• « Journal d’un rescapé du Bataclan », de Christophe Naudin : un prof face à Daech
    https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/10/21/journal-d-un-rescape-du-bataclan-de-christophe-naudin-un-prof-face-a-daech_6

    Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, un autre professeur d’histoire au collège signe « Journal d’un rescapé du Bataclan », témoignage bouleversant, d’une stupéfiante résonance.

    Voici le journal d’un professeur d’histoire. A la date du 7 septembre 2017, il note : « Ma nouvelle salle de cours n’est pas idéale en cas d’attaque du collège. Je donne direct sur la cour, avec des vitres sans rideaux… » Un an plus tôt, à propos des exercices « attentat-intrusion » décidés par le ministère, il s’interroge : « On va demander aux élèves de faire des points de compression à leurs profs criblés de balles ? » Et le 5 décembre 2015, ayant lu dans le magazine francophone de l’organisation Etat islamique, Dar al-Islam, une dénonciation du complot judéo-maçonnique qui serait à l’origine de l’école républicaine, il ironise : « Après avoir visé des lieux festifs et de “perversion”, Daech voudrait à présent s’attaquer aux enseignants. Ce n’est pas une grande surprise (…). On attend avec impatience les formations proposées par l’Education nationale pour réagir à une attaque en salle des profs par des individus armés de fusils d’assaut et de ceintures d’explosifs. »

    A peine un mois avant d’écrire ces mots, le 13 novembre, Christophe Naudin se trouvait au Bataclan. Il y est resté caché des heures dans un cagibi, serré contre d’autres corps affolés. Il y a perdu son ami Vincent. Il y a enjambé des cadavres. Et il y a croisé le regard d’un des tueurs, ce regard furieux, saturé de haine, qui a donné à sa propre existence un nouveau coup d’envoi. Le mince volume qu’il publie, le 30 octobre, sous le titre Journal d’un rescapé du Bataclan. Etre historien et victime d’attentat, constitue un témoignage bouleversant. Non seulement parce qu’il trouve aujourd’hui, après l’assassinat de son collègue Samuel Paty, une stupéfiante résonance. Mais aussi parce qu’il retrace, avec une liberté et une sincérité admirables, les démêlés intérieurs d’un prof de gauche, activement engagé contre la haine des musulmans, soudain frappé par la terreur islamiste.

    Une reconstruction et une élucidation

    Ce journal est donc celui d’une reconstruction, au sens le plus charnel du terme : Christophe Naudin y consigne ses séances chez la psychologue, ses efforts pour surmonter le trauma, les flashs qui continuent de le hanter (souvenir obsédant de ce bout de cervelle collé à un ampli), les cauchemars qui hachent ses nuits ( « L’image de types tirant à la kalach sur une école. J’ai vu les flammes sortir des canons et entendu les tirs… » ), les crises de panique, le goût métallique qui lui reste dans la bouche… Mais cette reconstruction est également une élucidation : coauteur d’un essai consacré aux récupérations islamophobes du passé, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire (avec William Blanc, Libertalia, 2015), Christophe Naudin prend bientôt conscience que ses soutiens les plus enthousiastes manifestent trop souvent de l’indulgence à l’égard de l’islamisme. Lui qui a connu le réel des attentats djihadistes supporte de plus en plus mal que certains de ses amis minimisent le danger, voire le nient, quitte à cautionner des thèses qui n’ont rien à voir avec l’héritage de la gauche.

    Un jour, au Salon anticolonial de Marseille, il est apostrophé par un homme qui proclame que les Berbères ont été « envoyés par les juifs » pour se débarrasser des Arabes ; exaspéré par l’attitude accommodante des organisateurs, Naudin décide de s’en aller. Une autre fois, un collègue, avec lequel il surveille les examens du brevet, lui affirme qu’évidemment il condamne Daech… mais que la montée de l’islamisme en Algérie avait été organisée, à l’origine, par un certain « groupe » aux Etats-Unis. Ces épisodes, qui auraient naguère paru anecdotiques au militant de gauche, ont maintenant un effet dévastateur sur le rescapé du Bataclan : « Je sature de ceux qui font ami-ami avec Tariq Ramadan, le Parti des indigènes de la République et toute cette nébuleuse, parce que l’islam serait la religion des dominés (…). La leçon de Dieudonné n’a pas servi » , déplore Naudin dans ce journal de survie et de colère.

