« En psychiatrie, compartimenter n’est pas soigner »

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  • « En psychiatrie, compartimenter n’est pas soigner »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/08/en-psychiatrie-compartimenter-n-est-pas-soigner_6055293_3232.html

    Chefs de service, responsables en psychiatrie ou psychiatres, plus de 60 signataires s’élèvent, dans une tribune au « Monde », contre la réforme introduisant la tarification par compartiments, selon eux une rationalisation à outrance négligeant « ce qui fait la possibilité même du soin ».

    Tribune. Votée en 2019, la loi de financement de la Sécurité sociale comporte dans son article 34 la réforme du financement de la psychiatrie. Ce financement consiste en un mode de tarification par compartiments que nous appelons T2C du fait de sa proximité avec la T2A (tarification à l’activité, appliqués aux services de médecine, chirurgie et obstétrique) dont les effets délétères ont été dénoncés à de multiples reprises, avec un paroxysme lors de la crise Covid. Les compartiments en question sont notamment :

    – un compartiment géo-populationnel dont le but annoncé est de rééquilibrer les disparités territoriales, ce que l’on pourrait saluer, mais qui encourage en réalité « l’offre » libérale en réduisant ainsi le financement des hôpitaux non universitaires ;

    – un compartiment lié à la « file active » correspondant au nombre de patients vus au moins une fois dans l’année. L’existence de ce compartiment entraîne mathématiquement une incitation à voir le plus grand nombre de patients en un temps le plus réduit. Cela consacre les pratiques de consultations (très) ponctuelles, l’« expertise » et les programmes thérapeutiques courts connus pour être sélectifs et peu adaptés aux personnes les plus en souffrance.

    – des compartiments complémentaires : qualité, codage, transformation, nouvelles activités et recherche.

    Pour une médecine sélective ?

    Plusieurs simulations financières de cette réforme montrent que tous les services y perdent sur le plan budgétaire dans tous les secteurs : public et privé non lucratif en tête, à l’exception des centres hospitalo-universitaires qui sont les seuls avantagés par cette réforme. Ces services, minoritaires en psychiatrie, n’ont pourtant pas vocation à accueillir et soigner les personnes présentant les plus grandes difficultés mais à prioriser la recherche, l’expertise diagnostique et l’évaluation fonctionnelle.

    Du côté des usagers, ce sont ceux qui sont déjà les plus exclus qui seront pénalisés et notamment les personnes diagnostiquées schizophrènes ainsi que les adolescents et les jeunes adultes présentant des formes sévères du spectre autistique. En effet, la psychiatrie s’adressant aux jeunes adultes (15-25 ans) est sous-dotée car, pour les jeunes de plus de 18 ans s’applique le tarif adulte… deux fois moins élevé que le tarif enfant, sans considération de l’intensité des soins qui leur sont prodigués.

    Si l’on suit la logique de la réforme, doit-on privilégier des prises en charge courtes, normées, sélectives, et délaisser une partie de la population ? Doit-on oublier que la prise en charge des jeunes adultes nécessite un nombre de personnels qualifiés important ? Doit-on, en hospitalisation à temps plein, faire sortir les patients dès le moment où ils ne sont plus « rentables » ? Souhaite-t-on une médecine sélective, à destination uniquement du « bon patient », excluant de ce fait ceux qui ont besoin de plus de soins ? Quid de la conciliation entre économie et éthique du soin ?

    Un moratoire contre le T2C

    Compartimenter n’est pas soigner. Pendant que certains se battent contre le Covid et contre l’abandon des patients, d’autres s’entêtent à croire qu’une rationalisation à outrance du financement de la psychiatrie constitue une priorité, négligeant par là ce qui fait la possibilité même du soin. En effet, malgré des réactions d’usagers, de professionnels et de parents, la « task force » chargée de rédiger les décrets d’application de cette loi a poursuivi ses travaux en petit comité y compris pendant toute la durée du confinement.

    Présentée comme une réforme technique de rééquilibrage des disparités territoriales, cette réforme marque en réalité une attaque de la possibilité d’une psychiatrie et d’une pédopsychiatrie sur mesure s’occupant des personnes les plus en souffrance, sur un temps long s’il le faut. En tant que chefs de service et responsables médicaux en psychiatrie et en pédopsychiatrie dans le public et le privé, nous lançons une alerte : cette réforme nuit à la psychiatrie française, un moratoire immédiat contre cette T2C est nécessaire, ainsi qu’une redéfinition des besoins concrets des équipes et des personnes en soin.

    #psychiatrie #logique_comptable #économie