et de fin du travail grâce à la technologie.

    Aujourd’hui, nous en sommes encore très loin, mais surtout, le désastre écologique nous fait comprendre que ce rêve était calamiteux et qu’il faut donc changer d’imaginaire, à gauche. En comparant les idées de Keynes avec celles de son compatriote et contemporain G. Orwell, nous avons essayé de lancer quelques pistes dans cette direction, tout en rappelant qu’il y avait déjà, il y a un siècle, d’autres manières d’imaginer le dépassement du capitalisme.

    Sans surprise, Le Monde diplomatique ne nous a même pas adressé un message de refus pour notre texte, certes malicieux. Comme quoi, la vieille gauche a encore du chemin à faire pour se libérer des ornières industrialistes dans lesquelles elle s’enfonce (et le monde avec elle) depuis un siècle, et prendre en compte les réalités de la vie sur Terre…

    #écosocialisme #Aurélien_Berlan #Jacques_Luzi #Keynes #Orwell #keynésianisme #gauche #solutionnisme #critique_techno #autonomie

    • Latour dissout le phénomène global du développement techno-scientifique et industriel et de la montée en puissance accélérée du pouvoir d’agir humain en une addition de processus distincts d’innovations particulières, sans lien les unes avec les autres et sans inscription dans la durée. De la sorte, on finit par perdre de vue le caractère nouveau de l’accélération technique : selon l’anthropologie des techniques proposée par Latour, notre rapport aux techniques et au monde reste toujours le même à travers l’histoire ; son écologie politique se veut scientifique mais elle fait délibérément l’impasse sur plusieurs dimensions importantes de la réalité technique contemporaine.

      Tout d’abord, le principe d’interactivité réciproque entre les actants dérive d’une analyse des pratiques techniciennes qui est myope par principe puisque Latour s’intéresse aux techniques, et principalement aux objets techniques « en train de se faire ». C’est pour lui un principe méthodologique : « Règle n° 1 : Nous étudions la science en action et non la science faite » [Latour, 2005]. Il en va de même pour les techniques. Selon Latour, pour être sérieux il faut surtout s’intéresser aux objets techniques et aux actants qui gravitent autour de leur genèse. Mais ce principe conduit à négliger les effets de système résultant des relations qui s’établissent à la longue entre ces objets techniques. En ne s’intéressant qu’à des techniques particulières examinées séparément les unes des autres (approche soi-disant « empirique »), la méthode ANT empêche de poser le problème du rôle de la technique dans notre monde. Dans le monde de Latour, il n’y a pas de place pour la technique mais pour des techniques qu’il faut examiner au moment où elles sont en train de se faire. De fait, si on examine le processus de création d’un objet ou d’un processus technique, on voit bien qu’il intervient une multiplicité d’acteurs et que rien n’est complètement déterminé. Il y a bien des négociations, des jeux d’acteurs, de l’aléa qui peuvent présider à la genèse d’un objet, d’un procédé ou d’une règle technique ; on pourrait croire alors que tout est négociable et affaire de diplomatie. Mais il n’en va pas de même si l’on s’intéresse à l’évolution des techniques dans la durée ainsi qu’à leur insertion dans un monde des objets, des techniques non matérielles, des processus et des règles techniques avec lesquelles elles sont en interrelation. Ce monde se construit et s’organise en fonction de logiques particulières qui définissent des complémentarités possibles, des incompatibilités, des synergies, etc., et qui bien souvent contribuent à définir le contexte d’action et les règles auxquelles devront s’adapter, tant bien que mal, les acteurs économiques et, plus généralement, les groupes sociaux et les individus. Et, bien souvent, à l’usage, les innovations s’avèrent difficilement réversibles et pèsent comme un destin sur ceux qui devront vivre avec et n’ont pas d’autre choix.

      [...]

      Latour se présente comme empiriste mais, à bien des égards, sa pensée est souvent plus prescriptive que descriptive. Son œuvre nous propose, avec un appareil intellectuel complètement renouvelé et plutôt baroque, une des thèses de la théologie catholique techniciste post-teilhardienne : il n’y a pas de problème de la technique en soi, toute puissance est bonne, il n’y a que des mésusages. Dans la mesure où les réalités techniques sont construites socialement, elles n’ont pas d’autonomie ni de finalités propres et il appartient aux humains de les reconfigurer ou d’en corriger le fonctionnement. C’est une affaire de politique, entendue au sens large, et que l’on peut résumer par la formule : « Il faut socialiser la technique. » Ce n’est pas original et c’est exactement ce qu’Emmanuel Mounier (1905-1950) proposait cinquante ans plus tôt dans La Petite Peur du XXe siècle [Mounier, 1959], titre d’un essai qui deviendra le bréviaire de l’optimisme technophile catholique des Trente Glorieuses. Ce philosophe catholique, fondateur et directeur de la revue Esprit, expliquait que, si les techniques modernes posent problème, ce n’est pas à cause de leur caractère intrinsèque, c’est parce que leur mise en œuvre est asservie aux objectifs particuliers du capitalisme, c’est-à-dire le profit et l’accumulation du capital. Comme Marx, Mounier pensait qu’il suffirait donc de libérer la technique des usages capitalistes particuliers pour en retirer tous les effets libérateurs. Il faut donc socialiser la technique. Latour reprend ce thème mais en l’adaptant à la conception du social qui découle de son anthropologie symétrique. De la sorte se trouve rétablie, sous couvert de science, avec un nouvel appareil méthodologique et un vocabulaire new look, la thèse centrale de la théologie techniciste catholique d’après-guerre [4] qui avait tant plu à la bourgeoisie moderniste et à la technostructure naissante.