    Son livre parvient à se tenir sur la corde raide. Chaque phrase est traversée par une seule et même question : est-il possible de concilier révolte et lucidité, peut-on demeurer fidèle à une certaine espérance d’émancipation, tout en ouvrant les yeux sur les complaisances dont l’islamisme bénéficie à gauche ? Issu d’une famille de militants aux engagements sociaux et antiracistes, Naudin constate qu’il n’est pas le seul à s’interroger : « Je pense à des gens, particulièrement mes proches, qui n’en peuvent plus, à la fois de la violence et de l’ambiance insupportable dues aux attentats, et des leçons de morale, des procès en racisme ou des circonstances atténuantes (ou ressenties comme telles) accordées aux terroristes. »

    Les ponts sont coupés

    Bien sûr, son journal l’atteste, Christophe Naudin aimerait continuer à vivre et à parler en homme de gauche. Page après page, il brocarde les « fafs » , se rend à Nuit debout, évoque avec nostalgie les grandes grèves de 1995, dit son indignation face au racisme ou aux violences policières. Pourtant, le Bataclan est passé par-là, et de la même manière que Philippe Lançon, dans Le Lambeau (Gallimard, 2018), décrit la cohabitation, dans un seul et même corps, entre « celui qui n’était pas tout à fait mort » et « celui qui allait devoir survivre » , Naudin fait entendre une vérité qui est moins intellectuelle que physiologique : avec l’homme qu’il était « avant », les ponts sont désormais coupés.

    La façon dont il évoque cette cassure, exhibant ses doutes, ses souffrances, relève du courage. En relève aussi le geste des éditions Libertalia, petite maison de sensibilité anarchiste, qui ose publier ce livre où sont mis en cause quelques-uns de ses « alliés », et même un auteur de son catalogue. Mais ces militants libertaires le savent bien : dans les périodes de funeste désorientation, quand triomphent la mauvaise foi et les grimaces partisanes, tout dissident prend le risque de se retrouver seul, sous le feu croisé des ennemis de toujours et des amis sans bravoure.
    Que se passera-t-il, cette fois ? Par miracle, le témoignage de Christophe Naudin provoquera-t-il, chez ses camarades, un débat loyal ? Ou bien, comme si souvent dans le passé, le rescapé sera-t-il banni comme renégat ? Dans ce cas, le sceptique serait une fois encore traité en apostat, quand il faudrait reconnaître, chez celui qui prend la parole aujourd’hui, un homme de gauche giflé par la réalité, un historien mis en lambeaux.

    #islamisme #islamistes #Tarik_Ramadan

  • « Ne dis rien », de Patrick Radden Keefe : sur un meurtre en Irlande du Nord
    https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/10/17/ne-dis-rien-de-patrick-radden-keefe-sur-un-meurtre-en-irlande-du-nord_605639

    « Ne dis rien. Meurtre et mémoire en Irlande du Nord » (Say Nothing. A True Story of Murder and Memory in Northern Ireland), de Patrick Radden Keefe, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Belfond, 432 p., 22 €, numérique 15 €.

    Elles habitaient Belfast, à quelques kilomètres l’une de l’autre. La première était veuve, mère de dix enfants. La seconde, une paramilitaire de l’Armée républicaine irlandaise provisoire (IRA provisoire, né d’une scission de l’IRA en 1969), grandie au sein d’une famille républicaine. Elles s’appelaient Jean McConville et Dolours Price. Leurs existences sont entrées en collision un soir de décembre 1972. Jean avait 37 ans lorsqu’elle a été enlevée à son domicile ; Dolours Price, qui a participé à son exécution, 21.

    Les restes de Jean McConville, l’une des 16 personnes disparues pendant les Troubles (1969-1998) – le conflit nord-irlandais aux 3 600 morts –, ont été découverts sur une plage en 2003. Dolours Price est décédée dix ans plus tard d’un excès d’alcool et de médicaments. Avec Marian, sa sœur cadette, elle avait participé à l’attentat à la voiture piégée devant le palais de justice londonien, Old Bailey, perpétré le 8 mars 1973. En prison, elles entreprirent une grève de la faim qui dura deux cent huit jours et fut interrompue par un nourrissage forcé d’une grande brutalité.
    Beaucoup ont hésité à lui parler

    En lisant sa nécrologie, l’Américain Patrick Radden Keefe, journaliste d’investigation à l’hebdomadaire The New Yorker, s’est lancé dans une vaste enquête publiée le 16 mars 2015 : « Where the Bodies Are Buried » (« Là où les corps sont enterrés »). 15 000 mots, l’article le plus long de sa carrière. « J’avais toutefois le sentiment qu’il restait des zones plus profondes à explorer, tant de riches personnages, de sous-intrigues et d’histoires parallèles que je pourrais développer dans un livre », détaille Patrick Radden Keefe, joint par « Le Monde des livres ».

    Le journaliste a rassemblé une documentation considérable : interviews publiées ou inédites, enregistrements audio, lettres, articles de journaux, déclarations, Mémoires, dossiers médicaux, rapports carcéraux. Durant quatre ans, il a procédé lui-même à une centaine d’entretiens qu’il a rigoureusement recoupés. Bien qu’il leur garantît l’anonymat, beaucoup ont hésité à lui parler ; d’autres ont catégoriquement refusé, tel Gerry Adams, leader du Sinn Fein entre 1983 et 2018. « Alors que mes questions portaient sur un meurtre commis avant ma naissance, les gens s’inquiétaient. Selon eux, il était encore dangereux d’évoquer le sujet. J’ai donc manœuvré lentement, essayant d’amener chaque personne qui acceptait de s’exprimer de m’aider à convaincre la suivante. Petit à petit, j’ai pu gagner leur confiance, en partie parce que j’étais un étranger, ce qui veut dire que je n’abordais pas cette histoire avec de grandes idées préconçues. »
    Lire aussi (octobre 2020) : Le Brexit reste un sujet toxique en Irlande du Nord

    Car l’Irlande du Nord est un petit territoire où tout le monde ou presque se connaît, et où le passé plane sur le présent comme une chape de plomb. « Cela signifie que si vous voulez raconter un événement survenu la semaine dernière à un type nommé Jim, vous devez aussi, pour le comprendre, raconter l’histoire de son grand-père et parfois remonter encore plus loin. »
    « La réconciliation et la révélation »

    Le titre de son ouvrage, Ne dis rien, résume la culture du silence qui a prévalu jadis et qui règne toujours plus de vingt ans après l’accord de paix signé le 10 avril 1998. L’omerta a été d’autant plus difficile à briser après le fiasco du « Belfast Project ». Intention louable que ce programme d’archives orales portant sur la violence politique en Irlande du Nord – il était censé être abrité par le Boston College, une université du Massachusetts. Le directeur de ce programme semi-officiel était le journaliste Ed Moloney, fin connaisseur du conflit, qui y associa un ancien membre de l’IRA provisoire, Anthony McIntyre. Ils menèrent des entretiens au long cours entre 2001 et 2006, sous le sceau d’un accord conclu avec leurs interlocuteurs : que leurs propos ne soient pas divulgués de leur vivant. D’anciens militants unionistes, ainsi que vingt-six ex-membres de l’IRA, acceptèrent de témoigner en toute franchise, dont Dolours Price et Brendan Hughes, ex-officier commandant de la brigade de Belfast de l’IRA provisoire.