      Rappelons que Bruno Latour est catholique, qu’il a été élève des Jésuites et qu’il a soutenu en 1975 une thèse de théologie sur l’exégèse biblique des textes de l’Évangile de Marc relatifs à la résurrection. Les catégories qu’il nous propose pour analyser le rôle de la technique, loin d’être dégagées à partir de l’examen des faits d’expérience, nous semblent plutôt construites pour légitimer un certain nombre de convictions initiales qui convergent avec un courant de théologie techniciste catholique, portée par des théologiens français, notamment des pères jésuites. Chez Latour, les convictions théologiques sont associées à une métaphysique et une ontologie qui, dès les débuts de sa carrière, fondent ses options méthodologiques et orientent fortement les « résultats » de ses enquêtes. Les analyses qui semblent résulter de la mise en œuvre de ces méthodes peuvent être considérées comme autant de défenses et illustrations d’une conception spiritualiste du rôle de la technique qui ne voudrait pas dire son nom. Dans cette perspective, on peut considérer que l’œuvre de Bruno Latour joue le rôle d’une théodicée apaisante pour l’âge industriel et techno-scientifique.

      [...]
      La vision du monde qui sous-tend l’anthropologie symétrique de Latour a plusieurs points communs avec la Monadologie de Leibniz. Bien qu’elle se présente comme scientifique, il s’agit en réalité d’une métaphysique qui a pour conséquence l’exclusion de tout ce qu’Ellul appelle des « processus sans sujets » tels que le capital, la bureaucratie, la technique ou l’État, et dont la logique impersonnelle peut être cause d’aliénation pour l’homme. Pour Latour, au contraire, il semble que l’impersonnel n’existe pas, ou plutôt, qu’il ne doit pas exister ; il n’y a que des « actants » en interrelation, ce qui permet de rabattre l’impersonnel sur le personnel. Ainsi, dans le prolongement de la métaphysique leibnizienne, la philosophie de Latour nous propose une nouvelle théodicée [Leibniz, 1710] qui dédramatise notre condition en éliminant toute possibilité d’aliénation radicale, de déshumanisation politique, économique ou technicienne ; elle permet de faire fusionner les contraires et de tout réconcilier. Démarche somme toute assez confortable et qui peut arranger tout le monde car, comme le remarque Nathalie Heinich, Bruno Latour nous « invite surtout (heureusement… ?) à changer de conception de la société beaucoup plus qu’à transformer l’organisation sociale ». Il s’agit de promouvoir « une nouvelle façon de voir » qui nous réconcilie avec l’évolution sociale.

      Et ceci n’a rien d’original. Il y a cinquante ans, les adeptes de la Théorie générale des systèmes élaborée par Ludwig von Bertalanffy [1971] disaient la même chose avec un vocabulaire différent. Puis, une fois que le systémisme eut fait long feu, ce fut le tour des théories de la Complexité, de la Nouvelle Alliance promue par Isabelle Stengers et Ilia Prigogine [1979], puis de La Méthode d’Edgar Morin, etc., pour ne proposer que quelques exemples francophones de métaphysiques réconciliatrices et rassurantes dissimulées sous le masque de l’objectivité scientifique.

      Pas d’emballement, pas d’interdépendance systémique entre les techniques, rien de fondamentalement nouveau dans notre rapport aux techniques ? Latour se dit « empiriste » mais son discours si sophistiqué et rassurant ne fait guère justice à ce dont chacun peut faire l’expérience : une avalanche continue d’innovations qui bouleversent notre monde et notre vie quotidienne ; une impuissance à en corriger en temps voulu les effets négatifs et les absurdités car l’imbrication entre les dispositifs techniques matériels et immatériels est telle que, pour modifier un élément, c’est, de proche en proche, tout un ensemble qu’il faudrait réformer.

      Que la technique ait affaire avec la puissance, c’est l’expérience la plus commune, et il n’est pas vrai que « tout est négociable » ; elle résiste. À bien des égards, la contrepartie de la montée de la puissance technique collective, c’est l’expérience de l’impuissance personnelle. Qui dans sa vie professionnelle n’est pas contraint de se conformer à des prescriptions absurdes, voire immorales, sous couvert de rationalité technique ? Et, pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il vaut mieux lire Ellul que Latour. Pour qu’une véritable socialisation de la technique soit envisageable, il ne suffit pas de créer quelque « parlement des choses », il faudrait au moins que nous ayons le temps d’enregistrer les effets de l’innovation avant qu’elle ne soit partout un fait accompli. Cela supposerait un tout autre rythme de l’innovation et la renonciation à l’obsession de la puissance.