    L’accord de confidentialité fut toutefois violé lorsque la Cour suprême des Etats-Unis ordonna à l’université de remettre des extraits de onze entretiens à la justice irlandaise dans le cadre de l’investigation sur le meurtre de Jean McConville. Les participants du « Belfast Project » se sont sentis trahis. Paradoxalement, estime Anthony McIntyre, qui a accepté de converser avec Radden Keefe dans le cadre de son enquête, « Ne dis rien pourrait aider à faire reconnaître ce que le projet détenait en tant que mécanisme de recueillement et de compréhension de la vérité (…). Dans le Nord [l’Irlande du Nord], la vérité concerne toujours la récrimination et le châtiment, rarement la réconciliation et la révélation », écrit-il le 9 décembre 2018 sur le site Thepensivequill.

    En Irlande du Nord, un accueil discret a été réservé à Ne dis rien, par ailleurs best-seller multiprimé aux Etats-Unis. « Il lui a fallu du temps pour trouver un public, constate Patrick Radden Keefe, en partie parce que les gens qui ont vécu cette histoire ne sont pas sûrs de vouloir aujourd’hui la relire. Il s’agit encore de problèmes très délicats et potentiellement explosifs. Mais, lentement, les gens ont commencé à faire circuler l’ouvrage. » Patrick Radden Keefe a même reçu des témoignages spontanés de personnes ayant connu l’un ou l’autre des protagonistes. « En République d’Irlande, il a été lu par des jeunes lecteurs, des milléniaux qui considèrent le Nord comme un pays étranger et qui, même s’ils habitent relativement près, à Galway ou à Dublin, ne connaissent pas intimement les Troubles. »
    Lire aussi « Les Troubles » : comprendre trente ans de guerre civile en Irlande du Nord

    Critique
    Les ressorts de la violence politique en Ulster

    Fusillades, bombardements, exécutions extrajudiciaires… Les années 1970 furent la décennie noire des « Troubles », nom donné au conflit nord-irlandais (1969-1998) qui opposa protestants et catholiques, unionistes et nationalistes.

    Patrick Radden Keefe, journaliste d’investigation américain, retrace les grandes lignes de cette meurtrière guerre civile – le Bloody Sunday, le mouvement des « Dirty Protest », la grève de la faim de Bobby Sands et d’autres détenus politiques – à travers le destin brisé de plusieurs personnages : Jean McConville, une veuve suspectée d’être une indic pour la police britannique ; les ex-paramilitaires de l’IRA provisoire, Dolours Price et Brendan Hughes, qui appartenaient à la « brigade des Inconnus », chargée de liquider les espions et les « balances » ; et Gerry Adams, ex-leader du Sinn Fein, qui a toujours nié son implication de donneur d’ordre pendant ces années-là.

    Lauréat du prestigieux prix Orwell aux Etats-Unis, Ne dis rien dissèque admirablement les ressorts, les méthodes et les séquelles de la violence politique en Ulster, sans simplifier l’extrême complexité de la situation. Richement étayé de témoignages, passionnant d’un bout à l’autre, l’ouvrage de Radden Keefe se distingue par son tressage d’intrigues au fil d’un demi-siècle. Un modèle de structure narrative et d’enquête journalistique au long cours.

    Extrait

    « Comme certains programmes gouvernementaux clandestins, il s’agissait d’une escouade sans existence officielle – une minuscule unité d’élite appelée les « Unknowns », les « Inconnus ». Elle était dirigée par un petit homme sérieux du nom de Pat McClure, que Brendan Hughes surnommait le « Petit Pat ». McClure avait la trentaine, un âge relativement avancé pour les volontaires de l’époque. Ayant servi dans l’armée britannique avant le début des Troubles [le conflit nord-irlandais], il possédait une véritable expérience du combat (et une connaissance inhabituellement approfondie de l’ennemi). Il faisait sciemment profil bas, mais ceux qui le fréquentaient le considéraient comme un soldat extrêmement compétent et dévoué. Les Inconnus n’avaient pas de place bien définie dans l’organigramme rigide des Provos [IRA provisoire]. Au lieu de cela, ils recevaient leurs ordres directement de Gerry Adams. »
    Ne dis rien, pages 113-114

    #Patrick_Radden_Keefe